Dans sa dernière allocution au corps diplomatique, Benoît XVI a parlé de la crise comme d’un possible « aiguillon ». Est-ce l’aiguillon de la mort dont Saint Paul proclame la défaite dans la première épître aux Corinthiens, où l’aiguillon sous lequel lui-même regimbait en vain jusqu’à sa conversion ? François de Lacoste Lareymondie reprend l’image à son compte, y compris dans son ambivalence. En effet, non seulement toute organisation humaine finit forcément par entrer en crise parce que nous vivons dans l’imperfection et le péché ; mais il est en général nécessaire que la crise survienne pour signaler ces imperfections et aider à les corriger.
Oui, cette crise peut être salutaire. Encore faut-il savoir pourquoi et comment. Est-ce la « felix culpa » de la nuit pascale que nous chanterions ici ? Ou bien, à l’instar des révolutionnaires, préluderait-elle à l’accouchement de la « cité radieuse » ?
Il n’y a pourtant pas lieu de se réjouir : crise économique, crise politique, crise morale, le diagnostic est sombre ; les désordres sont profonds ; et bien éloignée, la petite lumière qui pourrait indiquer le bout du tunnel. Pire, nous ne sommes même pas sûrs d’avoir touché le fond ni d’avancer vers cette lumière.
Alors n’est-il pas prématuré de se demander déjà « comment en sortir » ? D’ailleurs, si les analyses documentées et éclairantes sont nombreuses, en revanche plus rares sont les conseils pratiques qui soient à la fois réalistes, opératoires et à la hauteur des problèmes : on entend beaucoup de « pourquoi », mais peu de « comment ». Il y a au moins une bonne raison à cela : l’ampleur et la profondeur de la crise dépassent tout ce que nous savons gérer et la portée des mécanismes, outils et procédures qui sont à notre disposition.
Sans esquiver mon sujet, c'est-à-dire une réflexion sur le « comment », j’aimerais auparavant mettre en lumière les grands dilemmes auxquels nous sommes confrontés.
Le vertige du désastre annoncé
Le premier dilemme s’articule autour de ce que j’appelle le « vertige du désastre ».
Au revers de la démocratie égalitaire, consumériste et pénitentielle qui imprègne nos sociétés occidentales et que décrivent cliniquement sociologues et philosophes, se trouve l’empire du pessimisme. Il a lui-même trois versants.
Le premier est un versant cynique qui répond au découragement qui l’accompagne. Les maux de notre société nous dépassent ; ne cherchons pas à feindre de les maîtriser, mais abandonnons-nous à la jouissance immédiate si nous en avons encore les moyens, ou à leur récupération si ces moyens nous manquent. Notre seul souci devrait être de durer, de gagner du temps, en colmatant les brèches pour ne rien changer, ou le moins possible : « après nous le déluge » comme Mme de Pompadour l’aurait dit à Louis XV qui s’affligeait de la défaite de Rossbach contre les Prussiens en 1757. J’exagère à peine ! Que signifie d’autre une société sans enfants, qui renie son histoire et sa culture, et qui par conséquent se coupe de tout avenir ?
Le second versant est celui d’une morale « punitive ». C’est celle des « vertueux » qui ont évité ou anticipé la crise – dans son aspect financier qui seul compte pour eux – par la rigueur de leur gestion, et qui ne veulent pas payer pour les autres afin de ne pas favoriser le « hasard moral ». Autrement dit, les fourmis ne sont pas là pour sauver les cigales à moins que celles-ci n’acceptent d’acquitter le prix fort de leur nature dépensière et imprévoyante. Tant pis si le malade meurt à force d’austérité : on l’abandonnera sur le bord de la route. Cette morale punitive de la rétribution comptable est évidemment hermétique à toute idée de solidarité dans une société européenne qui est, pourtant, semblable de Berlin à Athènes en passant par Paris ; et totalement étrangère à celle de la miséricorde répandue en surabondance par Celui qui fut le vrai prix de la « felix culpa » que j’évoquais en introduction. Mais le prix à payer ne dépasse-t-il pas déjà nos capacités d’acquittement ?
Le troisième versant du vertige du désastre est beaucoup plus redoutable : c’est le versant « prophétique », celui qui non seulement voit dans le malheur du monde le châtiment mérité, mais qui fait des conséquences de ce malheur le moyen du retour à la vertu : « levez-vous orages désirés ». Qu’on aille au bout du désastre pour qu’enfin les yeux s’ouvrent et que les hommes se corrigent ! Et le plus vite possible, quitte à donner un coup de pouce au destin. Tentation qui saisit les « justes » plus que d’autres au temps du malheur, lorsqu’ils désespèrent de voir s’opérer le redressement et qu’ils ne savent plus « comment faire » ; tentation qui, au demeurant, saisit surtout ceux que le malheur épargne encore et qui n’en savent pas le coût ; mais tentation qui véhicule avec elle une triple faute :
- Une faute psychologique : la chute dans le malheur suscite plus sûrement la révolte que la conversion, et avec elle la violence dont souffrent d’abord les plus faibles ;
- Une faute politique : on sait que la politique du pire, qui se cache derrière, est toujours la pire des politiques car elle fait d’abord le jeu de l’Adversaire ;
- Une faute morale surtout : on ne peut jamais vouloir un mal, fût-il déguisé en bien provisoire, pour en attendre un bien durable, car le mal engendre le mal dans une spirale infernale.
En réalité, nous n’avons pas d’autre issue morale à la crise que de rechercher le bien concret dans la situation contingente où nous nous trouvons, et de le réaliser pas à pas. Encore faudrait-il que nous disposions des instruments politiques adéquats, m’objectera-t-on.
La tentation de l’éviction des peuples
Là se situe le second dilemme : il est d’ordre politique. Il s’articule directement sur le précédent en révélant l’inaptitude de nos schémas démocratiques à prendre la crise en charge. Sans entrer dans les détails qui sont bien connus, je me contenterai d’énumérer les caractéristiques de cette inaptitude largement décrite.
Vient d’abord l’aveuglement devant la réalité, systématique depuis quatre ans, et aggravé par la primauté du court terme. De fait, nos gouvernements savent gérer l’urgence ; ils sont capables, à la rigueur, de décrire les solutions à long terme et parfois de les mettre en œuvre petit à petit ; mais ils sont muets et impotents sur le moyen terme qui commande pourtant le passage de l’un à l’autre.
Il est vrai que le fonctionnement de nos institutions est largement inadapté. On l’a vu des mécanismes européens : on décide trop peu et trop tard ; on est prisonnier de procédures trop complexes ; on ne sait plus qui est en charge de quoi et avec quelle responsabilité ; on s’enferme dans le juridisme étroit de traités systématiquement révisés et toujours menacés par la défaillance de l’un ou l’autre. Le gouvernement américain n’est pas logé à meilleure enseigne, lui dont le leadership est manifestement insuffisant, et qui refuse de remettre en cause tant le mode de vie américain que le statut impérial des USA.
À la décharge de nos dirigeants, on observe que les mécanismes électoraux sont inadéquats. Aux États-Unis, le rythme biennal, qui correspond à la méfiance congénitale que les « hommes de Washington » inspirent au peuple, semble fait tout exprès pour leur couper les ailes. Quant à l’Europe, l’obscurité des mécanismes communautaires et leur confiscation par des instances sans responsabilité politique d’une part, d’autre part la succession désynchronisée des élections et l’ambigüité des enjeux où se mêlent le national et le communautaire, empêchent les débats de fond et toute sanction des choix politiques. Mais est-ce vraiment une excuse ?
Ajoutons-y, pour faire bonne mesure, la dépossession de pouvoir dont souffrent les gouvernements nationaux par l’effet de la mondialisation et dont les « marchés » constituent l’alibi, sans que les instances multilatérales soient capables de prendre le relai.
Vient alors la grande tentation qui se présente comme voie de salut : remettre le pouvoir aux « techniciens » qui, eux, « savent » quoi faire et ont le « courage » de le faire. Les peuples suivront, comme l’intendance. Ainsi, M. Mario Monti a-t-il pris en charge le gouvernement de l’Italie sous les applaudissements universels ; les marchés sont satisfaits, et les grands de ce monde lui en savent gré en l’incorporant dans leurs cénacles. La crise finirait donc par donner raison aux héritiers de Jean Monnet dont la pensée politique repose précisément sur un présupposé d’inaptitude et de dangerosité des gouvernements élus, à la fois faibles et démagogiques. Pour un peu, la Grèce en ferait la démonstration grandeur nature.
« Oublieuse mémoire » des thuriféraires de cette abdication : de la technocratie à la tyrannie, il n’y a qu’un pas souvent franchi. Car, où s’arrêter quand on entreprend de faire le bonheur des peuples sans eux ; puis malgré eux ; et enfin contre eux ? Sans vouloir donner raison aux manifestants grecs et à leur classe politique dont on connait les défauts, n’a-t-on pas sous les yeux une coupe qui est prête à déborder. À l’inverse, les pays européens qui se sont engagés sur la voie du redressement ne sont-ils pas tous, sans exception, de l’Irlande au Portugal en passant par l’Espagne, dirigés par des gouvernements qui ont été élus précisément pour ce faire, aussi douloureuses que soient les remises en cause à opérer, à condition d’assumer la légitimité démocratique dans la vérité et le courage ?
Réforme morale et réforme politique : combler le fossé
Je ne ferai qu’évoquer l’appel répété que lancent les plus lucides, à commencer par Benoit XVI que j’évoquais en commençant. Nous ne sommes pas dispensés de réforme morale ; au contraire, le remède à long terme passe par là, c'est-à-dire concrètement, par le changement de nos comportements dans tous les domaines. Comme consommateurs, épargnants, emprunteurs, chefs d’entreprise ; mais aussi dans notre rapport à la loi si souvent contournée avec bonne conscience (le légal exonère-t-il du moral ?) ; et dans notre propension à détourner à notre profit tout ce qui sert nos intérêts sans égard pour le bien commun et la justice (siphonage des fonds publics, recours abusifs aux aides et prestations, évasion fiscale, etc.). Prenons une analogie : au lieu de râler contre les autres au milieu d’un embouteillage, je dois me dire que « je suis l’embouteillage », que j’y contribue autant que j’en souffre, et que je peux l’éviter en ne m’y mettant pas. Si nous ne réformons pas nos propres comportements, tout discours sur la réforme de l’État, de la Sécurité sociale, des entreprises et des marchés est à la fois vain et hypocrite : nous le discréditons nous-mêmes.
Mais reste ouverte la béance politique entre le long et le court terme. Présentement, nous avons une chance : sans doute pour la première fois dans l’histoire moderne, nous avons la possibilité de résoudre une crise majeure de façon ordonnée, sans attendre que la révolution ou la guerre ne la balayent avec d’autres exigences. Saurons-nous la saisir ?
Laissons de côté les optimistes de principe qui, à chaque nouvel enfoncement, s’obstinent à déclarer que le plus dur est passé et que la reprise est en marche ; écartons également les adeptes des solutions toute faites, pour qui il n’y a qu’à… Si les choses étaient si simples, nous n’en serions pas là. Il n’existe ni clé universelle de la sortie de crise, ni solution qui ne nous engage profondément au cœur même de nos modes de vie et de nos comportements.
Il faut commencer par assumer la technicité des questions à résoudre et des mesures à prendre. Tant pis pour les gros titres du journal télévisé ; mais la correction des errements est à ce prix, plus que dans le médiatique et le spectaculaires dont on connait la vanité. Au demeurant, il n’y a pas de réelle moralité sans compétence technique car il faut descendre des principes généraux aux situations concrètes.
S’impose également la diversité des mesures envisageables et leur complémentarité. Pourquoi ? Pour la raison évidente que la crise est globale, qu’elle sourd de toutes les dimensions de la société et qu’elle implique autant les États que l’ensemble des acteurs économiques et des couches sociales. Son traitement passe nécessairement par une palette de mesures dans la constitution de laquelle nous n’avons plus le loisir de nous dispenser des plus radicales.
Comment en sortir ?
Je m’en tiendrai ici à quelques lignes directrices d’ordre économique et financier puisque là se trouve le besoin immédiat :
- Peut-on continuer d’empiler les dettes publiques en recourant à des techniques de mutualisation entre les états ou de monétisation par les banques centrales ? Sans doute le fallait-il à l’instant du sauvetage en urgence. Mais ensuite cela ne revient-il pas à soigner le drogué par des doses de plus en plus fortes ?
- Attendre son salut de l’inflation ? Même si un peu d’inflation aide aux ajustements en les fluidifiant, dès qu’elle prend des proportions significatives, elle ruine les épargnants, appauvrit les détenteurs de revenus fixes et pèse sur les petites gens. Au demeurant, malgré la surabondance monétaire, la hausse du coût des matières premières et la manipulation des rapports de change, le cœur même du mécanisme inflationniste, à savoir l’enchainement prix/salaires, est désactivé à cause de la mondialisation des échanges et du chômage.
- Punir les banques et les opérateurs des marchés financiers ? Certes, ils ont beaucoup fauté. Mais qu’est-ce qui est en cause ? Les rémunérations trop élevées, ou bien l’opacité des marchés organisée depuis dix ans, leur cartellisation entre les mains un petit nombre d’acteurs devenus trop gros, des prises de risques excessifs et une déréglementation abusive ? Toutes dérives qui se corrigent par une régulation sérieuse et efficace des marchés et des banques, des réductions de taille, une mise en responsabilité et des contrôles réels, c'est-à-dire par des mesures plus techniques que médiatiques.
- Annuler une partie des dettes ? C’était inconcevable il y a encore six mois ; on sait à présent que c’est inévitable. Il est impossible à la plupart des États occidentaux (pas seulement la Grèce ou Portugal, mais aussi les plus grands, USA et Royaume-Uni compris) de continuer de les accumuler en éludant toujours leur remboursement. La première question est de savoir dans quelle proportion : ce ne peut pas être la même pour tous, mais seulement à hauteur de ce qui est nécessaire pour rendre l’endettement de chacun soutenable à long terme ; la seconde porte sur les mécanismes qui permettront de le faire progressivement sans dévaster les bilans de la planète.
- L’austérité ? Trop, elle tue le malade parce qu’elle le fait entrer dans la spirale fatale de la dépression : l’exemple grec devrait nous suffire. Ce n’est pas non plus en surajoutant des prélèvements fiscaux à grande échelle que l’on comblera les déficits courants. Mais entre le trop d’austérité et le rien qui prévaut généralement, la marge est considérable. Comme il est immoral, et maintenant impossible, de continuer de reporter sur les générations futures la charge de nos consommations présentes, nous avons le devoir de remettre à plat nos systèmes publics et de réduire notre propension à la dépense collective pour les proportionner à ce que nous pouvons réellement payer.
- Relancer la croissance ? évidemment ; mais laquelle ? En dépensant encore plus pour soutenir la consommation ? Ce serait retomber dans l’ornière fatale. Par contre, il y a beaucoup à faire pour desserrer les multiples freins malthusiens qui brident les initiatives ; et davantage encore pour que nos économies deviennent plus sobres en énergie et en matières premières.
Il faudrait évoquer aussi la réforme des mécanismes politiques pour les recentrer sur ce qui relève de la sphère publique, les rendre plus aptes à la décision et les libérer du clientélisme. Sans oublier le tissu social lui-même et le retour à opérer vers une culture de vie, qui passe par un sursaut démographique et donc par une refondation politique sur la famille, sans lesquels tout le reste sera vain car voué à la mort. Le programme est vaste et la route semée d’embûches tant il y a de blocages à lever et de façon de vivre à faire évoluer.
La guérison passe donc à la fois par notre propre réforme morale et par la prise en charge du chemin des réformes politiques et économiques que doit opérer la démocratie. Salutaire sera la crise si elle nous permet ce progrès par rapport aux grandes secousses antérieures de notre histoire, parce qu’alors nous aurons assumé concrètement notre engagement au « meilleur possible », ici et maintenant. Si tel n’est pas le cas, la perspective d’un règlement ordonné disparaitrait certainement au profit des pouvoirs autoritaires, de la violence et de la guerre. Les tensions qui montent dans certains États voisins et dans certaines parties du monde qui sont à nos portes nous disent que l’échéance approche.
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