Suite de l’analyse logique du discours de Simone Veil du 26 novembre 1974, présentant le projet de loi dépénalisant l’avortement, par le philosophe Bruno Couillaud. Comment la détresse, fausse nécessité, et la pétition de principe fondent le droit de l’arbitraire.
LE GRAND « ARGUMENT » employé par Mme Veil pour défendre son texte fut celui qui figure dans la loi, article L.162 : « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse. » Raison pour laquelle il revient neuf fois dans son discours du mardi 26 novembre 1974 :
L’argument de la détresse
« … lorsque des services sociaux d'organismes publics fournissent à des femmes en détresse les renseignements susceptibles de faciliter une interruption de grossesse, lorsque, aux mêmes fins, sont organisés ouvertement et même par charter des voyages à l'étranger, alors je dis que nous sommes dans une situation de désordre et d'anarchie, qui ne peut plus continuer… » « … Et ces femmes, ce ne sont pas nécessairement les plus immorales ou les plus inconscientes. Elles sont 300 000 chaque année. Ce sont celles que nous côtoyons chaque jour et dont nous ignorons la plupart du temps la détresse et les drames… » « … Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s'en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l'opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l'anonymat et l'angoisse des poursuites… » « … Parmi ceux qui combattent aujourd'hui une éventuelle modification de la loi répressive, combien sont-ils ceux qui se sont préoccupés d'aider ces femmes dans leur détresse ? Combien sont-ils ceux qui, au-delà de ce qu'ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibataires la compréhension et l'appui moral dont elles avaient grand besoin ?… » « … Or, si le législateur est appelé à modifier les textes en vigueur, c'est pour mettre fin aux avortements clandestins qui sont le plus souvent le fait de celles qui, pour des raisons sociales, économiques ou psychologiques, se sentent dans une telle situation de détresse qu'elles sont décidées à mettre fin à leur grossesse dans n'importe quelles conditions… » « … Le projet prévoit ensuite une consultation auprès d'un organisme social qui aura pour mission d'écouter la femme, ou le couple lorsqu'il y en a un, de lui laisser exprimer sa détresse, de l'aider à obtenir des aides si cette détresse est financière, de lui faire prendre conscience de la réalité des obstacles qui s'opposent ou semblent s'opposer à l'accueil d'un enfant. Bien des femmes apprendront ainsi à l'occasion de cette consultation qu'elles peuvent accoucher anonymement et gratuitement à l'hôpital et que l'adoption éventuelle de leur enfant peut constituer une solution… » « … Tous ces entretiens auront naturellement lieu seule à seule, et il est bien évident que l'expérience et la psychologie des personnes appelées à accueillir les femmes en détresse pourront contribuer de façon non négligeable à leur apporter un soutien de nature à les faire changer d'avis… » « … D'autres hésitent encore. Ils sont conscients de la détresse de trop de femmes et souhaitent leur venir en aide ; ils craignent toutefois les effets et les conséquences de la loi… » |
La progression de la persuasion
Il fallait tout citer, analysons maintenant la progression de la persuasion, en trois temps.
1/ L’émotion. Tout d’abord, comme dans tout discours, il y a place pour la rhétorique, mais attention ! c’est de bonne guerre : toute prise de parole devant un auditoire utilise les procédés de la rhétorique sans être pour autant trompeuse ou sophistique. Il appartient alors à l’orateur, entre autres, d’entretenir un climat d’émotions fortes, par un vocabulaire approprié.
"Ici : « Situation de désordre et d'anarchie » … « l’opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l'anonymat et l'angoisse des poursuites » …
Et cette phrase, une des premières de son discours : « Aucune femme ne recourt de gaité de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame, cela restera toujours un drame. »
"
2/ L’évidence. Sur la base de cet ébranlement émotionnel, on fait appel à quelques solides évidences, irréfutables par définition. Citons-en trois :
"
- si la détresse d’une femme est réelle, « pour des raisons sociales, économiques ou psychologiques » peu importe, celui qui n’y porte pas secours est bien sûr un insensible, un égoïste voire un monstre, nul n’en a jamais douté ;
- « la compréhension et l'appui moral dont elles [les jeunes mères célibataires] avaient grand besoin », il est également évident qu’il faut les leur manifester ;
- ceux qui « souhaitent leur venir en aide », bien sûr, il faut le leur permettre.
"
Autant d’évidences que nul ne songe à remettre en cause. Pas plus les partisans de la loi que les autres. Il n’y a jusqu’ici qu’une préparation du terrain.
3/ La fausse cause. Maintenant le sophisme peut opérer et c’est d’abord celui de la fausse cause. C’est-à-dire un élément présenté comme une cause, ce que réellement il n’est aucunement. En quoi la détresse d’une future mère autoriserait-elle la destruction de l’embryon ou fœtus qu’elle porte ? Qu’on y songe un instant, honnêtement, au-delà de cette forma mentis qui colle à nos habitudes mentales depuis 40 ans !
Mais s’il y a une réalité à affronter et à détruire, c’est cette détresse et ce qui la provoque, bien sûr, et non la vie d’un innocent. La détresse n’est pas une cause même si elle peut être l’explication d’un geste dicté par des sentiments d’abandon et de désespoir. En effet, comme toute passion ou émotion, la détresse est une circonstance qui peut atténuer la responsabilité d’une femme qui choisit l’avortement, mais en aucun cas elle ne saurait le justifier [1].
Sinon pourquoi imaginer, dans le même discours, de mettre en place ces entretiens pour, par exemple, présenter que « l'adoption éventuelle de leur enfant peut constituer une solution » ; ou pour « leur apporter un soutien [serait] de nature à les faire changer d'avis… » ; des entretiens enfin où « la réalité des obstacles qui s'opposent ou semblent s'opposer à l'accueil d'un enfant » pourrait être relativisée [2].
La pétition de principe
La vérité est qu’on imagine de rendre les armes devant le véritable argument : celles « qui se sentent dans une telle situation de détresse qu'elles sont décidées à mettre fin à leur grossesse dans n'importe quelles conditions ». La détresse est bien réelle mais ce qui l’est davantage c’est la « décision de mettre fin à la grossesse à n’importe quelles conditions ». C’est alors un autre sophisme, celui de la pétition de principe, comme chaque fois que l’on affirme une chose ou un acte comme inévitable. « Décider… à n’importe quelles conditions » suffirait à justifier. C’est accorder un droit aux nécessités de fait, ce qui est la définition de l’arbitraire.
Pétition de principe car pour prouver que « la loi ne peut interdire l’avortement », on s’appuie sur cela même qu’il faudrait prouver, mais caché sous une autre expression pour donner l’apparence d’un raisonnement : « les femmes décideront à n’importe quelles conditions de mettre fin à leur grossesse », ce qui n’est rien d’autre en fait que de dire « la loi ne peut les en empêcher » !
Notons qu’aucune loi ne pourra jamais « empêcher » — de fait — tous les actes qu’elle « interdit » — de droit. Notons aussi qu’une loi qui ne pourrait empêcher aucun des actes qu’elle interdit serait inapplicable et une mauvaise loi. On peut en changer, mais doit-on pour autant autoriser ce qui était interdit, surtout lorsque la vie humaine est en jeu ?
Le même raisonnement appliqué au vol, au meurtre, à l’adultère, au harcèlement moral, à l’esclavage, à la corruption active ou passive, etc. la liste serait longue, ce raisonnement serait irrecevable. Pourquoi le tenir pour l’avortement ? Pression de l’affectif ? Lobby féministe ?
Un argument usé jusqu’à la corde, jusqu’à disparaître…
En 2010 encore, au Sénat, la pensée reste la même :
"« Mais je tiens également à dire que, globalement, les grossesses non désirées sont avant tout une source de souffrance psychologique pour les femmes. L’avortement est un outil qui permet à celles qui y recourent de répondre en partie à cette souffrance, même s’il ne résout pas, bien sûr, tous les problèmes [3]. »
"
Passons sur « l’outil »… mais la place faite à l’argument de la détresse, à la douleur des femmes est encore en première ligne de ceux qui convainquent les parlements. À Monaco, en 2009, Le Conseil national (Parlement) a approuvé à l'unanimité la proposition de loi autorisant l'interruption médicale de grossesse (IMG). Pour le ministre d'État, Jean-Paul Proust :
"« Notre projet de loi a un objectif plus modeste... Il se contente de supprimer des sanctions pénales infligées par la société à la maman et au médecin dans des situations douloureuses bien précises [4]. »
"
La douleur serait-elle toujours du même côté ?
Mais pourquoi ai-je lu cet article d’arrière-garde, me direz-vous ? Puisque la loi définitivement adoptée le 23 juillet 2014 supprime la condition — « que son état place dans une situation de détresse », et ne contient plus que la formulation autorisant l'IVG pour la femme « qui ne veut pas poursuivre une grossesse ».
Les choses désormais sont claires. Sous couvert d’égalité entre homme et femme, la loi affirme désormais que certains hommes ou femmes sont moins égaux que les autres puisque qu’on peut les supprimer, simplement parce qu’ils commencent leur existence — et nous avons tous commencé ainsi la nôtre — et que cette existence est disponible… Enfin c’est ce que dit la loi ! L’histoire, tôt ou tard, nous jugera.
Br. C.
Article précédent :
Loi Veil : les sophismes du discours (I/II)
Manières de penser
Arguments et tromperies en bioéthique
F.-X. de Guibert, 2013
293 p., 25
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[1] On ne peut manquer de rapprocher ce raisonnement de cet autre, « la fin justifie les moyens », erreur ou ambiguïté dénoncée par beaucoup. On connaît la paternité machiavélienne de cette sentence : « Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu'un pour avoir usé d'un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. Ce qui est à désirer, c'est que si le fait l'accuse, le résultat l'excuse ; si le résultat est bon, il est acquitté ; tel est le cas de Romulus. Ce n'est pas la violence qui restaure, mais la violence qui ruine qu'il faut condamner. » Cf. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite Live, VII, « Solitude du fondateur et du réformateur ». On admire l’euphémisme de Machiavel : « hors des règles ordinaires… » !
[2] Quoique la phrase de S. Veil puisse être interprétée en plusieurs sens.
[3] Séances de débat au Sénat, 15 juin 2010, n°9, Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre.
[4] Cf. Le Figaro 02/04/09.***