Les angles morts de la modernité selon André Gorz. Entretien avec Sylvain Monnier

Source [Conflits] : André Gorz est l’un de ceux qui ont tenté de penser la modernité et de comprendre les évolutions du monde moderne. Sa pensée foisonnante et multiple a exercé une grande influence de son vivant. 

 

Pourquoi s’intéresser à cet auteur peu connu ? Sur quels points a-t-il été visionnaire et en quoi sa pensée est-elle pertinente aujourd’hui ?  

Ce qui m’a beaucoup intéressé chez Gorz, c’est le fait qu’il soit inclassable. On pourrait le présenter comme un marxiste hétérodoxe. D’abord nourri par l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, il lit un peu plus tard avec passion les écrits de Marx dont il gardera les outils intellectuels tout en laissant de côté la dimension prophétique du marxisme, tel que le rôle du prolétariat ou encore le sens de l’histoire. Mais c’est selon moi avant tout sa critique des angles morts de la modernité qui fait de lui un auteur actuel. Il décrit une forme d’inachèvement paradoxal du projet moderne. En effet, celui-ci repose essentiellement sur l’exigence de rationalisation : rationalisation de notre rapport à la nature avec l’avènement des sciences expérimentales et le développement technologique ; rationalisation de notre rapport au politique avec l’avènement des théories contractualistes ; rationalisation, enfin, de nos modes de production avec l’avènement du capitalisme manufacturier. Or, la modernité a produit ses propres dogmes, ses propres credos non soumis à l’exigence de rationalité. Gorz n’est pas un réactionnaire dans le sens où il rejetterait la modernité. Il constate simplement qu’elle ne s’est pas soumise elle-même à ses propres exigences. Il suffit de penser au fantasme moderne de la toute-puissance technologique ou celui de la croissance infinie dans un monde fini. À ce titre, Gorz est un des premiers penseurs de la décroissance. Ce qui est urgent à ses yeux n’est d’ailleurs pas tant de sortir de la croissance que de sortir du mythe qui l’auréole. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il tient à dissocier la croissance de la prospérité. 

Pourquoi Gorz considère-t-il l’individu moderne comme étant aliéné ? 

Pour Gorz, l’aliénation consiste en une impossibilité de s’appartenir à soi-même. Or, en effet, ce qu’apporte Gorz sur la question de l’aliénation, c’est une analyse des formes modernes d’aliénation. Il considère que l’individu est soumis à une forme d’éclatement existentiel : il est incapable de comprendre les ressorts de son action au sein d’une société devenue trop complexe. L’individu devient étranger à lui-même et ne s’appartient plus. L’individu, unité fondamentale censément indivisible, est paradoxalement éclaté entre des finalités qui lui sont propres et d’autres qui lui sont imposées de l’extérieur. Par exemple, le sujet est tiraillé entre ses intérêts en tant que producteur et ses intérêts en tant que consommateur. Le comportement moderne dans la consommation a pour effet de produire des formes de travail qui sont aliénantes. André Gorz développe ainsi au fil de ses analyses le portrait des différentes aliénations modernes comme la prise en charge intégrale de l’individu par les institutions, la création de besoins artificiels par le système marchand ou encore l’omniprésence de la médiation technique.

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