L’amiral Dufourcq, rédacteur en chef de la revue de la défense nationale dresse le bilan « défense » du quinquennat qui s’achève et souligne « les points de vigilance » dans le cadre du débat pour l’élection présidentielle.
La 13ème législature de la Vème République restera marquée dans le domaine de la défense nationale par l’emploi assidu des forces militaires, la modernisation des parcs d’équipements et le lancement de réformes d’envergure. Tout au long de cette législature aura régné un certain consensus politique sur les affaires de défense. Mais la crise financière aigüe qui sévit et l’impact qu’elle a sur la perspective européenne vont désormais peser plus fortement sur l’effort de défense du pays. La prochaine législature sera donc la première d’une nouvelle posture de défense du pays plus que l’épilogue d’une guerre froide désormais révolue.
Un quinquennat engagé et réformateur
C’est l’emploi des forces qui caractérise ce quinquennat. On relève en effet une activité militaire soutenue depuis cinq ans qui a contribué à fortement aguerrir l’outil de défense et à l’éprouver avec près d’une centaine de morts et beaucoup plus de blessés au combat. La France a conduit jusqu’à six opérations aéroterrestres et aéronavales simultanées, en général au sein de coalitions et dans le cadre de la défense de la paix et de la sécurité internationale. C’est plus de 8000 hommes qui ont ainsi été en moyenne engagés dans des opérations de combat dans différents théâtres : Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Liban, lutte contre la piraterie, contre le narcotrafic …. La voie parlementaire a été aménagée constitutionnellement pour permettre à la représentation nationale de valider ces engagements dont le coût a approché un milliard d’euros annuels.
Mais on retiendra aussi le nouveau cadre d’analyse élaboré au début de la législature et adopté mi-2008 sous la forme d’un Livre blanc sur la défense et la sécurité de la France. Il a conduit à trois évolutions fortes du cadre conceptuel militaire: les domaines de la défense et de la sécurité ont été réarticulés dans une stratégie nationale de sécurité, la fonction stratégique connaissance-anticipation a été mise en évidence et enfin la pleine participation de la France à l’Otan a été décidée. A ces étapes importantes qui ont eu pour effets immédiats de transférer l’appareil de la Gendarmerie nationale au ministère de l’Intérieur, de réorganiser la chaîne d’analyse et de décision de l’exécutif et d’affecter un nombre significatif d’officiers dans la structure intégrée de l’Otan, il faut ajouter les réformes structurelles engagées dans le cadre global de la RGPP. Elles ont eu de multiples effets. Les trois plus importants sont une nouvelle étape d’intégration interarmées qui place le chef d’état-major des armées en haut de la pyramide unifiée, la décision de création d’un réseau resserré de bases de défense interarmées destinées au soutien des forces opérationnelles et la diminution des effectifs du ministère de la Défense de 54000 hommes, ce qui les ramène à un plus bas niveau historique.
Pour compléter le tableau de ce quinquennat engagé et réformateur, il faut noter que de nombreux équipements militaires conçus il y a 15 ans, testés récemment, sont arrivés opportunément en parc opérationnel pour donner à nos forces des moyens modernes dans leurs postures militaires ou leurs engagements divers: les porte-hélicoptères de projection, les chasseurs Rafale au standard polyvalent, les hélicoptères Tigre et Caiman, les missiles Scalp et M51, les blindés VBCI … L’ensemble de ces matériels produits par une industrie de défense performante a permis à la France de disposer d’une forte réputation technique que la performance des forces engagées a transformé en autorité militaire reconnue.
Enfin, notons que la planification de défense de la loi de programmation militaire a été tant bien que mal suivie pendant cette législature qui prévoyait précisément une montée en puissance budgétaire à partir de 2012, dont les prémisses ont été différées du fait de la crise.
Points chauds à discuter
Même si peu de passions ont agité les questions de défense au cours de la législature écoulée, plusieurs points ont été l’objet de vives discussions et ont divisé les experts. Il s’agit principalement du retour de la France dans l’Otan, de l’activité expéditionnaire des forces armées et de la nouvelle carte militaire de la France. Mais bien d’autres sont en question.
Le retour de la France dans l’Otan s’est fait sur la foi qu’il servirait ce qu’on appelle par commodité l’Europe de la défense. Après l’active présidence française de l’Union européenne en 2008, il portait l’espoir d’une réelle évolution de l’Otan dans le sens des intérêts européens. Il n’en a rien été et la déception a été vive chez de nombreux experts et acteurs français de ce dossier. Le discrédit progressif des capacités opérationnelles américaines en Irak,évacué après un sursaut militaire considéré comme décisif, a annoncé la disqualification en cours de la planification stratégique de l’Otan en Afghanistan. L’organisation atlantique se prépare à quitter dès que possible ce pays dans les conditions d’une retraite négociée. On comprend que dès lors, la réintégration inconditionnelle de la France dans la structure militaire atlantique puisse apparaître comme une occasion manquée, un contretemps voire un alignement masqué. Elle semble à certains d’autant plus problématique que, conjuguée au traité britanno-français de Lancaster House en 2010, elle ruine en profondeur l’espoir d’une communauté européenne de destin et d’intérêt soutenue par des moyens militaires européens coordonnés au niveau de l’Union européenne. A moins que le repositionnement américain en Asie n’abandonne le soin de la défense de l’Europe et celui de l’Otan aux seuls Européens. Il y a là un point sur lequel interroger les candidats : quelle est leur approche de la capacité militaire des Européens ?
Autre point de vigilance du pays, la participation des forces armées françaises au soutien à la paix et à la sécurité internationale dans des activités expéditionnaires lointaines, coûteuses et meurtrières dans lesquelles les intérêts directs du pays n’apparaissent pas clairement. Cette question qui se pose chaque fois qu’une tension internationale s’exerce ou que des pertes sont à déplorer renvoie à la question de la responsabilité internationale de la France liée à son statut à l’ONU et à ses engagements en coalition. Elle est d’autant plus difficile à apprécier que les Français ont une connaissance intime de la guerre, de celle qui a marqué le sol national au cours des derniers siècles et qu’aujourd’hui nos forces sont engagées dans des conflits sans guerres, des combats sans batailles et des engagements sans victoires. Voilà un autre point de questionnement pour les candidats à la fonction de chef des armées. Quel type de situation vaut d’engager la parole de la France, l’argent de ses contribuables et le sang de ses militaires ?
Parmi les autres sujets disputés figure la répartition en France des bases de défense qui redessine en profondeur la carte militaire et modifie l’empreinte des armées sur le territoire national. Outre le fait que la France est un pays de tradition militaire, la question de la sécurité du territoire et de la survie de la population relève depuis les origines de la fonction militaire. Même si la gendarmerie nationale a aujourd’hui hérité de la charge militaire de la sûreté du territoire national, il semble vital à beaucoup que les forces armées, même concentrées et réduites, restent réparties sur l’ensemble du territoire national et non regroupées autour de bases de projection expéditionnaire. Abordée trop facilement sous l’angle de la contrainte administrative et logistique, la question des bases touche en fait au tissu socio-économique et aux vécus régionaux. Elle demande un complément d’enquête et une confirmation politique.
Enjeux et débats
Si ce bilan militaire de la législature n’est au fond guère contesté en profondeur et si les réformes en cours ont de bonnes chances d’être poursuivies avec les inflexions que la situation budgétaire imposera au pays tout entier, -quelle que soit la politique générale suivie-, il existe des domaines cruciaux que devra aborder la nouvelle législature. Ils arriveront à échéance au cours des cinq ans qui viennent.
Ce sont essentiellement ceux de la personnalité de défense de l’Union européenne, la place du nucléaire et de la cybernétique dans notre posture de défense, et le lien entre le pays et ses forces armées. Ces trois questions sont vitales et on les trouve à la racine de notre posture de défense sous la Vè République. Faut-il changer de paradigme de défense ?
L’intégration européenne est le choix constant de la France depuis les années 50 ; pierre angulaire de nos choix stratégiques, elle est aujourd’hui menacée par la divergence profonde des Européens sur l’approche de la puissance ; elle est exacerbée par la crise des dettes souveraines qui a créé un biais dangereux entre l’Union européenne et l’Eurozone. La posture d’indépendance nationale et d’autonomie stratégique de la France qui fait l’objet d’un vrai consensus républicain passe par une capacité stratégique d’action de l’Union européenne, à défaut par celle d’un noyau d’Européens. Renoncer à y prétendre et se contenter d’un pilier franco-britannique d’une alliance atlantique contrôlée par les Etats-Unis, abandonner à l’Allemagne la primauté de la puissance civile serait un vrai changement de cap, un début de renoncement à l’autonomie stratégique et à une Europe majeure et. La prochaine législature sera confrontée à cet enjeu décisif mais qui risque de rester subreptice et masqué. Formons le vœu qu’il y ait là un véritable débat assorti de véritables options entre lesquelles choisir en toute connaissance de cause.
La dimension nucléaire de nos forces figure aujourd’hui au premier rang de notre posture stratégique. Les débats sur le désarmement (Mouvement Global Zero), sur l’avenir de l’électronucléaire (Conséquences de Fukushima) distinguent la France de ses voisins et singularise ses choix. Faut-il résister, accompagner, anticiper cette déconstruction d’une capacité nucléaire qui fonde notre autorité et notre indépendance stratégiques ? Ou bien faut-il se contenter de la conduire désormais en mode mineur sans renoncer aux avantages réels qu’elle procure ou encore en partager la priorité et les budgets avec une effort décisif de capacité d’action dans le domaine de la cyberdéfense ? Les questions du renouvellement de nos forces nucléaires stratégiques et d’adoption d’une véritable cyberstratégie vont se poser dans les cinq ans. Y répondre demandera une véritable analyse prospective qui engagera le pays. On est là bien au-delà d’une question de communication politique : on touche au cœur de l’identité nationale, de l’excellence française et de la protection du développement du pays. Ces perspectives cruciales imposent un vrai débat national, pas seulement entre experts.
Enfin, c’est le peuple en armes qui se portait hier aux frontières pour défendre le pays. Il en constituait le dernier rempart et la conscription l’alimentait. Aujourd’hui que les frontières sont ouvertes, que les voisins sont partenaires, la patrie n’est plus en danger, les forces armées sont devenues professionnelles et s’en sont éloignées. Le lien entre « la France et son armée » se distend et ce, d’autant plus, que dans une population de plus de 65 millions d’habitants, la part militaire n’excède guère 0,5%. Comment faire pour que la défense de la France et la sécurité des Français restent l’affaire de tous les citoyens ? Voilà une question politique centrale qui devra venir au débat pendant la prochaine législature. Le plus tôt sera le mieux.
Perspectives
La prochaine législature va démarrer dans un contexte de crise financière et européenne aigüe. Elle devra mettre l’accent sur la relance économique et la rigueur budgétaire. Bien évidemment,la question de l’importance de l’effort de défense de la France va se retrouver, officiellement ou non, sur la sellette. Evalué aujourd’hui à 1.6% du PIB, il reste bien au-dessus de l’effort de nos voisins européens qui plafonne à 1.2%. Derrière cette question d’apparence technique, deux graves enjeux stratégiques sont à considérer, celui de notre capacité à nous défendre par nous-mêmes, et celui -directement lié- du maintien de notre souveraineté de défense en matière industrielle.
Et le premier dossier qu’aura à arbitrer le nouveau président de la République, chef des armées, est celui du degré de participation de la France au bouclier antimissile dont les Etats-Unis ont convaincu les Européens de se doter dans le cadre de l’Otan. Cette entreprise de longue haleine qui ouvre d’intéressantes perspectives à nos champions technologiques nationaux est aussi assez éloignée des préoccupations sécuritaires de la population française plus attentive à d’autres formes de précarité, socioéconomiques celles-là. Elle offre une parade partielle à ce qui reste pour la plupart des Européens une simple conjecture. Mais elle ouvre de lucratives pistes industrielles. Quelle ligne adopter ? Faut-il souscrire à cette entreprise ou réserver nos budgets de recherche et développement à la cyberstratégie ? Comment hiérarchiser et répartir les investissements nucléaires, cybernétiques, antimissile ? Ces questions technico-budgétaires dessinent le statut stratégique de la France demain.
Dans le même temps, la nouvelle législature débutera avec un appareil de défense en pleine réorganisation administrative, organique, domaniale. La tentation pourra être grande du réajustement voire, le cas échéant, de l’inventaire avec pour graves inconvénients de prolonger un état de fragilité inévitable d’un appareil de défense déjà lancé dans une mutation de grande ampleur (Songeons seulement à la constitution du nouveau ministère à Balard ou à la carte des bases de défense). Une forte résolution sera nécessaire pour réaliser et consolider cet ensemble reconfiguré, assortie d’une grande retenue stratégique pour ne l’engager alors qu’en cas d’absolue nécessité liée à des intérêts vitaux dument affichés. Comment faire en sorte de raccourcir ce temps de transition et donc de vulnérabilité structurelle ?
Enfin, il n’y a pas d’alternative à la nécessité de créer les conditions d’une articulation militaire très soignée avec nos voisins, quel que soit le niveau de leurs forces, pour constituer un continuum de capacités militaires efficaces et modernes sans lesquelles la France seule ne pourra ni défendre ses intérêts ni entraîner ses voisins dans des actions communes. Si l’Union européenne ne peut y pourvoir, la France devra recréer un cadre politico-militaire approprié. Comment définir un noyau militaire européen stable et responsable ? Question en suspens.
Et dans ce cadre d’un voisinage stratégique à réorganiser, deux espaces proches constituent pour la France de la prochaine législature des zones prioritaires où créer les conditions d’une communauté de destin et d’intérêt à moyen terme : la Méditerranée et spécialement son bassin occidental, véritable laboratoire de la mondialisation et la fédération de Russie, zone de transition décisive entre Europe et Asie. Comment commencer à esquisser au cours de la prochaine législature le dessein d’une grande Europe de l’Atlantique à l’Oural et du Cap Nord au Sahel qui seule sera à la mesure d’une planète de 9 milliards d’habitants et pourra préserver le noyau avancé dont la France est un des piliers militaires.
Jean Dufourcq est Rédacteur en chef de la Revue défense nationale. Docteur en science politique et auditeur de la 47ème session de l'IHEDN.
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