L’amour de la vérité, itinéraire philosophique - Chapitre 1

1. L’héritage des philosophes : des présocratiques à Descartes

Les Présocratiques

La philosophie occidentale voit le jour en Grèce, berceau de la pensée européenne. Hésiode (VIIIe siècle av. J-C) en fut l'un des précurseurs par ses deux fameux écrits poétiques : La Théogonie, Les Travaux et les jours. Le premier peut être considéré comme une source pour la connaissance de la mythologie grecque, le second décrit le paysan, l’artisan, témoins du travail vertueux, l’un des fondements de la justice. Hésiode dit qu'il cherche la vérité et veut éduquer ses contemporains. Tel est le fil directeur de la pensée grecque, à l’origine des découvertes sur l’univers de ceux que l’on appelle « les Présocratiques », du VIIe au Ve siècle av. J-C. 

Ces premiers philosophes découvrirent les éléments formant l'univers physique, le cosmos : l'eau pour Thalès, l'air pour Anaximène, le feu pour Héraclite, l’infini pour Anaximandre, le nombre pour Pythagore, l’esprit (le noûs), pour Anaxagore, l’être pour Parménide et ensuite Zénon d’Élée, et la conjugaison de quatre éléments - l’eau, la terre, l’air et le feu - pour Empédocle. Aristote (IVe siècle av. J-C) ajouta un cinquième élément, la quintessence, l’essence dans l’univers supra-lunaire qui, contrairement à l’univers sublunaire, ne serait pas soumise à la génération et à la corruption. Son nom, l’éther, vient du grec aithḗr, qui est le substrat, la substance des corps célestes qui ne change pas.

 

Socrate, Platon

Au Ve siècle av. J-C, Socrate est le fondateur de la philosophie, bien qu'il n'ait jamais écrit. Son talent consistait à s'opposer aux techniques oratoires utilisées par les sophistes pour convaincre le peuple. Les sophistes étaient des maîtres en rhétorique qui enseignaient l'art de parler en public et l'art de défendre une thèse contre un adversaire. Ils ont joué un rôle important à Athènes, puisqu'ils éduquaient les nouveaux citoyens dont une partie de la jeunesse. En les questionnant, Socrate les mettait en difficulté, car ils se contredisaient dans leurs discours. C'était le début de la démocratie. Le mot « démocratie » vient du grec demos kratos qui signifie « souveraineté du peuple ». Les hommes politiques gouvernaient la cité, polis en grec, en utilisant des méthodes démagogiques. « Démagogie » voulait dire « conduite du peuple ». On voit que la signification de ce mot a évolué avec le temps, jusqu’à entraîner une manipulation des esprits.

Socrate fut acculé à mourir de la ciguë, car il mettait les sophistes face à leurs contradictions, en condamnant toute parole contraire à la vérité. Il nous reste son fameux « connais-toi toi-même », citation ne venant pas de lui, mais d’une devise inscrite sur le fronton du Temple de Delphes, que Socrate s’est approprié. Platon (IVe siècle av. J-C), son disciple, fut le premier grand philosophe grec, connu pour ses dialogues, en particulier Le Banquet, Le Sophiste, Phèdre, Parménide, La République, Théétète, Timée, Cratyle.

Pour Platon, le sage contemple la beauté et le bien absolu, car ils échappent à l'homme par leur unité et leur supériorité sur le monde sensible. Pour lui, autrefois l'âme vivait auprès des dieux dans la contemplation. La philosophie de Platon cherche à retrouver le bien en soi, le beau en soi et l'un dans la réminiscence, qui est la nostalgie d'un état antérieur perdu (Phèdre). Mais l'homme a perdu sa contemplation à cause d'une chute, celle de l'âme dans le corps. Le corps est devenu le « tombeau de l'âme » (Cratyle), ce que Luther a repris plus tard. L'âme emprisonnée dans le corps doit donc le quitter pour retrouver sa liberté, sa vraie vie spirituelle, et se reposer dans les « Formes idéales », les « Idées », d’où la réminiscence. Tel est le fil directeur de la philosophie de Platon, qui est une philosophie politique et poétique, face à celle d’Aristote, qui est une philosophie éthique, physique et métaphysique.

 

Aristote

Aristote (IVe avant J-C), son disciple surnommé « la tête de l’école », désigné le plus intelligent de tous, n'accepte pas l'idéalisme de son maître qu'il considère comme une fuite vers les idées et un refuge dont le « mythe de la caverne » (Platon, La République) est la démonstration. 

À la recherche des principes des êtres et des choses et leurs causes, Aristote veut découvrir, en amont et au-delà de leurs formes, pourquoi elles existent, donc quelles sont leurs finalités. Il revient à Parménide (VIe siècle av J-C) qui affirme que « pour comprendre la pensée, il faut regarder l’être ». Donc, seul ce qui est peut être connu. Ce qui n’est pas ne peut pas être connu, ne peut être source d’aucune recherche, d’aucune pensée. Pour Aristote, seule une philosophie de ce qui est, une philosophie de l’être, une métaphysique, science de l’être, permet de comprendre ce qu’est l’esprit et ce qu'est l'homme. Pour regarder l’esprit, il faut comprendre ce qui détermine l'intelligence et, ce qui détermine l'intelligence pour Aristote, c'est l'être. Telle est la vérité.

 

Le Moyen Âge

La pensée du Moyen Âge est marquée par l’influence prépondérante des théologiens qui souvent considéraient les philosophes grecs comme des païens, puisque la recherche de la vérité restait sans rapport avec la révélation, la vérité révélée par Jésus-Christ. La philosophie devient alors servante de la théologie par l'affirmation d'une supériorité de la sagesse chrétienne sur la sagesse humaine. Se référant à Dieu qui créa l'univers à partir de rien, ex nihilo, la recherche philosophique s’orienta pour cette part sur une confusion entre fondements philosophiques inhérents à la raison et théologiques inhérents à la foi, impliquant de faire tabula rasa, « table rase » comme point de départ de la philosophie, sous l’influence de la « théologie négative ». La négation précède alors l'affirmation dans l’idéalisme fondé sur la réminiscence platonicienne, contestée par la démarche aristotélicienne fondée sur la réalité existante.

Dans la mentalité courante, le Moyen Âge semble considéré comme un long millénaire obscur. Mais beaucoup d'inventions ont été élaborées pendant cette période s’étendant du VIe au XVIe siècle, précédant la Renaissance. Parmi les figures des grands théologiens, il faut retenir Thomas d'Aquin, auteur au XIIIe siècle de sa célèbre Somme théologique, pont entre la philosophie de l'antiquité grecque et la théologie contemporaine.

 

Descartes

Au XVIIe siècle avec la Renaissance, Descartes veut sauver la philosophie en l'émancipant de la théologie et lui permettre ainsi d'acquérir son indépendance. Pour lui, la pensée doit retrouver sa liberté, ce que l’on appellerait aujourd’hui l’indépendance d’esprit. S'inspirant du modèle mathématique, Descartes cherche la certitude qui érigera la philosophie en science exacte. Aussi veut-il démontrer que l'intelligence humaine peut atteindre la certitude, forme d'une nouvelle sagesse. S'appuyant sur le doute, il construit une nouvelle philosophie dont le point de départ est son fameux cogito ergo sum, « je pense, donc je suis ». De fait, son inspiration première, son cogito vient de l'intelligo d'Ockham (XIVe siècle), théologien, philosophe anglais. 

Avec la Renaissance et l’esprit cartésien, nous sommes au seuil de la modernité. L'esprit mathématique pose des hypothèses, établit des preuves en vue de l'acquisition de certitudes fondées sur le mode géométrique, modo geometrico. La recherche de la vérité atteinte par la voie inductive dans la recherche des principes et des causes est remplacée par la certitude atteinte par la voie démonstrative. Le raisonnement logique mathématique s'impose alors comme finalité sur la pensée. La logique qui ne relève que de la forme s'impose comme fin, mais une fin en soi. La relation s'installe comme moteur de la vie de l'intelligence. La pensée bascule davantage dans le formalisme déjà présent chez Platon, d'où la primauté de la critique sur l'analyse, puis de la critique a priori sur la critique a posteriori. La critique, au lieu de porter un jugement sur une analyse, s'impose sur l'analyse en se substituant à elle, devenant le moteur de la vie intellectuelle.

Avec Descartes, le « je pense, donc je suis » prend la place du « connais-toi toi-même » de Socrate. La pensée précède l'exister. L'intelligence soumet le réel. Comme tous les hommes peuvent affirmer « je pense », la pensée, en tant qu'elle est universelle, devient le fondement de la philosophie. Le contact direct avec la réalité, impliquant le « jugement d'existence », disparaît. L'intelligence ne reçoit plus la réalité en tant que telle, la relativisant dans la pensée et s'arrêtant à la perception qu’elle se fait d’elle. D'où le jugement porté sur quelque chose ou quelqu'un devient fonction non plus de ce qu'il est, de son être, mais de sa perception ou de sa représentation intellectuelle et scientifique, au sens de la science moderne. Le raisonnement donne alors sens à la cohérence logique des idées. 

Dans le prolongement du platonisme, pour Descartes les idées proviennent des « idées innées » qui, elles-mêmes, viennent de Dieu. La pensée doit se détacher du sensible, des choses matérielles, périssables, de la nature corruptible, parce que nos sens nous trompent. Seul ce qui peut être mesuré est objectif, ce qui n'est pas mesurable n'est pas objectif, mais subjectif, donc n'appartient pas au réel. Le fini se mesure, tandis que l'infini échappe à la mesure. Descartes dit que la qualité est subjective, que la sensation est subjective. Peut-être, est-ce parce qu'il ne l'a pas saisi dans sa relation à l’être. D’où, la seule objectivité repose sur le mesurable, le quantifiable, parce que le mesurable est objectif. Il s’agit là de la question concernant la relation de la qualité à la quantité et, son inverse, de la quantité à la qualité. Une fois que l'on a compris cela, on ne peut plus être cartésien au sens fort du mot, car Descartes semble confondre la réalité en tant que telle et la représentation que la pensée se fait d’elle, d’où la confusion entre l'idée et le réel, le réel qu'il absorbe dans l'idée. 

Quel enseignement peut-on en tirer ? La philosophie n'est jamais de l'ordre du possible comme pour les mathématiques, car les mathématiques appartiennent à l’ordre de la relation, à un être de relation créé par l’homme. Dans cette perspective, elles ne sont pas de l'ordre de ce qui est, de la réalité proprement dite, qui s'impose par son exister premier. Ce que l'intelligence peut saisir d'une réalité, son intelligibilité, n'est pas la réalité comme telle dans la totalité de son exister. La pensée n'est pas la réalité. La réalité existe avant de la penser et avant la pensée elle-même, car toute pensée vient d'une relation à la réalité, présente ou passée. Sans réalité et donc sans expérience, il n'y aurait pas de pensée. 

Aussi, depuis Descartes, assiste-t-on au pouvoir déterminant de la pensée sur la réalité, de la subjectivité sur l’objectivité réelle, donc de la critique sur l'analyse. De fait, cela écarte le travail qualitatif de l'intelligence, la relativisant à la quantité et l’enfermant dans la logique, dans l’immanence du raisonnement et de l'imagination : la relation ayant perdu son fondement dans l’être. Ainsi, la prééminence de la forme dans la cohérence des idées ou dans l’unité de l'harmonie succède à la recherche de la vérité dans la finalité des êtres et des choses.

 

(Extrait tiré de L’amour de la vérité, itinéraire philosophique, Jean d’Alançon, Éditions L’Harmattan, 2022)

 

Jean d'Alançon