Source [Marion Duvauchel] Autrefois, du temps où on enseignait encore un peu l’histoire ancienne (en classe de 6ème la séquence sur les grandes civilisations), nos enfants apprenaient le poids de l’Égypte et de la Babylonie dans l’histoire de l’aventure humaine. La Grèce antique pesait lourd dans ces programmes. Dame, nous lui devons beaucoup, pas tout, mais beaucoup. On ignorait à peu près tout de la civilisation indienne. Ce fouillis de dieux, il est vrai, eût sans doute affolé les collégiens : les enseignants plus encore. Au demeurant, rien qu’avec les deux grandes terres aïeules, il y avait de quoi faire, même avant qu’on n’exalte Sumer et l’épopée de Gilgamesh. Surtout, que ce soit conscient ou pas importe peu, cet enseignement autour de ces divinités variées s’accompagnait d’un questionnement sur l’origine des civilisations : comment elles naissent, comment elles meurent. Avec l’Inde, il faut ajouter : comment elles durent.
Émergée et élaborée en même temps que les vieilles terres aïeules de Mésopotamie et d’Égypte, cette antique civilisation n’appartient pas comme elles à un passé révolu : l’aventure indienne se poursuit sous nos yeux. Cette pérennité, elle la doit à la tradition. Les textes littéraires sur lesquels se fonde l’ensemble des conceptions indiennes ont été composés à une époque fort ancienne, et transmis oralement pendant une période étonnamment longue avant d’être rédigés. Si des altérations ont pu se produire, elles se manifestaient très lentement, déformant un thème initial par des fioritures, mais conservant pendant des millénaires la trace du thème initial. Les textes bouddhiques participent eux aussi de cette étrange manie d’un motif indéfiniment modulé, ce qui explique une littérature d’une abondance à tomber à la renverse, terriblement répétitive et, avouons-le, d’un ennui mortel.
Nos civilisations marquées par l’écrit ont oublié qu’avant d’écrire, on parle. Les philosophes diraient dans leur langage savant (ou cuistre) qu’il y a prédécession ontologique de la parole sur l’écriture. Que ce soit au niveau du petit d’homme comme au niveau d’une société émergente toute civilisation dispose d’abord d’une langue orale, qu’elle peut fixer par écrit (ou choisir de ne pas fixer), grammaire et tutti quanti. La naissance de l’écriture, on le sait grâce à Jean Bottero, c’est trivial et comptable : on a besoin de calculer, d’enregistrer les stocks, de rédiger un contrat, c’est de l’enregistrement commercial… Et puis vient la poésie, l’ardent désir de constituer un roman du peuple, de la terre, des rois. Un ardent désir de durer, donc de transmettre. Car nous avons deux mémoires comme disait le généticien Pierre Grasset : la culture doit se reprogrammer, d’où l’importance de cette mémoire culturelle, de plus en plus tributaire de l’écrit.
Mais la part écrite de la transmission, c’est analogiquement comme au théâtre le texte. On transmet par des pratiques, des usages, des faires et des savoir-faire, et puis aussi, avec la part écrite, comme par surcroît. Elle compte, ne nous méprenons pas. Mais elle n’est pas l’essentiel.
Nous avons eu une grande tradition universitaire orientaliste et en particulier indianiste qui a fait entrer l’Inde dans notre épistémè (avec un paquet de myopies et quelques mirages) ; nous avons eu une tradition anthropologique d’africanistes qui ont fait connaître la geste des Dogons du Mali et les techniques d’oralité, de cette palabre africaine dont il faut se garder de médire : c’est une dimension de la langue « phatique » tout autant qu’instrumentale.
Comment se fait-il qu’il nous soit si difficile d’admettre que les Évangiles aient pu faire l’objet d’une oralisation et d’une récitation ? Comment se fait-il qu’il nous soit si difficile d’admettre que les Évangiles ont parfaitement pu être composés en araméen par des Araméens, alors même qu’on prétend qu’ils sont des gens frustres à l’exception de Jean ? Des gens simples ne parlent pas la langue de culture, ils ne parlent ni grec ni latin. Comment se fait-il qu’il nous soit impossible de revenir sur la question de ces évangiles prétendument écrits en grec, malgré les travaux de Jean Carmignac, de Claude Tresmontant, et plus récemment, ceux de Pierre Perrier, de Joseph Alichoran et de Jean-François Froger ? Le travail de Pierre Perrier en particulier a permis d’exhumer cette tradition d’oralité qui nous vient du premier christianisme. Cela remet en cause évidemment quelques dogmes qui viennent de siècles d’exégèse protestante, de cet historicisme critique qui n’est qu’une apostasie enveloppée de scientificité universitaire.
Issu d’une religion juive, né en terre orientale où l’on parle l’araméen depuis des siècles, et où l’on parle sans doute encore l’hébreu, le Christ ne s’est pas incarné comme une sorte d’Araméen inculte parmi des Araméens plus incultes encore qu’il aurait choisi précisément pour leur ignorance, garante supposée d’une humilité tout aussi supposée, comme certains prêtres ignorantins nous le racontent le dimanche pendant leurs ahurissantes homélies.
Le langage n’est pas là d’abord parce que les hommes veulent se parler et signer des contrats de mariage ou de vente, le langage est là parce qu’il y a la parole, c’est-à-dire le fait humain par excellence. Le langage est là pour que l’homme entre dans le monde de la signifiance et de la connaissance, à commencer par la connaissance de sa propre nature.
Les Apôtres étaient des hommes sans aucun doute imparfaits, et leur première imperfection, c’est qu’ils ne comprenaient pas toujours bien ce que le Rabbi Yechouah leur expliquait, ce qui de temps en temps l’a rendu nerveux ou du moins insistant : « comprenez-vous ce que je vous dis » ? Selon toute apparence, ils ne comprenaient pas bien ces histoires de temple qui est mon corps, du moins pas jusqu’à ce qu’arrive l’Auxiliaire chargé du reste de la formation.
L’Inde védique a transmis pendant des millénaires des textes qu’elle tenait pour sacré, les Védas. Une caste de brahmanes (des gens spécialisés dans la gestion de la parole sacrée), a assumé ou s’est arrogée la charge de la transmission de cette lettre révélée, transmise oralement, puis fixée par écrit, en sanscrit disent les spécialistes. Sur ce point, on peut les croire.
Ainsi, la transmission orale constituerait une sorte de monopole des civilisations indiennes et africaines tandis que le monde européen christianisé aurait été incapable de toute éternité de toute mémorisation de textes jugés importants, tellement importants que nous avons nous aussi des spécialistes qui ont la charge de ce dépôt sacré et dont la transmission vient des Apôtres. Oui, nous avons nous aussi, une certain sens de la Transmission.
Les chrétiens d’Orient ont l’évangile dans le cœur, mémorisé depuis l’enfance en se soutenant de techniques tonico-posturales et de gestes liés à la bi-latéralisation du corps humain. Toute la Bible est d’ailleurs rédigée dans un style oral destiné à soutenir cet effort de mémorisation, ce dont les traductions modernes ne rendent pas compte et même qu’elles expurgent avec soin. En son temps, Marcel Jousse avait eu l’intuition de ces gestes mémoriels et avait tenté une anthropologie nouvelle. Si elle n’a pas eu le retentissement qu’elle méritait, ce n’est pas seulement à cause d’une formulation inutilement complexe de ces intuitions pourtant géniales. C’est parce que l’Himalaya de préjugés sur nos textes sacrés à nous, héritage de deux siècles d’exégèse historiciste largement protestante n’a cessé ses ravages.
Les chrétiens d’Orient ont l’Évangile au cœur, enraciné dans leur corporéité même, avec la langue qui y est associé, la langue du Christ. La haine féroce qui s’acharne contre ce peuple héroïque, dernier vestige de la divine Présence incarnée, à travers la langue parlée et les traditions gardées, nous invite à prendre au sérieux la question du Prince de ce monde. Et leur héroïsme rend d’autant plus pathétique la pauvreté de notre christianisme vécu et intériorisé.
Nos enfants chrétiens, eux, – les quelques rares qui vont encore au catéchisme - ont des livres de catéchisme qui s’ouvrent avec le grand cycle de l’évolution depuis le cousin primate jusqu’à l’homme actuel, avec les différentes étapes qui montrent comment il se redresse progressivement. Comment on a pu imprimer en première page ce schéma lamentable, voilà qui devrait nous laisser pantois. Et furieux.
La question de l’évolution est évidemment une affaire intrigante. Et c’est sans doute une des questions les plus redoutables que celle de l’abîme entre le texte de la Genèse et la fiction scientifique qui rend compte de notre évolution supposée. De fictions scientifiques, les cimetières respectifs de l’histoire des sciences et celle de la philosophie en sont pleins.
Il faut dire aux enfants que devant la question de l’origine « historique » de l’homme, nous n’avons et n’aurons sans doute jamais de réponse claire, et qu’il importe peu de savoir qu’il y a un très ancien squelette qu’une presse stupide s’empresse de proclamer « le premier homme ». Viendra un jour où on trouvera un squelette encore plus ancien qu’on prétendra être le prototype de l’humanité.
La réponse que donne la Genèse, ce sont les principes d’intelligibilité de notre nature humaine, qui ne dépend pas du temps, puisqu’elle vient d’un Dieu créateur. Ou qui ne dépend pas seulement du temps. Notre horizon n’est pas le covid 19, ni la mort biologique qu’on agite devant nos yeux à grand renforts de discours anxiogènes, notre horizon c’est l’Éternité participée : lorsque histoire et création seront entrées dans la plénitude de ce qu’on appelle les « temps ». Alors nous verrons l’histoire telle qu’elle est vraiment, non pas une interminable marche des empires, une effrayante succession de guerres, de royautés, de dynasties, de destructions, d’économies concurrentes, d’histoires des pandémies, des techniques, des grands hommes et des peuples oubliés, mais comme la marche de l’Amour, silencieuse et pourtant royale.
Thomas d’Aquin rappelait que le temps est coextensif à l’Éternité. C’est un mot difficile.
Autrefois, certains propos, certaines formules étaient donnés à méditer dans la nuit de l’intelligence, là où scintille une lumière nouvelle, celle de cet Auxiliaire qui attend que nous voulions bien y pénétrer, dans cette nuit obscure de notre âme immortelle, pour y écouter et y voir ce que le langage humain ne peut nous enseigner quand il est devenu trop pauvre ou trop arrogant. Et que peut-être bien, il n’est pas fait pour nous enseigner.
Nous avons deux mémoires, la mémoire culturelle et la mémoire de l’Éternité. Celle-là, singularisée dans une ou plusieurs langues, dans un pays ou un terroir, dans une généalogie. Elle est précieuse et elle est fragile ; celle-ci, portée par l’histoire d’Israël prolongée de 2000 ans de christianisme et d’histoire ecclésiale, dans une Révélation qu’il revient aux chrétiens de transmettre, par toute leur chair vivante, dans toutes les langues du monde, parce que Celui qui en est l’objet est la Parole vivante, source de toute parole vivante.
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