Regard chrétien sur l’impact de la téléréalité

À ma connaissance, la téléréalité n’a jamais fait l’objet d’une vraie réflexion dans les milieux chrétiens. Peut-être faut-il y voir une réticence, d’ailleurs tout à fait respectable, à traiter un sujet estimé trop léger ou trop vulgaire pour mériter l’honneur d’une appréciation spirituelle, même mauvaise. Mais peut-on écarter d’un revers de main désinvolte un phénomène d’une telle ampleur ?

Depuis sa naissance aux États-Unis il y a environ quarante ans (encore merci...), la téléréalité s’est répandue dans la quasi-totalité des pays développés (notamment en France, dans les années quatre-vingt-dix) à la vitesse d’un nuage de sauterelles. Sous ses différentes expressions (vie d’un groupe en lieu clos ou en milieu hostile, jeux de séduction, compétition entre aspirants artistes, etc.), elle est aujourd’hui l’un des principaux ingrédients de la soupe médiatique dans laquelle nos familles et nous-mêmes sommes immergés en permanence. Elle nous envahit sous sa forme primaire (les programmes de téléréalité eux-mêmes) et de façon dérivée (les frasques hors-antenne des participants starisés irriguent non seulement la presse « people » mais aussi, de plus en plus, des journaux généralistes réputés sérieux).

À moins de vivre en ermite, donc, personne n’y échappe… mais combien ont seulement envie d’y échapper ? Pour évaluer le pouvoir d’attraction de ces programmes, l’argent est comme souvent un bon instrument de mesure : l’un des plus gros producteurs mondiaux de téléréalité, le groupe Shine-Endemol, encaisse des recettes annuelles dépassant les deux milliards d’euros. C’est plus que le budget de certains pays.

Évaluer l’impact de ce type de divertissement sur nos comportements et nos vies intérieures, la Bible en main, n’est donc probablement pas superflu. Ces lignes sont une tentative dans ce sens. Elles sont peu originales et se contentent d’organiser, dans une perspective biblique (en tout cas je l’espère), des idées déjà maintes fois formulées par d’autres. Le lecteur y notera une certaine acidité de ton : c’est le sujet qui veut ça. Un chrétien peut parler des « Anges de la téléréalité » en étant aimable, ou en étant honnête.

Pour mieux comprendre la chose, partons du mot

Le mot téléréalité est né d’expressions anglo-saxonnes telles que reality show et reality television, francisées et surtout radicalisées en fusionnant les mots télévision et réalité en un seul. Cette fusion des mots n’est ni un hasard, ni une facilité, mais une revendication : la télévision est un média hégémonique qui veut absorber le monde réel, le digérer, et le remplacer.

Pour un nombre croissant de nos contemporains, le monde, le vrai, n’est déjà plus celui qui les entoure, mais celui (réduit à une succession d’images sélectionnées) qui s’affiche à l’écran. Ils descendent en droite ligne du personnage de cette chanson déjà ancienne : « Elle vit sa vie par procuration, devant son poste de télévision. » Pour eux, rien ne se passe vraiment, qui ne passe à la télévision. Ils sont piégés dans une relation mimétique avec elle, consommant les produits dont elle fait la publicité, s’appropriant les idées qu’elle répand, s’exprimant dans la langue atrocement appauvrie qu’elle utilise.

Avec la téléréalité, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de cette OPA sur le réel : après les avoir soigneusement formatés, la télévision invite M. et Mme tout-le-monde à devenir eux-mêmes des personnages télévisés.

Regardez, regardez, je passe à la télé !

Peut-être pas moi personnellement, non, mais Kevin, Barbara, Benjamin, Shana et tous les autres. Des gens comme moi. Donc, dans le fond, c’est un peu moi, là, sur l’écran. Ce moi, pétri d’égoïsme et d’illusions sur lui-même, est le carburant de la téléréalité. Il serait donc stupide de considérer cette dernière comme un phénomène historiquement négligeable, condamné à mourir asphyxié par sa propre indigence : la téléréalité va durer, car elle est parfaitement en phase avec l’individualisme pathologique qui règne aujourd’hui (en tout cas dans les sociétés démocratiques).

Ce que je pense, dis ou fais est forcément passionnant, puisque c’est moi qui le pense, le dis ou le fais. Plus question d’immerger ce moi dans un projet collectif qui le dépasse et pourrait nécessiter de coûteux sacrifices (cf. 2 Timothée 3:2). Il trouve en lui-même sa propre légitimité, suffisante pour prétendre s’imposer dans l’espace public de façon immédiate et désinhibée. La téléréalité, dont le principe consiste à médiatiser n’importe qui faisant n’importe quoi, vient offrir un terrain de jeu idéal à ce moi qui n’a d’autre atout que d’être soi, et qui le vaut bien : quand le téléspectateur se repaît, extatique, du quotidien de Kamel, Eddy et Myriam, c’est d’abord sa propre personne, comme anoblie par l’écran, qu’il a l’illusion d’admirer.

Car c’est bien d’une illusion qu’il s’agit. On est même en droit de parler d’un canular, d’autant plus efficace que ses auteurs bénéficient de la complicité volontaire de ses victimes.

Le mensonge essentiel

Le mensonge essentiel de la téléréalité est qu’elle prétend nous offrir un « spectacle humain » dans sa forme la plus spontanée, donc la plus vraie [1]. Un produit culturel « bio », en quelque sorte, dont l’authenticité est garantie par le naturel des situations (pour ne pas dire leur banalité), la jeunesse de la plupart des candidats (auxquels le public sera prêt à faire crédit d’une certaine fraîcheur innocente) et leur exposition quasi-totale (ils se livrent à l’écran dans une espèce de nudité symbolique, quand elle n’est pas littérale).

Pas d’angle mort qui échappe à la caméra, donc pas de triche possible. Le spectacle humain ultime, dénué du moindre artifice. « Que sommes-nous ?», s’interrogeait Gauguin en légende d’un de ses plus beaux tableaux. Des émissions comme « Tellement vrai », « Les Anges de la téléréalité » et « Secret Story » nous donnent enfin la réponse, en gros plan.

Pour démolir cette prétention infantile, il n’est même pas nécessaire d’utiliser l’argument-bateau d’une fausse spontanéité des candidats, dont les comportements seraient souvent pré-scénarisés : qu’ils le soient ou pas, les filmer en continu ne dira sur eux quasiment rien qui mérite d’être qualifié de vrai. De factuel ou (parfois) de sincère, oui, peut-être. Mais montrer une vérité humaine suppose autre chose que des moyens techniques (caméras, micros, etc.) capturant des attitudes de surface, comme ces reportages animaliers tournés in situ sur des insectes bizarres, dont les comportements sont essentiellement de l’ordre du biologique.

Comment ne pas voir qu’il y a davantage d’humanité dans n’importe quelle pièce de Molière (même mise en scène sans laisser la moindre place à l’improvisation) que dans tous les épisodes des « Anges de la téléréalité » ou de « Secret Story » réunis ! Et comment ne pas comprendre que pour montrer du vrai, il faudrait creuser bien plus profond (Psaumes 64:6) et poser la caméra sur ce terrain où s’exercent pleinement la vérité et son pouvoir libérateur (Jean 8:32) : le cœur des gens. Malgré leurs millions, ce n’est pas dans les moyens des producteurs de ce type de divertissements, ni d’ailleurs dans leurs objectifs : en effet, cela ne correspond pas aux attentes du téléspectateur moyen.

Voyeurisme et diversion

Le téléspectateur ne veut surtout pas se voir tel qu’il est (une expérience généralement désagréable, cf. Luc 5:8). La téléréalité lui procure d’autres satisfactions, moins avouables.

D’abord, l’alibi du « spectacle humain » lui permet, en toute bonne conscience, de coller son œil au trou de la serrure. Il faut savoir que dans le monde merveilleux de la téléréalité, ce lieu secret où la Bible conseille de s’isoler à l’occasion (Matthieu 6:6) n’existe pas. La téléréalité est le territoire d’un voyeurisme extrême et qui fait écho à la passion de nos sociétés ultra-médiatisées pour la transparence.

Ce mot résonne aujourd’hui dans les discours publics avec une insistance proche de l’hystérie. On le présente implicitement comme un synonyme plus abouti, modernisé en quelque sorte, du mot « vérité » ; mais en regardant les « Anges de la téléréalité », je comprends mieux pourquoi il m’a toujours inspiré de la méfiance. Je n’aime ni sa froideur technique, ni bon nombre de ses applications pratiques. En politique, la transparence est ainsi l’obsession des régimes totalitaires, où tout le monde épie tout le monde. En sommes-nous si loin ?

Ensuite (et je pense que c’est là l’essentiel), il cherche à fuir ses angoisses. La téléréalité est une distraction au sens propre du terme : son but est moins d’amuser que de faire diversion. Elle rencontre idéalement les peurs d’un public effrayé à l’idée de devenir adulte et d’affronter la dureté du monde, l’isole de ce qu’il ne veut surtout pas entendre (les guerres et les bruits de guerre, cf. Matthieu 24:6) et lui montre ce qu’il veut voir : un environnement réduit fictivement à la dimension d’une garderie, où des presque-trentenaires peuvent entretenir l’illusion que leur vie s’est figée définitivement dans les petits émois de l’enfance.

Un écrivain que j’apprécie a ainsi noté que la transparence de la téléréalité est celle que l’on doit imposer aux enfants en bas âge : on ne peut les laisser échapper aux regards, incapables qu’ils sont de s’habiller, de se nourrir, de se laver, irresponsables en tout et inconscients des dangers environnants. Acquérir son autonomie (et donc le droit à l’intimité) est un marqueur du passage de l’enfance à l’âge adulte (1 Corinthiens 13:11). Réclamer ou même seulement accepter qu’une caméra soit braquée sur vous en quasi-permanence, c’est renoncer à cette autonomie et donc s’infantiliser volontairement. Mais ici, rien à voir avec l’état d’enfance que la Bible nous encourage à retrouver comme condition d’entrée dans le Royaume (Luc 18:17). La régression n’est pas l’innocence.  

Le règne du repli sur soi

Certains lecteurs (parmi ceux qui auront eu le courage de lire ce texte jusqu’ici) diront peut-être : faut pas s’énerver comme ça !

Finalement, tout ça n’est pas bien méchant ! On a bien le droit de préférer l’actuelle « génération téléréalité » à celle des drogués hirsutes de Woodstock, ou encore à celle, pas si lointaine, des jeunes fanatisés en masse par les totalitarismes du siècle précédent. Une bande de Narcisses bavards et incultes peut effectivement sembler moins terrifiante qu’une armée d’uniformes vert-de-gris faisant trembler le sol sous ses bottes.

C’est malheureusement là un point de vue un peu rapide. Imaginons monde réel envahi par des clones tout droit sortis de « Secret Story ». C’est une vision de cauchemar.

D’abord parce que dans ce monde-là, pourtant saturé de bavardages, de rires, de disputes et d’amourettes, règne le repli sur soi. Les groupes constitués par les producteurs pour le besoin d’une émission ne sont pas des communautés (notion inséparable de celles de renoncement à soi, de partage et de bien commun) mais plutôt des bouillons de culture, où s’entrechoquent aléatoirement des micro-organismes motivés surtout par l’assouvissement de leurs petits besoins personnels. Le malaise que provoque (ou que devrait provoquer, chez tout individu doté d’un minimum de santé mentale) leurs logorrhées est moins dû à leur étonnante stupidité qu’à leur côté hors-sol et coupés de tout : ces gamins sont enfermés en eux-mêmes (donc incapables de nouer de véritables relations avec autrui) et vivent entièrement dans l’instant (donc sans passé et sans avenir).

Au final, ces divertissements suintent le mépris des valeurs évangéliques, notamment celle que Paul exprime dans 1 Corinthiens 4:7 (« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? »). En quelques mots cinglants, il nous rappelle que nous devons tout aux autres (ceux qui nous ont précédé et nous ont transmis un héritage, ceux avec qui nous partageons cette vie sur terre, et bien sûr Celui qui nous a sauvés), notre unique valeur ajoutée personnelle résidant dans la liberté de décider ce que nous allons faire de ce patrimoine reçu. Cette préoccupation, qui devrait guider tous nos choix, convient aux candidats de « Secret Story » comme un collier de perles à un dindon.

Collectivisme de la nullité

Ensuite parce que dans ce monde-là, aucune tête ne dépasse. L’individualisme forcené d’aujourd’hui, qui a secrété la téléréalité comme certaines maladies psychologiques provoquent des crises d’eczéma, a en effet une conséquence paradoxale. Par une sorte de retournement, il aboutit à un collectivisme de la nullité : sur l’estrade médiatique où chaque « moi » mis en scène gesticule pour affirmer sa singularité, ces gamins finissent par tous se ressembler.

Le « casting » de ces émissions fait penser à ces petites confiseries caoutchouteuses vendues au poids dans les fêtes foraines : sous l’apparente diversité des couleurs criardes et des formes fantaisistes, le palais finit toujours par goûter la même texture chimique et la même âcreté écœurantes. Au final, la téléréalité est un plat pays où s’agitent des silhouettes interchangeables et d’une insignifiance totale, et d’où ont disparu les notions de hiérarchie et d’échelle de valeurs.

Le lecteur objectera peut-être que plusieurs de ces divertissements fonctionnent sur la base d’une compétition entre candidats, et qui dit compétition dit forcément hiérarchisation d’individus jugés plus ou moins talentueux. Or les hiérarchies de la téléréalité ne valent rien. Sans même avoir à insister sur l’aspect spirituel (le côté « jeux du cirque » de certains de ces programmes est moralement répugnant), le seul aspect culturel devrait suffire à les discréditer.

Voyez donc les critères de sélection appliqués dans les émissions du type « Secret Story » : leur vacuité imbécile laisse pantois. Le cas particulier des concours entre aspirants artistes [2] n’infirme pas cette règle (en tout cas à mon sens), toutefois pour des raisons différentes : ils hiérarchisent, oui, mais uniquement en fonction des ventes de disques et des profits espérés. La notion de talent artistique, avec ce qu’elle contient de sensibilité, de fragilité et de relief, y est comme laminée par un monstrueux tiroir-caisse.

Un jour ou l’autre, on comprendrait que le spectateur blasé de ces divertissements finisse par se dire : dans le fond, allez, tout se vaut, et rien ne vaut grand-chose… Loin, très loin de l’Évangile. Il est frappant de constater que plusieurs personnages bibliques très attachants le sont d’abord par leur capacité à placer les autres loin au-dessus d’eux-mêmes : Élisée avec Élie (2 Rois 2), Ruth avec Naomi (Ruth 1) ou encore la Cananéenne avec Jésus (Matthieu 15). De ce point de vue, ils sont d’exacts contraires des « Anges de la téléréalité », dont les regards sont structurellement vissés sur leur nombril. Dans cette position-là, difficile de voir le ciel.

Prendre la téléréalité très au sérieux

En conclusion, il faut prendre la téléréalité au sérieux. Pas pour ce qu’elle est, non, mais pour ce qu’elle annonce. Il ne s’agit pas ici de lui prêter une quelconque capacité prophétique (la prophétie est un outil au service de la vérité, et les consommateurs de téléréalité se fichent de la vérité comme d’une guigne) mais, on y revient, de constater ce pouvoir maléfique qu’a la télévision de modeler le monde. La téléréalité n’est pas là pour montrer ni révéler quoi que ce soit, elle est là pour former. Les « héros de l’écran » qu’elle a fabriqués à la chaîne nous sont aujourd’hui infligés comme autant de modèles à imiter. En fait, imaginer pour se faire peur (comme je l’ai fait plus haut) un monde envahi par les égomaniaques de « Secret story » tient du retard à l'allumage : ce monde-là, plus rien ne sert de l’imaginer, nous sommes en train d’y entrer.

La télévision a gagné. Sur fond de misère culturelle, une armée est en train de grandir, faite de tous ceux pour qui une vie réussie consiste désormais à ressembler à ces stars de pacotille, en reproduisant leurs belles qualités humaines : égoïstes, amis de l'argent, fanfarons, irréligieux, déloyaux, aimant le plaisir plus que tout le reste… Cela ne vous rappelle rien ?

La téléréalité n’est pas un loisir anodin. En fait, elle n’est même pas un loisir du tout. Elle est avant tout un formidable sergent-recruteur. Devinez pour le compte de qui.

 

 Nicolas Floirat

 

 

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[1] Un présentateur connu a un jour affirmé doctement à l’écran, pour qualifier son programme : « C’est de la sociologie ».
[2] Il s’agit surtout de chanteurs de variétés aux choix musicaux très consensuels et « grand public » (à ma connaissance, à ce jour, personne n’a eu l’idée de consacrer une émission de téléréalité à des jeunes décidant de monter ensemble une opérette d’Offenbach).