D'une Trinité, l'autre

Comment le Dieu trinitaire a été remplacé par sa contrefaçon postmoderne et ses idoles : la toute-puissance de la technique, la dialectique de la victime et du bourreau, la tyrannie du désir.

Il EST PEU PROBABLE que la solennité de la Trinité que l'Église fête ce dimanche devienne l'occasion, pour les foules gagnées par l'indifférence religieuse ou l'apostasie silencieuse, de se pencher sur la spécificité trinitaire du monothéisme chrétien. Il faut dire que les noms des trois Personnes divines du Dieu un et trine n'ont rien pour séduire les mentalités telles que le magistère postmoderne rêve de les formater.

Des noms qui passent mal

La première Personne de la Trinité, le Père, est sûrement la plus mal placée pour briguer les suffrages d'un air du temps qui se fantasme né d'hier et auto-construit. La figure paternelle est en effet décriée depuis bien longtemps déjà.

Mai 68, queue d’une comète issue des « maîtres du soupçon », a fini par lui régler son compte pour de bon. Les héritiers du mouvement n'ont eu qu'à suivre la pente, au besoin en réanimant artificiellement un cadavre pour poser (sans risque) aux rebelles. Le « mariage pour tous » a porté l'estocade finale.

Dans ce contexte de totalitarisme idéologique, doux et insidieux, le Père de la Trinité a toutes les chances d'être compris comme la caution de l'autoritarisme, de la castration, symbolique ou réelle, voire de tous les régimes politiques dictatoriaux.

L’héritage interdit

Le Fils n'est pas mieux placé, malgré les apparences. Être fils, en effet, c'est assumer un héritage, une filiation, une dette : toutes choses dont la postmodernité ne veut à aucun prix. De plus, le Fils de la Trinité peut être soupçonné de conforter le statut de minorité spirituelle auquel le Dieu tyrannique biblique est censé réduire ses créatures. L'espèce humaine a eu suffisamment de mal à conquérir son autonomie pour ne pas désirer retomber sous la sujétion de la loi d'un autre !

Le rejet de la seconde Personne de la Trinité est au fond solidaire de celui de la première. Si le père est récusé comme autorité, le fils l’est tout autant comme figure devant recueillir un quelconque héritage.

D'ailleurs les nouveaux pédagogues ont parfaitement intégré la leçon : les élèves ne sont-ils pas appelés à construire leur propre savoir eux-mêmes, en dehors de toute transmission d'un savoir qui les précèderait ? Dans ce contexte, à quoi bon des maîtres, des pères, et... des fils ?   

Quant à l'Esprit, sa Personne demeure trop mystérieuse pour susciter autre chose, en ces temps d'ignorance religieuse, de fainéantise spirituelle et d'ironie facile, qu'une moue dubitative, quand ce n'est pas des sarcasmes virulents.

La trinité postmoderne

Cependant, si la postmodernité reste peu curieuse au sujet de la spécificité trinitaire du monothéisme chrétien, il n'en demeure pas moins qu'elle possède elle aussi sa trinité. Comme on peut s'en douter, celle-ci est bien différente de celle des chrétiens !

Le Père, en tant que source, a été remplacé par la technique fécondante et énergisante. Désormais la perpétuation de l'espèce lui est confiée : fécondation in vitro, gestation pour autrui, procréation médicalement assistée.

Mais la Technique peut aussi se faire puissance démiurgique plus radicalement encore. Tel est le projet poursuivi par le transhumanisme, dont le but consiste à augmenter l'humain de telle sorte qu'advienne le posthumain. C'est ainsi que le Père, comme Personne à qui est appropriée traditionnellement la toute-puissance, se trouve maintenant dépassé par la biotechnique, qui ne contentera pas d'un vulgaire humanoïde grevé de faiblesses, d'états d'âme et de sous-performances corporelles...

La victimisation

De son côté le Fils de la trinité postmoderne sera métamorphosé en archétype des victimes que notre modernité tardive désire prendre sous sa coupe afin de s'en faire une clientèle idéologique docile et facilement malléable. Jésus n'a-t-il pas été la première victime du pouvoir religieux, patriarcal ?

Dans la foulée la postmodernité va régler ses comptes avec ses maîtres auxquels elle ne veut rien devoir, et cela en leur imputant rétrospectivement des crimes à foison. C'est ainsi qu'est inaugurée l'ère majestueuse de la repentance, de la haine de soi, et des victimes : populations colonisées, enfants martyrisés, femmes soumises, déviants sexuels stigmatisés, mal-croyants ostracisés.

Le Fils de la trinité postmoderne, ce sont toutes les personnes victimes des « phobies » des âges obscurs du patriarcat, de l'européen dominateur, du mâle violent, de l'inquisition religieuse, etc.

Liberté illimitée

Enfin, dernier de la triade, l'Esprit postmoderne constitue le catalyseur d'une liberté illimitée dont le résultat se cristallise dans le droit absolu à faire tout et son contraire. Liberté pour les singes bonobos et criminalisation des propos politiquement incorrects, lutte contre la peine de mort et incitation à l'euthanasie (avec toutes les précautions euphémiques qui s’imposent), protection fanatique de la vie des cétacés et promotion dans le même temps du droit à l'avortement...

Un âge de l'Esprit, caricature de celui de Joachim de Flore, où l'hubris d'un « droit à » n'est bornée que par les digues des procédures d'un « vivre ensemble » qui n'est qu'un autre mot pour traduire la réalité, autrement moins ragoûtante, d'un « vivre séparé » problématique.

Une idéologie offensive

Ainsi se dessine une fausse trinité postmoderne : technicisation tous azimuts, victimisation à outrance (avec ses deux corollaires : infantilisation et déresponsabilisation), liberté illimitée. Trinité de l'excès, ignorante de la paternité bienveillante de Dieu, du désir de rendre grâce du Fils, de la liberté dans la vérité de l'Esprit.

Une contrefaçon, mais pas seulement : car nous ne sommes pas ici dans un simple jeu spéculatif. Cette fausse trinité idéologique tente de prendre possession de la réalité, de la faire plier à ses diktats.

Désormais, on ne joue plus. À la liberté des fils du Père dans l'Esprit risquent de succéder la tyrannie de la technique triomphante, le terrorisme des procureurs chargés de défendre — et de trouver — des victimes qui vont se raréfiant, en traquant leurs soi-disant « bourreaux », et enfin la course folle aux innovations sociétales.

L'homme n'a rien à gagner à l’escamotage de la Trinité chrétienne par cette macabre caricature. Il devient plus urgent que jamais d’en prendre conscience avant qu’il ne soit trop tard.

 

Jean-Michel Castaing est essayiste et théologien. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

 

Illustration : L’icône de la Trinité de Roublev (détail), 1422, Moscou, galerie Tretiakov.

 

 

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