Géopolitique : la suprématie allemande

Source [asafrance.fr] Depuis trois mois, l’Allemagne écrit une nouvelle page de son histoire. Après ses seize années à la Chancellerie, Mme Angela MERKEL a quitté le pouvoir et laissé, le 8 décembre dernier, la place à M. Olaf SCHOLTZ. Quels enseignements est-il possible de tirer d’ores et déjà ?

Tout d’abord, les dernières élections fédérales marquent le grand retour de la gauche allemande, à un moment où de nombreux pays européens sont dirigés par les droites et où les partis anti-immigration fleurissent. Mme Angela MERKEL n’a pas réussi à assurer sa succession, ni à éviter la débâcle de son parti ; les démocrates-chrétiens et leurs alliés bavarois de la CSU ont perdu 9 % avec 20,07 % des voix, et 49 sièges avec 197 députés. C’est une grave déconvenue pour l’alliance CDU-CSU qui a dirigé l’Allemagne depuis 1949 à l’exception de 11 ans. Jamais les conservateurs n'étaient tombés sous le seuil de 30 % !

Il convient de relever que le parti d’extrême droite, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) n’a pas réussi à perturber le jeu démocratique ; avec un scrutin majoritaire avec une partie proportionnelle, censé assurer une meilleure représentation de toutes les tendances, l’AfD a obtenu plus de 10 % et 83 députés, mais est en recul de 2,3 % et a perdu 11 sièges. Même si comparaison n’est pas raison, ce résultat démontre qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un discours ou une posture extrême pour faire baisser l’extrême droite.

Pour parachever le panorama électoral, notons l’exceptionnelle performance des Verts ; ils progressent de 5,8 % pour atteindre 14,75 % ; ils gagnent 51 sièges et ont maintenant 118 députés. De leur côté, les Libéraux ont moins progressé ; 0,7 % pour atteindre 11,45 % des voix ; ils ont gagné 12 sièges et ont 92 parlementaires.

Par ailleurs, le pays s’est à nouveau doté d’un gouvernement de coalition. Ce partage du pouvoir entre les deux grandes formations, soit dans le cadre d’une grande coalition, soit avec une alliance d’une d’entre elles avec des alliés de circonstance, devient une marque de fabrique allemande. Certains auraient prétendu que ces combinaisons post électorales favoriseraient les extrêmes. Il n’en est rien en Allemagne probablement parce que les Allemands auraient du mal à s’en remettre à des bonimenteurs. D’autres pourraient prétendre que ces alliances dénaturent le vote des électeurs car l’accord programmatique, faisant l’objet de négociations et de marchandages, ne correspond plus aux programmes initiaux ayant recueilli les suffrages ; effet collatéral de la proportionnelle, les accords de coalition pourraient être considérés comme des dénis de démocratie. En tout état de cause, les Allemands démontrent une formidable capacité à faire émerger des consensus politiques, et à inscrire l’action publique dans la continuité.

Après avoir été gouvernée par une coalition entre les démocrates-chrétiens et sociaux-chrétiens des CDU et CSU d’un côté, et de l’autre les sociaux-démocrates du SPD, l’Allemagne a aujourd’hui une coalition inédite, dénommée « le feu tricolore » entre les sociaux-démocrates, les Verts Grüne et les libéraux du FDP ; le contrat de coalition est dénommé « Oser plus de progrès. Alliance pour la liberté, la justice et la durabilité ».

La répartition des postes ministériels est politiquement significative. Aux sociaux-démocrates la défense, le travail, les affaires sociales, la santé et le logement. Aux Verts, les Affaires étrangères, un super ministère pour la lutte contre le changement climatique, l’Économie. Aux Libéraux, la finance, la justice, les transports, l'éducation et la recherche

Ce n’est pas la première participation des Verts à un gouvernement fédéral. Avec l’emblématique ministre des Affaires étrangères, M. Joschka FISHER, ils étaient partie prenante, de 1998 à 2005, du gouvernement du Chancelier Gerhard SCHRÖDER, qui a conduit les réformes regroupées dans « l’agenda 2010 », solide.

Ces réformes ont fait perdre les élections à M. Gerhard SCHRÖDER mais ont mis l’Allemagne sur un sentier de croissance et de prospérité qui lui a permis de surmonter toutes les crises, subprimes, dette grecque, dettes souveraines européennes, COVID 19… Depuis une dizaine d’années, l’économie allemande enregistre de nombreux succès :

  • Avec un PIB de 4 300 Md$, l’Allemagne est la quatrième économie mondiale derrière les tats-Unis, la Chine et le Japon ; en revanche, c’est la première économie de la zone euro. En 2021, le PIB par habitant est à plus de 51 000 $.
  • Un taux de chômage à moins de 6 % malgré la crise sanitaire
  • L’apparition d’un excédent du budget fédéral depuis 2014 ; corrélativement, la dette publique recule depuis 2013, a cassé le plafond de 60 % du PIB en 2019 avant de repartir pour cause de crise sanitaire ; néanmoins l’amélioration de la situation a permis d’amortir le choc de la pandémie.
  • Depuis le début du millénaire, l’Allemagne accumule les excédents commerciaux et a atteint un record en 2021 avec 173 Md€, à rapprocher du déficit français de 84,7 Md€. Le rapprochement de ces deux chiffres interpelle d’autant que le grand écart dure, perdure, depuis plus de dix ans.

Même si la croissance est actuellement en retrait, il est vraisemblable que l’économie allemande continuera à performer. Le modèle économique allemand est basé sur la recherche permanente de la compétitivité, ce qui permet et incite à avoir un euro fort. Cela ne facilite pas la convergence des économies de la zone euro. Bien au contraire ! L’appréciation continue de l’euro n’a pas permis de gommer, à un moment ou un autre, la perte de compétitivité dans certains pays européens, ce qui a entrainé une diminution de la place de l’industrie. Cela pourrait poser un problème avec la volonté française largement partagée de réindustrialiser son économie.

La fin de l’énergie nucléaire pourrait également constituer un sujet de divergence avec la France dont la quasi-totalité des candidats à l’élection présidentielle préconise la relance. Parallèlement, la sortie du nucléaire exige des investissements importants sur les énergies renouvelables. Néanmoins, quel que soit leur développement et surtout de l’éolien, l’Allemagne continuera à utiliser le charbon et les hydrocarbures dont le gaz russe pour ses centrales, ce qui est loin d’être satisfaisant en termes d’émission des gaz à effet de serre. C’est une des raisons pour laquelle la nouvelle coalition s’engage d’ici dix ans à doubler la part des énergies renouvelables et à sortir du charbon (huit ans plus tôt que prévu).

Le gazoduc Nord Stream constitue également un sujet européen de discussion, voire de discorde, car :

  • Il marginalise l’Ukraine sur le territoire duquel passe le gaz russe ;
  • Il met l’Allemagne dans un état de dépendance vis-à-vis de la Russie, ce qui amoindrira la capacité européenne à critiquer Moscou, que ce soit sur la Crimée, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Liban, la Centrafrique, le Mali, les droits de l’homme…
  • Il en est de même des pays européens acheteurs de ce gaz qui deviendront tributaires tout autant de la Russie que de l’Allemagne.

Ces deux décisions allemandes de sortie du nucléaire et du gaz russe ont empêché et empêcheront pendant de nombreuses années l’émergence d’une vraie politique européenne de l’énergie.

Existe un quatrième sujet européen susceptible d’entrainer des débats et discussions européens, le contrôle des frontières et de l’immigration, avec des positions contradictoires entre la France et l’Allemagne. Alors que le débat français laisse présager une remise en cause des Accords de Schengen, l’Allemagne a besoin d’émigrés.

La démographie allemande est caractérisée par un faible taux de fécondité et une dénatalité compensée par une immigration. La population allemande est passée de 81 millions d’habitants dont 7 étrangers en 2005 à 83 dont 10 aujourd’hui ; le solde migratoire annuel d’environ 200 000 personnes constitue depuis 1972 le seul facteur démographique dynamique.

Au-delà de ces sujets susceptibles de créer des frictions, le nouveau gouvernement allemand est résolument européen, et on peut s’attendre à un réveil de l’Europe avec l’affirmation de l’axe franco-allemand, comme, il y a un an et demi, au cours de la rencontre de Brégançon entre le Président français et la Chancelière. Pour faire avancer l’Europe, la nouvelle coalition envisage des coopérations « à géométrie variable » avec les États volontaires.

Jusqu’à présent, tétanisés par la seconde guerre mondiale et plus particulièrement la Shoah, soucieux de préserver leurs échanges commerciaux, les Allemands avançaient prudemment sur la scène internationale et éviter d’envoyer des troupes hors de leurs frontières. Mais la réalpolitique oblige à tenir compte des menaces avec l’affirmation hégémonique chinoise, la détermination de POUTINE à reconstituer des zones d’influence, l’expansionnisme d’ERDOGAN, et un Oncle Sam qui cherche à s’affirmer après la débâcle afghane. L’Allemagne utilisera-t-elle sa suprématie économique pour accompagner et favoriser une affirmation politique de l’Europe ?

 

Dov ZERAH
Ancien directeur de l’AFD
Ancien administrateur de l’IHEDN
Source : https://atlantico.fr