Deux mots ont rarement la même signification, quoiqu'en disent les dictionnaires des synonymes. Il y a pourtant une exception au principe : les mots souveraineté et liberté. Un peuple souverain est un peuple libre qui n'a de compte à rendre à personne.
Et si au cours de l'histoire de France, les épreuves ont toujours été surmontées, c'est parce qu'il existait une volonté de la part du peuple de construire une nation indépendante. L'histoire de la monnaie en témoigne parfaitement.
L'histoire du franc est celle de la souveraineté recouvrée après une grande défaite. L'armée française qui est rassemblée près de la colline de Maupertuis, à quelques kilomètres de Poitiers est largement supérieure en nombre, plus de cinq fois, semble-t-il, que l'armée anglaise. Mais c'est l'adversaire qui choisit le lieu de la bataille, se retranchant sur une colline bordée d'une haie d'épine quasi-infranchissable pour les chevaux. Les chevaliers français, qui finissent par combattre à pied, empêtrés dans leur lourde armure, sont décimés par les flèches des archers anglais. Le désastre est total, malgré la bravoure des Français. Longtemps restera dans les mémoires la scène rapportée par le Florentin Matteo Villani : " Le roi Jean, voyant à ses côtés son plus jeune fils, ordonna qu'on le menât loin de la bataille. Philippe monta donc à cheval avec quelques compagnons et commença de s'éloigner. Mais l'enfant eut tellement honte d'abandonner ainsi son père qu'il revint et ne pouvant servir d'armes, il mettait son père en garde contre le danger, criant : "Père, gardez-vous à droite ! Père, gardez-vous à gauche", selon le côté où menaçaient les assaillants. "
Philippe sera fait prisonnier comme son père. Et comme lui, il partira pour Londres. Quatre ans plus tard, Jean II le Bon quitte son geôlier, le roi d'Angleterre Édouard III. Avant même de regagner Paris, où il fera une entrée paradoxalement triomphale, le 5 décembre 1360, le roi promulgue trois ordonnances fiscales et monétaires qui constituent devant l'histoire, l'acte de naissance du franc : " Nous avons ordonné et ordonnons que le denier d'or fin que nous faisons faire à présent et entendons faire continuer sera appelé franc d'or. "
Roi franc, roi libre
Ainsi est ordonnée la frappe d'une pièce d'or qui, quatre siècles plus tard, deviendra en pleine tourmente révolutionnaire l'unité monétaire officielle de la République française. Cette monnaie est le cadeau que fait le roi à son peuple en contrepartie des impôts destinés à payer sa colossale rançon : 3,5 millions d'écus d'or. Dans l'ordonnance de Compiègne qui crée le franc en même temps que la gabelle, le roi insiste à deux reprises : " Nous avons été délivrés à plein de prison et sommes francs et délivrés à toujours [...]. Nous sommes retrouvés en notre royaume francs et délivrés . " Le franc est donc la monnaie créée pour payer la rançon qui a rendu le roi franc. Il est créé pour permettre à la France de s'affranchir de la tutelle d'un puissance étrangère et devient par là-même le symbole de la souveraineté recouvrée. Dès lors, il n'est pas étonnant que la sémantique associe de façon indissoluble la monnaie, le territoire et la population : franc, France, français. L'histoire de France est indissociable de l'histoire du franc. " La monnaie fait le roi " écrit Fernand Braudel, précisément dans son Identité de la France.
La monnaie comme symbole de l'identité et comme facteur de la souveraineté nationale, c'est, explique Michel Pastoureau, historien des symboles, un formidable instrument de propagande et le signe fondamental de la souveraineté. Pendant des siècles, elle a été le seul support où l'on voyait l'image, symbolique ou réaliste, du souverain. Dans l'Empire romain, la circulation de la monnaie permettait de faire connaître l'empereur à toutes les populations de l'Empire, grâce à son effigie qui était gravée sur les pièces de monnaie. La monnaie est une image, moyen de diffusion d'un visage. " Un pays c'est un État, une armée et une monnaie ", disait encore de Gaulle. La monnaie est au cœur du contrat social qui lie les contemporains avec le passé, le présent et l'avenir. L'histoire montre que celui qui impose sa monnaie impose sa domination politique. Le général de Gaulle, au moment du débarquement de Normandie avait multiplié les précautions pour que les forces américaines ne distribuent pas le papier monnaie qu'elles avaient préparé, pour bien marquer qu'il n'y avait pas déshérence de la souveraineté nationale et que celle-ci ne relevait que des Français eux-mêmes. Il montrait par ce geste que la monnaie est bien plus qu'une simple unité de compte. C'est le symbole régalien par excellence. Le droit de battre monnaie est un moyen de diffusion de la souveraineté sur le territoire national, mais aussi à l'extérieur.
Il aurait été facile de prendre d'autres exemples que la monnaie, mais puisque ce sera sans doute le prochain pouvoir régalien de l'État à être sacrifié sur l'autel de la construction européenne, autant parer au plus pressé. Car il existe aujourd'hui une mode — l'expression n'est pas très heureuse mais elle est optimiste, les modes passent, comme les jeunes filles, elles ne durent qu'un printemps, ce qui n'est d'ailleurs pas vrai pour toutes les jeunes filles — ,une mode disions nous, qui prétend que désormais la France, pour conserver sa liberté, devrait justement y renoncer en se transformant en un compartiment de l'Union européenne. Cette idée qui peut sembler à première vue légèrement paradoxale a contaminé la majeure partie de la classe dirigeante française, et elle fait maintenant son chemin au sein de la population française.
Une Europe en questions
S'interroger sur les raisons d'une dérive aussi grave et sur ses conséquences s'avère nécessaire. Le général de Gaulle en son temps avait déjà soulevé la question : " Parmi les Gaulois, les Germains et les Latins, beaucoup s'écrient "faisons l'Europe !". Mais quelle Europe ? C'est là le débat . " L'Europe se fait toujours contre quelqu'un. Contre les États-Unis, contre le Japon, contre l'Allemagne. Est-ce qu'elle ne se fait pas d'abord contre les peuples ? Si oui, alors la boutade de Bertold Brecht, au lendemain des émeutes de Berlin-Est, en 1953 : " Il ne reste plus au gouvernement qu'à dissoudre les peuples ", n'est-elle pas en train de se réaliser... à l'Ouest ?
Lorsque tout se décide plus loin, plus vite, de manière incontournable, et par un inconnu, comme si les nations avaient besoin d'un souffleur, que toutes les justifications invoquées à l'appui des décisions sont d'ordre technique, la démocratie n'est-elle pas perdante ? Car il ne suffit pas de décréter l'importance d'un projet politique pour que les citoyens y croient. Les nations sont-elles consubstantielles à l'Europe ? Si oui, pourquoi l'Europe dépense-t-elle autant d'énergie à tenter de se débarrasser de ce gêneur qu'est l'État-nation ? Est-ce aux nations de s'adapter à l'Europe ou à l'Europe de s'adapter aux nations ? L'Europe, pour quoi faire ? De cette réponse dépend la crédibilité du projet européen. L'inévitable dévitalisation de l'État-nation au fur et à mesure des transferts de souveraineté à l'Europe n'est-elle pas le préambule à la disparition de l'État ? L'Europe peut-elle se faire autrement que contre la France ? Question qui en amène une autre : plutôt que d'admettre l'escamotage de l'État-nation, la meilleure solution pour la France n'est-elle pas de persévérer dans l'être ? Peut-on faire l'Europe sans défaire la France ?
Toutes ces questions méritent réflexion. Le livre de Jean Foyer apporte des éléments de réponse. Il faut dire qu'il est bien placé pour répondre à des questions d'un telle importance. N'a-t-il pas occupé la fonction suprême de garde des Sceaux (du général de Gaulle), la plus importante, la plus ancienne de toutes les missions régaliennes de l'État : rendre la justice. Elle est la pierre angulaire de la démocratie, c'est sur elle que tout repose, si quelqu'un la retire tout s'écroule. Il était donc logique que Jean Foyer commencât son livre en l'analysant, ce qu'il fait avec brio.
La question de la définition de la souveraineté est aussi vieille que le monde, ou à peu près. Les historiens convenus font remonter la souveraineté de la France au XIIIe siècle. Pour Jean Foyer, " la France est devenue souveraine depuis qu'elle s'appelle la France, c'est-à-dire depuis le traité de Verdun (843) qui a consommé la division de l'Empire carolingien ". L'ancien Garde des Sceaux nous livre d'intéressantes précisions sur l'évolution du concept de souveraineté à travers les classiques, Bodin, Bossuet, mais aussi chez des auteurs moins connus pour leurs travaux sur la souveraineté comme Édith Stein. La carmélite béatifiée par Jean-Paul II publia en 1925 un texte intitulé De l'État dans lequel elle note que " si l'État reconnaissait une puissance de contrainte supérieure à lui-même, il y avait abandon de souveraineté et de ce fait autodestruction de l'État ".
La trilogie des " anti-de Gaulle "
L'auteur a des mots durs sur ces hommes qui ont construit l'Europe de Bruxelles. Le premier, le plus redoutable est Jean Monnet. Le transfert de ses restes au Panthéon sous la présidence de François Mitterrand, le jour anniversaire de la mort de Charles de Gaulle, a selon Jean Foyer, " le sens d'une revanche post-mortem de l'homme des Américains sur le chef de la France libre ". Quant à Robert Schuman, il est l'homme dont s'est servi la diplomatie pontificale de Pie XII pour faire voter les catholiques en faveur des listes MRP. Le général de Gaulle fit les frais de cette politique aux élections législatives de 1951. Jean Foyer — membre de l'académie pontificale pour la Vie — n'a pas tort de regretter cet appui non dissimulé du haut clergé à la construction européenne. Le drame, c'est que depuis 1951, ce soutien est devenu inversement proportionnel à la pratique religieuse en France. Il a pris une ampleur démesurée au moment du débat sur le traité de Maastricht, où l'on ne comptait plus les prises de position de prélats en faveur de l'Europe fédérale, qui s'imaginaient participer à une improbable restauration de l'Europe chrétienne .
C'est avec Jacques Chirac que Jean Foyer termine sa trilogie des " anti-de Gaulle ". " Rarement la France n'aura été aussi pauvre en hommes politiques qu'elle l'est actuellement, surtout du côté droit de l'opinion [...]. Les mots me manquent pour exprimer mon indignation. " Heureusement pour Jacques Chirac, a-t-on envie de dire, pour le RPR aussi. Car si le général de Gaulle n'a jamais eu de mots trop durs pour le régime des partis, est-il désormais un parti plus partisan que le parti se disant gaulliste, se demande Jean Foyer ? " Il fait obéir au doigt et à l'œil les députés et sénateurs élus sous sa bannière, par la crainte d'un refus d‘investiture. De cette manière, la majorité RPR tourne le dos, depuis 1992, à ce qui a été la raison d'être du gaullisme et le principal héritage spirituel de De Gaulle. " Et tout cela pour obtenir les voix des centristes aux prochaines élections présidentielles, secret espoir de Jacques Chirac.
À quoi sert le Parlement ?
Une question ne manque pas de surgir à la suite de la lecture du livre de Jean Foyer : compte-tenu de la supériorité absolue du droit communautaire sur le droit national, quelle est l'utilité de conserver un parlement national ? De fait, le Parlement est concurrencé, car au droit communautaire " originaire ", constitué par les traités européens qui, selon l'article 55 de la constitution, " ont [...] une autorité supérieure à celle des lois ", s'ajoute le droit " dérivé ", défini par l'article 189 du TCE (traité instituant la Communauté européenne), qui prime le droit national sous la forme de deux instruments principaux : le règlement, obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans les États membres, et la directive, liant ceux-ci, tout en laissant aux instances nationales le choix de la forme et des moyens.
Dans ce cadre, la primauté du droit communautaire s'est progressivement affirmée, de sorte que le législateur national se trouve largement supplanté par le législateur européen, ce qui fait dire à François Goguel que désormais, " la loi est dictée à ceux qui sont chargés de l'édicter " . Dans son arrêt Costa contre Enel, la Cour de justice des communautés européennes a clairement affirmé cette primauté du droit communautaire. Pour la CJCE, " le droit né du traité ne pourrait [...] se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit [...] sans que soit mis en cause la base juridique de la Communauté elle-même ". L'ordre juridique national admet également cette suprématie : après la Cour de cassation, qui reconnaît depuis 1975 la primauté du droit communautaire sur le droit national , le Conseil d'État longtemps réticent, a fini par capituler. Il écarte désormais la loi nationale, même postérieure, dès lors qu'elle est contraire à un traité européen (1989, arrêt Nicolo ), à un règlement (24 septembre 1990, arrêt Boisdet), ou à une directive (28 février 1992, arrêt Rothmans international).
L'encadrement du parlement dans sa fonction législative devient d'autant plus étroite que le juge estompe les différences établies par le traité entre la directive et le règlement quant à leur portée juridique respective, en reconnaissant à la directive, sous certaines conditions, un effet direct, du moins en faveur des particuliers à l'encontre de l'État-membre ayant manqué à ses obligations. Désormais, le juge administratif n'éprouve aucune difficulté à reconnaître l'infraction d'un ministre qui prend un arrêté conforme à une loi nationale, dès lors que cette loi est contraire à une directive communautaire. De même, le législateur communautaire ne distingue plus guère la directive du règlement quand au contenu. Le zèle de la Commission européenne conduit à des directives d'autant plus précises que la marge du législateur national y est extrêmement réduite : " Tout y est indiqué, jusqu'à la place du tournevis et la manière de s'en servir . "
Pour Jean Foyer, penseur classique, la souveraineté est indivisible, inaliénable et imprescriptible. L'ancien garde des Sceaux cache mal un certain pessimisme, mais sait plus qu'un autre qu'en politique, le désespoir est une sottise absolue... À tout moment la liberté souveraine des Français peut se réveiller. En France, la petite fille espérance ne meurt jamais.
Libérer la politique
À rebours des classiques, un autre essayiste venu de la gauche extrême s'insurge lui aussi contre les " zélotes de la pensée unique " brocardés par le ministre de l'Intérieur (celui-là même qui supporte leur compagnie au gouvernement...) Daniel Bensaïd accuse l'abolition de la politique, qu'il confond un peu vite avec l'opposition dialectique des contraires, mais pour en appeler à la liberté d'esprit nécessaire à toute vie sociale juste.
Qui se souvient encore des prédictions de Francis Fukuyama ? La fin de l'histoire, la fin d'une époque qui est toujours le début d'une autre, l'absorption de la politique par la pensée consensuelle et enfin, la victoire de la démocratie libérale sur toutes les autres formes d'organisation politique. Dans l'agora, il n'y a plus de citoyens qui débattent mais simplement des figurants qui sont là pour approuver par consensus mou — on ne leur demande rien de plus — la seule politique possible. L'attitude politique exemplaire a pour modèle le Silence de la mer.
Fini le temps des divisions droite/gauche. L'affrontement politique en devient presque vulgaire, tout se fait par règlement amiable. La cohabitation entre Lionel Jospin et Jacques Chirac apporte un peu plus chaque jour la preuve de cette absorption de la politique dans le nouvel ordre consensuel. Deux hommes que tout devrait opposer se sont transformés en courtisan l'un de l'autre. Et gare à celui qui vient troubler cette agréable coexistence. Un homme venu de la gauche extrême s'interroge : qu'advient-il dans cette nouvelle configuration politique des intérêts du citoyen ? Comment l'arbitre suprême, le suffrage universel, peut-il encore trancher s'il n'y a plus de division ? Question qui en soulève une autre : le consensus est-il bien un objectif pour une société qui se veut démocratique ? Révélateur, tout de même, que le retour du politique puisse trouver dans l'ultra-gauche un allié aussi pertinent (restant sauve la question de l'intérêt de la division bipartisane d'une nation...)
Régression démocratique
La démocratie se définit par la possibilité donnée au citoyen de choisir entre des options claires. Il faut en conséquence des alternatives entre positions clairement définies . Or, le consensus européen fait exactement l'inverse. Il aboutit indirectement à dessaisir le citoyen de son droit de choisir et retire tout sens à l'alternance, alors qu'elle est un des mécanismes caractéristiques de la démocratie. Cette confiscation s'explique facilement. Dans l'Europe intégrée, imbriquée dans un ensemble lointain, l'alternance devient impossible parce qu'elle implique des risques d'embardées trop grandes et parce qu'elle semble accréditer l'idée qu'il existe un choix sur les grandes orientations européennes. Cela a cessé d'être vrai depuis que les projets importants sont négociés au niveau européen. Finalement, le consensus que certains annoncent comme un progrès, s'apparente plutôt à une régression. Il est largement responsable de la dépolitisation et donc de la perte d'intérêt du citoyen pour les affaires de la cité.
Fini le temps des idéologies, les dirigeants qui mettent en œuvre la seule politique possible n'en n'ont plus besoin. Ils se contentent de la logique de pacification par le marché. Place à l'intensification des échanges, aux gains de productivité et à la spécialisation.
Ce raisonnement est parfaitement logique, il est séduisant, implacable, en théorie tout au moins. La fin des idéologies ? On baigne jusqu'au cou dans l'idéologie du marché et de la compétition, du spectacle et du paraître, de la naturalisation de l'histoire, de l'effacement consensuel du conflit. Quand on voit comment à Noël, on a encensé l'euro comme le divin enfant de la crèche, on se dit que le fétichisme de l'argent, de la marchandise, n'a jamais été aussi puissant.
Les augmentations de productivité depuis un demi-siècle ? Elles devaient permettre de travailler autrement, de dégager du temps libre et de le consacrer à la politique. Or le règne tout-puissant du marché provoque du chômage et de l'exclusion. Il n'y a aucune rationalité économique là-dedans, mais un gigantesque gâchis : le système est sensé réussir au prix d'une irrationalité croissante dès lors que le profit est satisfait.
Il est tout aussi mystérieux de constater que la bourse a gagné l'an dernier plus de 30 % en un an, alors que la production n'a cru que de 3 %. Comment distribuer aux actionnaires une richesse que l'on ne crée pas ? Cette fiction n'aura qu'un temps. La bourse flambera aussi longtemps que les heureux gagnants ne décideront pas de ramasser leur mise au même moment. Mais la chance tourne et c'est le krach. À première vue, le livre de Bensaïd n'est donc pas très optimiste. Mais il faut se méfier des ruses de l'histoire, et surtout de la démocratie qui se moque des prévisions. Le peuple est changeant et nul ne peut dire quelle sera sa réaction face au chômage ou quelques autres désillusions.
L'émiettement du consensus
Des signes avant-coureurs, un début de prise de conscience que le marché n'est pas tout, et que, comme l'homme, il est plein d'incertitudes ? Ils commencent à se manifester timidement. En septembre 1998, la Réserve fédérale américaine dut organiser un plan de sauvetage de 5.000 millions de dollars pour venir en aide à la Long Term Capital Management (LTCM), société américaine de fonds de couverture qui avait perdu 19.000 millions de dollars. La LTCM s'honorait de compter parmi ses membres fondateurs Robert Merton, de Harvard, et Miron Scholes, de Stanford, tous deux lauréats du Nobel d'économie 1997, pour leurs travaux sur la formation des prix sur les marché d'instruments financiers dérivés. L'attribution à peine un mois plus tard, du même prix Nobel à Amartya Sen, a suscité une certaine curiosité : cet économiste indien expliquait qu'il n'a pas de conseil à donner aux gens qui lui demandent comment placer leur argent parce qu'il s'intéresse essentiellement au sort de ceux qui n'en ont pas.
En France, le consensus commence également à s'émietter. D'un côté, on entend le discours sur la disparition du travail (et on voit défiler de grosses charrettes de dégraissage au nom de la gestion rationnelle des ressources humaines) ; de l'autre, on voit des grèves des postiers, d'infirmières, d'institutrices qui réclament embauches ou titularisations. Il n'y a pas là de fatalité, mais deux logiques qui s'affrontent.
La lutte de 1995 pour la défense des services publics et de la protection sociale est l'expression d'un débat, de propositions, de réflexions sur la démocratisation du service public, sur une politique de santé alternative, sur de nouvelles formes de solidarité sociale. Sur ce sujet, Bensaïd s'écarte de son confrère Alain Touraine qui dans le Grand Refus récuse le titre de " mouvements sociaux " aux luttes de 1995, sous prétexte qu'elles manquaient de contenu propositionnel et qu'elles étaient purement protestataires.
Pour Bensaïd, les idées qui permettront la transformation de la société viennent en luttant. Il faut donc commencer par se mettre en marche. Après de lourdes défaites, les projets et l'espérance repoussent au ras du sol, dans l'humilité du quotidien. Ça ne fait pas pour autant un palais programmatique du jour au lendemain, mais ça prend forme. Derrière ces combats, on finit par trouver l'alternative du " parler vrai " de Michel Rocard, que l'ancien premier ministre résumait fort bien dès 1977 dans une intervention au forum de l'Expansion : " On ne biaise pas avec le marché, disait-il. Une forme de régulation doit l'emporter, celle du marché ou celle d'une orientation planifiée de l'économie. Chacune de ces options a ses variantes et ses nuances, mais c'est un choix de société toujours actuel. "
Non, ni le marché ni la démocratie libérale ne sont les derniers mots de l'aventure humaine. On peut en sortir, par le haut ou par le bas, pour le meilleur ou pour le pire, mais on finira par en sortir. Les citoyens commencent à résister, à réagir. Pour le moment cette réaction reste sous la dépendance et l'emprise de ce à quoi elle résiste. Lentement une conscience apparaît. Daniel Bensaïd envoie un message dans ce petit livre comme quelqu'un qui jette une bouteille à la mer : " C'est en résistant à l'irrésistible qu'on devient révolutionnaire sans le savoir. " Il faut toujours se tenir prêt à se mettre en marche, c'est l'actualisation d'une vieille figure de la mystique juive. Le Messie peut arriver n'importe quand, se faufiler dans la porte étroite de l'impromptu événementiel. Il ne vient pas pour réparer ou consoler, mais pour révéler la gerbe des possibles contenus dans l'instant présent.
R. de B.