Lors d’une conférence, Pierre-Olivier Arduin a été amené à réfléchir sur la nature de l’engagement de l’Eglise dans la Cité et indirectement sur les fondements éthiques de la politique . L’Eglise a-t-elle le droit de s’exprimer publiquement sur des sujets de société ou doit-elle s’adresser uniquement à ses fidèles ? Sa doctrine sociale fait-elle partie de sa mission d’évangélisation ? Après avoir développé le thème de la loi naturelle, il livre dans cet article la seconde partie de sa réflexion sur le rapport entre foi et raison et l’engagement des laïcs dans la cité.
Repartir de Dieu
Nous parvenons ici au nœud de la problématique : peut-on parler de justice et de bien en faisant abstraction de la question de Dieu ? Non, répond Benoît XVI. Il nous faut faire extrêmement attention à cette tentation qui consiste à adopter un modèle rationaliste sécularisé de la loi naturelle dont la Commission théologique internationale a pu dire qu’il déformait et obscurcissait gravement la signification de la loi morale : lorsque nous parlons de loi naturelle, c’est de cet ordre voulu par Dieu dont il s’agit. Cet ordre est accessible à la raison mais il repose sur un Logos personnel, transcendant et créateur dont nous ne pouvons éluder l’existence. Sinon, avertit Benoît XVI devant le Bundestag, c’est comme si nous vivions dans un « édifice de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir les choses du vaste monde de Dieu (…). Il nous faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste ».
Comment allons-nous pouvoir réaliser cela, demande Benoît XVI ? En reconstruisant un rapport juste entre la foi et la raison et donc en repartant de Dieu. Il cite le grand juriste positiviste Hans Kelsen qui prétendait que les normes politiques ne peuvent découler que de la volonté humaine. En effet, si nous considérions que la nature était porteuse d’un message éthique, dit Kelsen, cela présupposerait l’existence d’un Dieu créateur dont la volonté se serait introduite dans la nature : « Discuter sur la vérité de cette foi est une chose absolument vaine », affirmait-il. Benoît XVI s’interroge alors devant les députés allemands : « L’est-ce vraiment ?, voudrais-je demander. Est-ce vraiment privé de sens de réfléchir pour savoir si la raison objective qui se manifeste dans la nature ne suppose pas une Raison créatrice, un Creator Spiritus ? ».
« À ce point, continue le Pape au Bundestag, le patrimoine culturel de l’Europe devrait nous venir en aide. Sur la base de la conviction de l’existence d’un Dieu créateur se sont développées l’idée des droits de l’homme, l’idée d’égalité de tous les hommes devant la loi, la connaissance de l’inviolabilité de la dignité humaine en chaque personne et la conscience de la responsabilité des hommes pour leur agir. Ces connaissances de la raison constituent notre mémoire culturelle. L’ignorer ou la considérer comme simple passé serait une amputation de notre culture dans son ensemble et la priverait de son intégralité. La culture de l’Europe est née de la rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome – de la rencontre entre la foi au Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l’identité profonde de l’Europe. Dans la conscience de la responsabilité de l’homme devant Dieu et dans la reconnaissance de la dignité inviolable de l’homme, de tout homme, cette rencontre a fixé des critères du droit, et les défendre est notre tâche en ce moment historique ».
C’est pour cela que Benoît XVI, dans le n. 28 de Deus caritas est, insiste dès le début de son pontificat, sur ce lien entre la foi et la politique. « Politique et foi se rejoignent. Sans aucun doute, la foi a sa nature spécifique de rencontre avec le Dieu vivant, rencontre qui nous ouvre de nouveaux horizons bien au-delà du domaine propre de la raison. Mais, en même temps, elle est une force purificatrice pour la raison elle-même. Partant de la perspective de Dieu, elle la libère de ses aveuglements et, de ce fait, elle l’aide à être elle-même meilleure. La foi permet à la raison de mieux accomplir sa tâche et de mieux voir ce qui lui est propre. C’est là que se place la doctrine sociale catholique : elle ne veut pas conférer à l’Église un pouvoir sur l’État. Elle ne veut pas même imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des perspectives et des manières d’être qui lui appartiennent. Elle veut simplement contribuer à la purification de la raison et apporter sa contribution, pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre ».
Devant l’assemblée générale des Nations-Unies à New-York dans son discours historique du 18 avril 2008, Benoît XVI a particulièrement insisté sur la relation intime qui existe entre les droits de l’homme et Dieu : « La loi naturelle, inscrite par Dieu dans la conscience humaine, est un dénominateur commun à tous les hommes et à tous les peuples ; c’est un guide universel que tous peuvent connaître et sur la base duquel tous peuvent s’entendre. Les droits de l’homme sont cependant, en dernier lieu, fondés en Dieu créateur qui a donné à chacun l’intelligence et la liberté. Si l’on ne tient pas compte de cette solide base éthique, les droits humains resteront fragiles, car privés de fondements solides ».
Proposer à nos contemporains une anthropologie qui s’appuierait sur la loi naturelle sans d’abord « remettre Dieu à sa place » risque d’être une impasse. Peut-on promouvoir un ordre éthique conforme à la loi naturelle, celui qui est juste avant toute formulation légale et sans lequel il n’y a pas de Cité humaine, en faisant comme si Dieu était un sujet secondaire ? Rappelons-nous un discours capital de Benoît XVI prononcé la première année de son pontificat devant le clergé du diocèse d’Aoste le 25 juillet 2005 : « A l’époque où la foi était divisée entre catholiques et protestants, dit le Pape, on pensa qu’il fallait conserver les valeurs morales communes en leur donnant un fondement suffisant de façon à ce qu’elles existent etsi Deus non daretur – comme si Dieu n’existait pas – [1]». On reconnaît dans la célèbre formule latine l’hypothèse du juriste hollandais Hugo Grotius (1583 – 1645) qui marque le commencement d’une compréhension rationaliste et sécularisée de la loi morale naturelle. A partir de là, Dieu va être progressivement relégué dans la sphère individuelle privée tandis que s’élabore une éthique laïque du devoir sensée maintenir la convivialité sociale et dont Emmanuel Kant fut le représentant le plus éminent. Tant que la culture continua à être irriguée par le christianisme, le stratagème d’une sécularisation de la morale garantissant sa validité universelle pouvait fonctionner. Nous avons ainsi vécu comme les rentiers d’une chrétienté dont les fruits furent cependant de moins en moins vigoureux pour protéger les acquis des siècles passés. Or, comme le résume dans un raccourci saisissant le Concile Vatican II, « la créature sans le Créateur s’évanouit ». N’avons-nous pas été les victimes d’une mentalité pélagienne visant à construire une morale sans la grâce espérant sauver l’homme et les valeurs en dehors de la foi ? Si Dieu a disparu de notre horizon collectif, l’éthique elle-même a désormais fait naufrage à son tour. Dans le même discours, le Pape remarque que « les valeurs morales ne sont plus évidentes et ne le deviennent que si Dieu existe (…). La tentative de modeler les choses humaines en faisant complètement abstraction de Dieu nous conduit toujours plus au bord de l’abîme et à la mise de côté de l’homme ».
Les concepts philosophiques de personne et de dignité eux-mêmes, nés dans un contexte de culture fortement christianisée, se désagrègent sous nos yeux pour devenir inintelligibles non seulement à la plupart de nos contemporains mais encore pour un nombre croissant de bioéthiciens. Ceci n’a pas échappé à Benoît XVI dans sa dernière encyclique : « La bioéthique [est un] domaine particulièrement délicat et décisif, où émerge avec une force dramatique la question fondamentale de savoir si l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu. Les découvertes scientifiques en ce domaine et les possibilités d’intervention technique semblent tellement avancées qu’elles imposent de choisir entre deux types de rationalité, celle de la raison ouverte à la transcendance et celle d’une raison close dans l’immanence technologique [2]».
Songeons aujourd’hui qu’un foetus, un nouveau-né, un malade atteint de démence ou en état végétatif sont considérés comme des organismes humains vivants dépourvus d’une dimension personnelle et n’ont dès lors de valeur que relative aux intérêts de tiers. Une bioéthique laïque semble bien démunie pour stopper les revendications transgressives qui ne cessent de se multiplier dans nos sociétés déboussolées : avortement postnatal, sélection eugéniste des enfants à naître, euthanasie, …. On le voit bien en France, la notion de dignité tourne complètement à vide et n’offre plus guère de consistance pour défendre la personne vulnérable, y compris dans des instances prestigieuses comme le Comité consultatif national d’éthique.
Que faire alors ? Il nous faut changer d’hypothèse de travail nous dit Benoît XVI qui propose aux intellectuels, politiques et décideurs contemporains d’inverser la maxime de Grotius et de fonder une éthique universelle et les droits de l’homme eux-mêmes sur le postulat de l’existence d’un Dieu Créateur. « Nous devons vivre, dit-il, quasi Deus daretur – comme si Dieu existait –, même si nous n’avons pas la force de croire, nous devons vivre sur cette hypothèse, autrement le monde ne fonctionne pas ». Il sera bien difficile de défendre la vie humaine de sa conception à sa mort naturelle et de protéger la dignité des plus fragiles si notre époque ne revient pas sur son rejet de Dieu. En d’autres termes, il n’y aura pas de nouvelle culture de vie sans nouvelle évangélisation.
Le rôle des laïcs
La nouvelle évangélisation pose de manière nouvelle la question de l’engagement des catholiques dans la cité, notamment quant à la protection des principes moraux non négociables.
Le chapitre 747 du Code de droit canonique énonce qu’ « il appartient à l'Église d'annoncer en tout temps et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne l'ordre social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la mesure où l'exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes ». Allons-nous nous dérober à cet appel ?
Benoît XVI a établi une feuille de route très précise pour l’Eglise, en particulier les laïcs : « Le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est le propre des fidèles laïcs. En tant que citoyens de l’État, ils sont appelés à participer personnellement à la vie publique. Ils ne peuvent donc renoncer «à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun », écrit-il au n. 28 de Deus caritas est.
C’est à partir de cette première encyclique, discours après discours, que Benoît XVI a tracé les grandes lignes d’un engagement renouvelé des catholiques dans la cité.
Lors de la veillée de prière pour la béatification du cardinal John Henry Newman le 18 septembre 2010, il part d’une des réflexions de Newman : « Dieu m’a créé pour un service précis. Il m’a confié un travail qu’il n’a confié à personne d’autre ». En effet, poursuit le Pape, la foi nous est donnée pour transformer le monde et lui faire porter du fruit par la puissance de l’Esprit Saint qui agit dans la vie et l’activité des croyants. Pour qui regarde avec réalisme notre monde d’aujourd’hui, il est manifeste que les Chrétiens ne peuvent plus se permettre de mener leurs affaires comme avant. Ils ne peuvent ignorer la profonde crise de la foi qui a ébranlé notre société, ni même être sûrs que le patrimoine des valeurs transmises par des siècles de chrétienté, va continuer d’inspirer et de modeler l’avenir de notre société. Nous savons qu’en des temps de crise et de bouleversement, Dieu a suscité de grands saints et prophètes pour le renouveau de l’Église et de la société chrétienne ; nous comptons sur sa Providence et nous prions pour qu’il continue de nous guider. Mais chacun de nous, selon son propre état de vie, est appelé à œuvrer pour l’avènement du Royaume de Dieu en imprégnant la vie temporelle des valeurs de l’Évangile. Chacun de nous a une mission, chacun de nous est appelé à changer le monde, à travailler pour une culture de la vie, une culture façonnée par l’amour et le respect de la dignité de toute personne humaine. Comme notre Seigneur nous le dit dans l’Évangile que nous venons d’entendre, notre lumière doit briller aux yeux de tous, pour que, en voyant nos bonnes œuvres, ils rendent gloire à notre Père qui est dans les cieux (Cf. Mt 5, 16). À ce point, je désire m’adresser spécialement aux nombreux jeunes ici présents. Chers jeunes amis : seul Jésus sait quel « service précis » il a pensé pour vous. « Soyez ouverts à sa voix qui résonne au fond de votre cœur : maintenant encore son cœur parle à votre cœur ».
Le lendemain, lors de la messe de béatification, Benoît XVI cite cette phrase du nouveau bienheureux Newman pour lancer « un appel en faveur d’un laïcat intelligent et bien formé » : « Je désire un laïcat qui ne soit pas arrogant, ni âpre dans son langage, ni prompt à la dispute, mais des personnes qui connaissent leur religion, qui pénètrent en ses profondeurs, qui savent précisément où ils sont, qui savent ce qu’ils ont et ce qu’ils n’ont pas, qui connaissent si bien leur foi qu’ils peuvent en rendre compte, qui connaissent assez leur histoire pour pouvoir la défendre ».
La doctrine sociale de l’Eglise n’est donc rien d’autre que le grand programme des catholiques appelés à œuvrer dans la cité. Son rôle est non seulement de les aider à construire une société authentiquement juste et d’éclairer les consciences obscurcies de leurs contemporains mais aussi de « ramener Dieu parmi les hommes ». C’est pourquoi le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise rappelle dès son premier chapitre que le Magistère est sûr que la doctrine sociale fait partie de la mission essentielle de l’Eglise. Si on devait donner une définition de la Doctrine sociale de l’Eglise, on pourrait citer celle magnifique de Benoît XVI dans Caritas in veritate : « annonce de la vérité de l’amour du Christ dans la société » (n. 5).
Je terminerai par cet appel de Benoît XVI adressé aux catholiques américains qui engagent évidemment tous les catholiques, y compris les Français : « Une fois de plus, nous constatons ici le besoin de laïcs catholiques engagés, bien formés, dotés d’un sens critique aigu vis-à-vis de la culture dominante et ayant le courage de combattre un sécularisme réducteur qui voudrait délégitimer la participation de l’Eglise au débat public sur les questions qui déterminent l’avenir de la société américaine. La préparation de responsables laïcs engagés et la présentation d’une expression convaincante de la vision chrétienne de l’homme et de la société demeure une tâche prioritaire de l’Eglise dans votre pays; en tant qu’éléments essentiels de la nouvelle évangélisation, ces préoccupations doivent déterminer la vision et les objectifs des programmes catéchétiques à tous les niveaux.
A cet égard, je voudrais mentionner avec reconnaissance vos efforts en vue de maintenir les contacts avec les catholiques engagés dans la vie politique et de les aider à comprendre leur responsabilité personnelle en vue d’offrir un témoignage public de leur foi, en particulier en ce qui concerne les grandes questions morales de notre temps: le respect de la vie, don de Dieu, la protection de la dignité humaine et la promotion de droits humains authentiques. Comme l’a souligné le Concile, et comme je l’ai moi-même répété au cours de ma visite pastorale, le respect pour la juste autonomie du domaine séculier doit également prendre en considération la vérité selon laquelle il n’existe pas de domaines d’affaires terrestres qui peut échapper à la référence au Créateur et à son autorité (cf. Gaudium et spes, n. 36). Il ne peut y avoir de doute qu’un témoignage plus important de leurs convictions profondes de la part des catholiques américains contribuerait dans une large mesure au renouveau de la société tout entière ». Puissions-nous nous sentir interpellés par l’appel pressant de notre Pape et y répondre avec force et courage.
Photo : © Wikimedia Commons / AngMoKio
[1] Benoît XVI, Rencontre avec le clergé du diocèse d’Aoste, 25 juillet 2005.
[2] Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, n. 74.
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