Collaborer à la suppression d'un être humain innocent est toujours gravement immorale. Pourtant, une telle perspective se banalise aujourd'hui dans le champ de la médecine ou de la recherche scientifique. L'homme responsable est placé devant l'un de ses plus grands défis : comment refuser d'apporter sa coopération à un acte qui porterait atteinte à l'intégrité et à la dignité de la vie humaine ?
Se prémunir du mal, lorsqu'il s'agit de provoquer la mort d'un innocent autorisée par une loi injuste, demande que l'on ait recours publiquement à l'objection de conscience.
Pour maître Jean Paillot, avocat au barreau de Strasbourg depuis 1992, enseignant du droit de la santé au sein du master de bioéthique Jérôme-Lejeune de l'Institut politique Léon-Harmel (iplh.fr), la clause de conscience en droit médical est fondée sur les principes de dignité, de liberté et de précaution. Propos recueillis par Pierre-Olivier Arduin pour Liberté politique.
Liberté politique. — Jean Paillot, existe-t-il en droit européen ou français ce que l'on pourrait appeler un droit fondamental à l'objection de conscience ?
Jean Paillot — Non, contrairement à ce qu'on a l'occasion d'entendre ici ou là, il n'existe, ni en droit européen ni en droit français, de droit fondamental à l'objection de conscience. Les premiers cas d'objection de conscience de l'époque contemporaine ont concerné les objecteurs qui refusaient de porter les armes. Ce n'est que plus tard que sont intervenus les cas concernant les personnels de santé (en matière d'interruptions de grossesse, de stérilisations ou d'euthanasie pour les pays ayant admis ces possibilités).
Le problème d'un État, face à l'objection de conscience, est en effet double : 1/ gérer l'inégalité de traitement entre les citoyens (s'il suffit à un Français de dire qu'il ne veut pas porter les armes lors d'un conflit armé et qu'il l'obtient, pourquoi, moi, serais-je obligé d'y aller au risque de mourir ?) et 2/ éviter l'anarchie qui pourrait résulter d'un principe général d'objection de conscience accordé sans limite (on trouverait très vite des gens refusant de payer leurs impôts pour des raisons de conscience...). C'est la raison pour laquelle les États n'admettent en général pas l'objection de conscience parmi leurs principes fondamentaux.
Il ne faut donc pas s'étonner s'il n'existe pas, en droit européen, de droit fondamental en la matière. La Convention européenne des droits de l'homme évoque bien, en son article 9, la liberté de conscience et de religion , mais la Cour européenne des droits de l'homme n'y voit pas l'affirmation d'un droit fondamental à l'objection de conscience. Ainsi, dans un arrêt du 2 avril 1973, X. contre Autriche, l'ancienne Commission a considéré que l'article 9, n'impose pas aux États l'obligation de reconnaître l'objection de conscience ni, en conséquence, de prendre des dispositions spéciales pour permettre aux objecteurs de conscience d'exercer leur droit à la liberté de conscience et de religion, pour autant que celui-ci a une incidence sur l'accomplissement par eux du service militaire obligatoire , solution confirmée dans un arrêt du 5 juillet 1977, X. contre RFA, qui concernait l'objection de conscience à l'encontre du service civil de remplacement.
Dans une affaire X. contre Danemark, du 7 mars 1977, la Commission a précisé que le droit à l'objection de conscience ne figurait pas au nombre des droits et libertés garantis par la Convention , décision régulièrement confirmée. Il en résulte très clairement, pour la Cour européenne elle-même dans un arrêt récent, que l'article 9 ne garantit pas le droit à l'objection de conscience (Bayatyan contre Arménie, 27 octobre 2009 – affaire renvoyée devant la Grande Chambre), de sorte que ce droit est laissé à la libre appréciation des États.
Le droit français garantit, comme le droit européen, la liberté de conscience, mais ne prétend pas non plus protéger le principe même d'objection de conscience en dehors des cas expressément prévus par la loi.
Qu'en est-il dans le monde de la santé ? Il y a bien des cas expressément prévus par la loi française permettant l'exercice de l'objection de conscience...
L'objection de conscience n'est pas propre au droit de la santé. Ainsi, et à titre d'exemple, le journaliste bénéficie d'une clause de conscience, que l'on peut définir par le droit qui lui est accordé (article L. 7112-5 du Code du travail) de démissionner tout en bénéficiant du droit à recevoir une indemnité de licenciement, s'il est intervenu dans le journal un changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique ou même si le journal est cédé. De même, un avocat collaborateur doit avoir, dans son contrat de collaboration, une clause lui permettant de ne pas accomplir une mission, s'il l'estime contraire à sa conscience ou susceptible de porter atteinte à son indépendance.
Dans le monde de la santé, et malgré les termes généraux de l'article 47 alinéa 2 du Code de déontologie médicale ( hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles ) qui aurait pu légitimer une sorte de principe général de droit pour tout médecin à l'objection de conscience, seules deux clauses de conscience au sens strict ont été retenues. La plus importante est celle visée aux articles L. 2212-8 CSP et L. 2213-2 CSP et concerne l'interruption de grossesse. La seconde concerne les médecins confrontés à une demande de stérilisation à visée contraceptive par ligature des trompes ou des canaux déférents (article L. 2123-1 CSP).
Quel est le fondement de la clause de conscience ? Relève-t-il seulement de la sphère morale ?
Vous avez raison de le souligner : le véritable fondement de la clause de conscience ne me paraît pas être seulement d'ordre moral ou religieux, il est également d'ordre juridique. Le droit de la santé obéit aujourd'hui à trois principes dont les deux premiers sont des principes fondateurs : le principe de dignité humaine, le principe de liberté individuelle, le troisième étant le principe de précaution.
Le principe de dignité humaine tient une place éminente dans le droit de la santé, dès lors que cette branche du droit a connu un développement spectaculaire après la seconde guerre mondiale, les horreurs commises au cours de celle-ci (et notamment les expérimentations sur l'homme) ayant amené à créer des garde-fous contre les dérives : le droit de la santé est donc pour une grande part un ensemble de règles protectrices des individus, fondées sur le principe de dignité. Or on peut constater que tous les domaines dans lesquels est admise une clause de conscience, en France ou à l'étranger (avortement, stérilisation, euthanasie) sont des domaines qui constituent précisément des exceptions à l'application du principe de dignité.
Comme dans l'avortement...
Prenons en effet l'exemple de l'interruption de grossesse. Comme vous le savez, l'avortement a été partiellement dépénalisé par la loi du 17 janvier 1975 puis est devenu un quasi droit (une liberté, pour être plus exact) par la loi du 4 juillet 2001. Pour en obtenir le vote en 1975, le législateur a, dans l'article 1er de cette loi, posé un principe général et créé dans le même temps une exception. Le principe général est le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie. Et l'exception est la possibilité de recourir à une interruption de grossesse (volontaire ou médicale) si certaines conditions sont remplies.
Cet article 1er est ainsi rédigé : La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu'en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi. On constatera au passage qu'il n'est pas ici question de personne juridique , laquelle ne commence qu'avec la naissance, mais d' être humain . Ainsi, en droit français, l'IVG-IMG est le droit reconnu à une femme de mettre fin à une vie humaine, celle de l'enfant qu'elle porte.
Avec la première loi de bioéthique du 27 juillet 1994, le principe de dignité a été énoncé juridiquement pour la première fois, à travers l'affirmation de plusieurs principes touchant au respect du corps humain. Le nouvel article 16 du Code civil, issu de cette loi de bioéthique, expose ces principes juridiques qui découlent du principe de dignité, et qui sont explicités successivement dans les articles 16-1 à 16-9 du Code civil. L'article 16 dispose ainsi : La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie.
Comme chacun peut le constater, cet article 16 rappelle le principe posé à l'article 1er de la loi de 1975, à savoir que le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie est garanti par la loi française. Or ce rappel, dans cet article 16, permet de conclure que le principe issu de l'article 1er de la loi de 1975 (soit le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie) n'est qu'une conséquence du principe de dignité de l'être humain.
La conséquence est claire : l'IVG-IMG est une exception au principe de dignité. Pour le dire crûment, c'est la possibilité d'agir de façon indigne (c'est-à-dire de façon contraire à ce que le principe de dignité justifierait) à l'égard d'un être humain.
Or, à mon sens, le fondement de la clause de conscience est la possibilité donnée aux personnels de santé de rester dans les limites du principe de dignité, et par conséquent de refuser de participer à un acte qui, pour être légal, est une exception à ce principe de dignité. C'est ainsi la possibilité donnée aux personnels de santé d'agir avec dignité, et même de garantir la préservation de leur propre dignité.
Qu'en est-il des établissements hospitaliers, qu'ils soient publics ou privés ? Une clause de conscience collective est-elle envisageable ?
Une sorte de clause de conscience collective est en effet possible, dans les cas d'interruption de grossesse, pour certains établissements hospitaliers privés.
Le droit français a prévu de garantir l'effectivité de la loi de 1975 sur l'interruption de grossesse en obligeant les établissements publics où existent des services de gynécologie à créer en leur sein une unité d'interruption de grossesse et en refusant aux chefs d'établissement et aux chefs de service une clause de conscience qui leur permettrait de refuser de mettre en place une telle unité. On aurait pu imaginer que le droit français garantisse autrement l'effectivité de la loi et d'autres solutions auraient été possibles (par exemple le recours à l'initiative privée, encadrée et contrôlée).
Quant aux hôpitaux privés, ils ont la possibilité de professer une façon de voir, une façon de faire, laquelle peut d'ailleurs être déterminante pour certains patients. Au point que si un hôpital s'affiche comme étant catholique , alors un patient pourrait exiger de cet hôpital que ses activités correspondent au magistère, à défaut de quoi il pourrait être poursuivi pour publicité mensongère ou en annulation du contrat hospitalier pour dol — hypothèses d'école, il est vrai.
En toute hypothèse, ces hôpitaux privés ne sont théoriquement pas obligés de pratiquer des interruptions de grossesse s'ils ne le souhaitent pas : ici la clause de conscience s'applique d'une certaine façon collectivement, précise l'article L. 2212-8 CSP : Un établissement de santé privé peut refuser que des interruptions volontaires de grossesse soient pratiquées dans ses locaux.
La seule limite que prévoit ce même article L. 2212-8 CSP est que certains établissements hospitaliers privés ne peuvent pas refuser de réaliser des IVG ou IMG : Ce refus ne peut être opposé par un établissement mentionné au 2° de l'article L. 6161-5 [soit les établissements de santé privés d'intérêt collectif (ESPIC), gérés par des organismes sans but lucratif] ou par un établissement ayant conclu un contrat de concession [...] que si d'autres établissements sont en mesure de répondre aux besoins locaux.
En pratique, cette disposition pose problème. Un certain nombre d'établissements hospitaliers privés, d'inspiration chrétienne, ont choisi depuis l'adoption de la loi dite HPST du 21 juillet 2009 d'être des ESPIC et, s'ils gèrent des services de gynécologie, pourraient être obligés de mettre en place des unités d'interruption de grossesse dans le cas où aucun établissement public ne serait à proximité, ce qui n'est pas admissible. Si, dans une ville d'une certaine importance et où se trouve au moins une maternité relevant du secteur public, la question ne se pose pas, le choix peut être cornélien pour des établissements privés éloignés d'une maternité publique, et qui, pour être cohérents, renonceraient à bénéficier du statut d'ESPIC. Ce type de discriminations, fondé exclusivement sur l'acceptation de la réalisation des interruptions de grossesse, est inadmissible dans notre droit.
Quels sont les catégories de personnels soignants qui bénéficient explicitement d'une clause de conscience ? Et ceux qui n'en bénéficient pas ?
Commençons par ceux qui en bénéficient. Ce sont les médecins gynécologues, les obstétriciens, les infirmiers et les sages-femmes qui exercent dans un service de gynécologie. La loi leur garantit le droit de ne pas pratiquer eux-mêmes une interruption de grossesse s'ils ne le veulent pas. J'ajoute qu'un médecin n'est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse (ou une stérilisation) mais qu'il doit informer, sans délai, c'est-à-dire dès le premier rendez-vous, l'intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles de réaliser cette intervention.
Ce sont également les chirurgiens, en matière de stérilisation à but contraceptif : la finalité de l'acte, désormais autorisé, n'est pas thérapeutique et il leur est permis de s'y soustraire. Un médecin n'est jamais tenu de pratiquer cet acte à visée contraceptive mais il doit informer l'intéressée de son refus dès la première consultation. En revanche, rien n'est précisé dans la loi en ce qui concerne la stérilisation de force des handicapés (L. 2132-2 CSP). Mais je suis d'avis que le médecin peut refuser de pratiquer un tel acte, dès lors qu'il a également une visée contraceptive, et entre donc dans le champ d'application de l'article précédent.
Vous noterez que la clause de conscience est totalement discrétionnaire : on peut refuser de réaliser un acte pour l'un, et accepter de le réaliser pour un autre, sans avoir à se justifier (une certaine cohérence est naturellement nécessaire... mais pas juridiquement obligatoire).
Et quant aux catégories de personnel qui ne bénéficient pas de la clause de conscience ?
Au sens strict, la clause de conscience vise à permettre à un praticien de ne pas réaliser un acte d'interruption de grossesse s'il ne souhaite pas le faire. Elle ne couvre donc pas le cas des médecins généralistes ou gynécologues qui reçoivent en consultation une femme qui envisage une interruption de grossesse, et théoriquement le médecin ne peut pas refuser de la recevoir pour des raisons de conscience.
Toutefois, il me paraît qu'un généraliste ou un gynécologue refusant par principe de participer à la réalisation d'interruptions de grossesse gagnerait à adresser immédiatement une telle patiente chez un gynécologue qui pratique de tels actes. Et, pour répondre à des questions souvent posées en la matière, si le généraliste ou le gynécologue accepte de recevoir une femme venue consulter en la matière, alors il devra respecter les exigences de l'article L. 2212-3 CSP (informer celle-ci des méthodes médicales et chirurgicales d'interruption de grossesse et des risques et des effets secondaires potentiels, lui remettre un dossier-guide, et le cas échéant une attestation de consultation).
Ne bénéficie pas non plus de la clause de conscience le personnel non médical travaillant dans le service où des interruptions de grossesse ont lieu : en effet, seul le personnel médical en bénéficie. Par conséquent, l'agent d'entretien appelé à laver le sol de la pièce où sont pratiquées des interruptions de grossesse ne peut pas invoquer une clause de conscience pour refuser de laver le sol de cette pièce. Un ambulancier, un brancardier ne sauraient non plus faire valoir une clause de conscience.
- La semaine prochaine, suite de notre entretien avec Jean Paillot, avec notamment l'examen de la situation des pharmaciens.
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