Un article de Marion Duvauchel, historienne des religions. « Une seule pensée de l’homme vaut plus que le monde entier, c’est pourquoi Dieu seul en est digne » Saint Jean de la Croix.
Au IVe siècle avant J.C., le raid d'Alexandre dans les vallées du Kabul et de l'Indus fut autant une exploration scientifique qu'une entreprise militaire. Il ouvrit la voie à ce qu’on appelle depuis une cinquantaine d’années « l’orient hellénisé ».
Mises en contact étroit par les hasards des guerres les deux grandes civilisations hellénique et indienne ne pouvaient manquer de s'influencer mutuellement. D’abord établies par la force des armes, les relations évoluèrent à travers le développement du commerce eurasien, favorisé par la politique de paix des premiers empereurs romains et le perfectionnement des voies de communication terrestres et maritimes. Perceptibles dans les domaines artistique, scientifique et littéraire, les influences furent moins profondes dans ceux de la philosophie et des religions. Les deux civilisations se côtoyèrent sans se compénétrer : elles restèrent sur leurs positions respectives, édifiées par des siècles de traditions propres.
Les premiers Grecs à entrer et à demeurer en contact prolongé avec les bouddhistes indiens furent les soldats et les colons de l'entourage des rois de Bactriane au IIe siècle avant l'ère. Ce qu'ils apprirent de la doctrine du Bouddha ne suffit pas à les détourner de leurs dieux traditionnels. À en juger par les documents à disposition des chercheurs, les bouddhistes d'origine ou d'ascendance grecque ne constituèrent qu'une infime minorité.
De leur côté les Indiens se laissèrent peu impressionner par la pensée occidentale, imparfaitement représentée par des soldats coupés de la mère patrie. On s'efforça même d’effacer le souvenir d'Alexandre le Grand, de ses conquêtes et de ses fondations. Son nom n'apparaît sur aucun document indien.
C’est dans le domaine de la piété que les conceptions grecques, au moins dans le Nord ouest, ont pu déteindre sur la mentalité bouddhique et inversement.
L’Inde a t-elle connu ce que nous appelons l’ « oraison » ? Les vieux hymnes védiques sont autant d'actions de grâces aux divinités de la nature, du mythe, du sacrifice et de la société. Chaque dieu, au moment où on l'invoque, « porte toutes les louanges». Le tribut d'hommage qu'on lui rend se termine généralement par une supplique : « Puissions-nous à jamais, heureux par le cœur, heureux par le regard, riches en enfants, libres de mal, libres de dol, jour après jour, vivre longtemps encore, te voir lever, ô puissant Mitra, ô Soleil ! ». Et le pécheur sollicite le pardon de ses fautes : « Si nous vous avons fait par la langue, ô dieux, ou par inadvertance de l'esprit un grave sujet de colère, déposez ce grief, ô justes ! ».
Ces fautes, on le voit, sont essentiellement des offenses à la divinité. La solidarité organique entre l’offense à Dieu et celle faite contre le prochain n’existe pas. Seul apparemment le christianisme affirme cette solidarité foncière exprimée dans l’une des formules du Notre Père : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé ». Aimer le prochain comme soi-même, c’est de ne pas l’offenser.
Mais l’action de grâce n’est pas véritablement une oraison telle que l’entend le monde chrétien, cette prière silencieuse qui a vocation à laisser le travail de Dieu en nous. Le monde védique pourrait informer aussi nos paroisses et nos ″liturges″ qui s’imaginent effacer le dolorisme hérité du XIXème siècle en multipliant les chants de louange jusqu’à ne plus avoir que cela pendant le rituel liturgique. C’est aller d’une erreur à une autre erreur. Augustin, dans ses grandes intuitions contemplatives avait vu l’essentiel du rituel liturgique qu’on appelle la messe :
La messe c’est pardon, pitié, merci, et alléluia.
Supprimer comme on le fait de plus en plus souvent dans le choix des chants (non dans la liturgie) le « pitié », le « pardon » (pour nos offenses donc pour nos péchés), - sauf en période de carême, écorner le « merci » (pour la Passion acceptée), c’est vider l’alléluia de tout son sens et de toute puissance. Le prosélytisme de la louange qui envahit nos paroisses avec l’ambition – louable – de leur insuffler la joie de vivre dont elles sont privées par l’absence de transmission depuis plus de cinquante ans, revient à régresser au niveau de la piété védique.
Chantons, sautons, il en restera bien quelque chose. Tout cela passera.
Si le culte védique était centré autour du sacrifice externe, Louis Renou avait souligné en son temps qu’il renvoie à un sacrifice interne, mental, « utilisable en cas d'urgence ». Le rôle de la pensée juxtaposée à la parole et à l'acte est souligné maintes fois dans les Hymnes comme dans l'Avesta.
Le védisme n’a pas plus connu l’oraison que le bouddhisme pour qui elle n’a pas de sens. Les écritures l’attestent :
« Les œuvres sont le bien des êtres, leur héritage, le sein qui les porte ; les œuvres sont la race à laquelle ils sont apparentés, les œuvres sont leur recours ».
Le bouddhisme a détruit la relation organique entre les trois termes organiquement reliés de la pensée, de la parole et de l’action comme les réalités que ces termes recouvrent. Il n’y a plus pour lui que la méditation. Ni la prière, ni le sacrifice ne peuvent suspendre ou modifier le déroulement mécanique de la rétribution des actes, le karma et son implacable déterminisme :
« Ni dans le royaume de l'air, ni dans le milieu de la mer, ni si tu t'enfonces dans le creux des montagnes, nulle part tu ne trouves sur la terre un lieu où tu puisses échapper au fruit de tes mauvaises actions ».
Le noble chemin bouddhique se borne à insister sur l'importance de la méditation — effort correct, attention correcte et concentration correcte — comme moyen de purification de la pensée. Cette méditation elle-même est conçue comme un apaisement des fonctions mentales que l’oraison chrétienne n’ignore en rien: c’est le silence des puissances de l’âme, l’apaisement du boucan intérieur qui se traduit par le flux intérieur, souvent tumultueux dans nos vies angoissées et angoissantes. Les traités de mystique, comme aussi les exercices spirituels d’Ignace de Loyola décrivent cet apaisement comme un préalable à l’action de l’Esprit saint, et l’entrée dans la Nuit de l’âme.
La concentration supérieure, celle où dès cette vie l'on touche au Nirvana, est le recueillement qui va jusqu’à la destruction de la conscience et de la sensation. Un vieux texte le dit :
« Samtha Kâtyâyan, ne médite pas sur la terre, l'eau, le feu, le vent, l'espace, la sphère de la connaissance, le néant, la sphère de la ni-conscience-ni-inconscience, ce monde, l'autre monde, le soleil ou la lune, ce que l'œil voit, ce que l'oreille entend, ce que les autres sens perçoivent, ce que l'esprit discerne, ce qu'atteint, recherche et examine l'intellect. Il n'a plus l'idée de la terre à l'endroit de la terre... il n'a plus l'idée de quoi que ce soit à l'endroit de quoi que ce soit. C'est pourquoi les dieux vénèrent Kâtyâyana en disant : Hommage à toi, homme excellent, car nous ne savons pas sur quoi tu médites ».
Le bouddhisme ancien dédaigne comme inefficace la prière et condamne le mantra. Les pieux donateurs de Bhârhut, de Bodh Gayâ et de Sâncî ne prient pas, ils se proclament satupadâna, adonnés aux exercices de la mémoire. Soumettant à une analyse détaillée le corps, la sensation, la pensée et les objets de la pensée, ils se persuadent de l'inexistence de l'individu, de l'être vivant. Cette entrée dans l’apaisement rend le Bouddha pareil à la flamme atteinte par le souffle du vent :
« Nul ne peut le mesurer ; pour parler de lui, il n'y a point de paroles ; ce que l'esprit pourrait concevoir s'évanouit, et tout chemin est interdit au langage ».
Comprenant ainsi, à force de se le répéter, (ce qu’on appelle la méthode Coué) qu'il n'y a pas de Soi, que rien n'appartient au Soi, les « méditants » vivent indépendants et détachés. Toutes les écoles bouddhiques, si tardives soient-elles, sont restées fidèles à cette méditation sans objet et sans intention et continuent de la proposer en exemple. Ils ne sollicitent les faveurs de personne, ils savent seulement que la bonne pensée inspirant leur générosité constitue un acquis et comporte nécessairement une rétribution en ce monde ou dans l'autre. C’est strictement mécanique.
La prière grecque est à la fois déprécatoire et propitiatoire. Elle s'adresse à une divinité déterminée et se formule à haute voix. Elle comprend généralement trois parties : une invocation au dieu avec mention de ses titres et de sa sphère d'activité, l'exposé du motif justifiant une faveur, enfin la demande proprement dite. Réglée par des rites précis, elle se donne comme un échange équitable conclu entre l'homme et le dieu : « Si j'ai fait cela pour toi, tu dois faire ceci pour moi », ou « si tu fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi », ou encore « Tu as déjà fait cela autrefois, fais-le encore aujourd'hui ».
Les anciens penseurs n'ont pas manqué de critiquer le caractère intéressé de ces demandes et de souligner leur futilité : mieux que nous, disent-ils, les dieux savent ce qui nous convient. Néanmoins ce mode de prière a franchi les siècles sans subir de modifications essentielles. Il se retrouve sous la plume d'un Hésiode, d'un Eschyle, d'un Sophocle, d'un Pindare, d'un Hérodote, d'un Xénophon, d'un Isocrate.
Il se retrouve aussi dans la bouche, sinon dans le cœur, des souverains indo-grecs, des stratèges, des méridarques que les hasards de l'histoire avaient conduits au seuil de l'Inde au IIe siècle avant notre ère, sauf que ces prières ne s'adressent plus à Zeus, à Apollon, à Athéna ou à quelque divinité du panthéon olympien puisque que ces Grecs avaient fait profession de bouddhisme. Sans doute les réflexes religieux ancestraux étaient-ils à ce point ancrés chez eux qu'ils ne pouvaient concevoir un dieu mort, sourd à leurs appels, une prière qui ne soit déprécatoire, un don ou une offrande qui ne se double d'une requête.
Bouddhistes convertis, ils auraient dû mesurer l'incompatibilité radicale entre le fonctionnement mécanique de phénomènes interdépendants et l'intervention divine dans le jeu des causes.
La déviation introduite par les habitudes grecques dans la mentalité bouddhique se manifeste dès le règne de Ménandre (le Milanda des Indiens) mais la rareté des documents remontant à cette époque nous empêche d'en mesurer l'ampleur. On constate seulement qu'une fois introduite, l'habitude de prier pour quelque chose ira se développant au cours des siècles, tout au moins dans le Nord-Ouest de l'Inde. Les dévots Saka, Pahlava et surtout Kusâna qui succéderont aux Yavana (les Grecs) dans ces provinces périphériques n'érigeront plus une fondation, ne feront plus un don sans prier en même temps pour leurs parents, leurs frères, leur famille, leurs amis, leurs maîtres, leurs princes ou leur patrie. Multiples sont les grâces sollicitées : force, santé, bonheur, longue vie, protection des enfants. S'élevant parfois au-dessus des préoccupations matérielles et humaines, le dévot prie aussi pour son nirvana personnel et celui de tous les êtres. Il suffit de changer le mot « nirvana » par celui de « salut » et l’on n’est plus très loin de la prière chrétienne basique.
Sur certaines inscriptions tardives des époques Kusâna et Gupta, à Bhârhut, Sârnâth et Nâgàrjunikonda notamment, les dévots n'hésitent pas à assigner à leurs œuvres pies des objectifs déterminés : le Nirvana, la félicité du Nirvana, le bien et le bonheur dans le monde présent et futur, celui de tous les êtres comme l'apaisement du monde et l'accession de tous les êtres au suprême savoir. Par leur caractère universel et dépersonnalisé, ces souhaits platoniques trahissent les tendances altruistes du Mahâyâna en pleine efflorescence aux premiers siècles de l'ère chrétienne. Comment ne pas postuler l’influence du christianisme dans cette transformation du bouddhisme du Nord ouest ?
En Inde centrale et méridionale les bouddhistes indigènes n'adoptèrent pas sans réserve les modes de prier hérités de la double influence des Grecs et du christianisme. Ils continuèrent de pratiquer une forme de piété dite désintéressée : en réalité une piété vidée de contenu et dépersonnalisée.
La dévotion mahâyâniste n'a pas les mêmes résonances que la piété antique et ne peut être confondue avec elle. À la différence des Yavana (les Grecs) de l'entourage de Ménandre, ces bouddhistes mahâyânistes, alliant le mysticisme au nihilisme ou à l'idéalisme le plus radical, n'ont jamais perçu, répercuté par les neiges de l'Olympe, le rire des dieux immortels, leur stupéfiante vitalité, écho de celle des Grecs de la Grèce archaïque avant qu’ils n’inventent le Politique et la question de l’essence des choses. Et sans doute n’ont-ils pas perçu non plus la nouveauté radicale de la prière chrétienne, dont les fondements sont donnés dans le Notre Père, par le Fils lui-même.
Dans le régime bouddhiste, on ne peut réfléchir à l’essence des choses : l’essence des choses s’évanouit dans la méditation ; pas davantage on ne peut réfléchir à leur existence : elle se dissout dans l’inexistence de tout être pensant.
Autant dire qu’il est difficile de penser lorsqu’on se fait bouddhiste.
Comment expliquer alors la prolifération des doctrines diverses d’obédience bouddhistes et toutes les théosophies abstruses qui se sont déployées ?
On dira que c’est un mystère.
Ou que nos orientalistes ont été bien paresseux puisqu’ils n’ont pas réussi à en rendre compte.
Ou qu’il est impossible, malgré les efforts du Bouddha et de ses sectateurs de toute obédience de dissocier la pensée de la prière, le monde intellectuel et le monde spirituel, qu’il existe une double et insécable unité psychosomatique et psycho spirituelle et que l’homme a vitalement besoin de réfléchir aux questions traditionnellement liées à la pensée religieuse : l’âme, le temps, la mort, Dieu.
Pour atteindre la chimère du Nirvana, il faut détruire la source de la pensée et de la parole, ce qui revient à détruire l’humanité de l’homme. C’est pourquoi le bouddhisme ne pouvait que se fragmenter en de multiples courants souvent contradictoires, continuant dans ses sectes philosophiques un travail de la pensée sans lequel l’homme n’est plus homme mais revient au niveau de la bête, du « cyclope » dirait Aristote, cet homme de la caverne qui dévore les hommes véritables entrés par inadvertance, comme l’enseigne l’épisode d’Ulysse.
Le bouddhisme peut faire l’économie de la question de l’unité de l’homme dans sa pensée chimérique, il ne peut empêcher que cette unité soit une question pour l’homme incarné, malgré l’univers psychique de la dissociation dans lequel il est plongé. Ou précisément à cause de cette douloureuse dissociation.
Si cette religion gagnait, cela signifierait la dissolution de tout ce que la pensée chrétienne a lentement et patiemment élaboré au long des siècles : l’outillage et les notions centrales de notre thésaurus philosophique, la rude ascèse philosophique. Cette histoire culturelle, avec ses faiblesses, trois armées ont entrepris de la détruire : celles de l’islam, celle de notre arrogante laïcité, et encore peu visible, les armées du bouddhisme qui méditent dans les jardins et mettent des statues du Bouddha chez les coiffeurs et les kinésithérapeutes.
L’Éducation nationale a récemment intégré l’enseignement de la méditation dans les classes primaires, avec le site Petit Bambou. Les écoles catholiques, toujours prêtes à la soumission à leur vrai maître (l’État), leur emboîtent déjà le pas.
Les boudhisants européens, souvent incultes en matière religieuse, attendent sans aucun doute avec la patience du Bienheureux ou avec la ferveur que leur laisse leur degré de ″zénitude″ le passage au stade suivant : quand les imams bouddhistes venus de Chine viendront catéchiser les petits Français dans les nouveaux ELCO avec le Site petit scarabée (sans nul doute en construction).