" On voit à l'Assemblée nationale tout le contraire de ce qu'on voit dans la Paradis ou les justes sont à droite et les réprouvés à la gauche de Dieu. " Cette phrase du député Nogaret, écrite en 1789, est toujours d'actualité.

En France, les justes sont à gauche et bénéficient d'une présomption d'angélisme. Les promoteurs de la Déclaration des droits de l'homme sont présumés en être les champions. Lorsqu'ils agissent à l'inverse de ce que préconise ce texte ; lorsque, détenant à leur tour un pouvoir sans partage, ils tuent, massacrent, noient, décapitent, enferment, exilent, jugent sans procès, ils le font pour une cause juste. Pour défendre les droits de l'homme, pour lutter contre ceux qui sont soupçonnés de vouloir les bafouer.

Comment le chrétien peut-il se situer face à cet état de fait ? Doit-il se référer à la toponymie du paradis terrestre ou à celle du paradis céleste pour choisir sa place et ses opinions ? Si l'examen de conscience du chrétien le pousse au crime, à l'enfer, c'est-à-dire à la droite, recevra-t-il l'absolution au tribunal de l'Histoire ?

Donner quelques éléments de réponse à ces questions suppose une double réflexion. D'abord sur la réalité de l'existence du clivage droite/gauche. Il est de bon ton aujourd'hui de la nier, comme de nier la prégnance des idéologies. Or il existe, il constitue une constante du système représentatif et le corollaire de la règle de majorité. Il est donc important de savoir dans quelles conditions il est né en France, et de quelles représentations mentales, de quelles " images " il est porteur dès le xixe siècle (I). Ensuite sur ce qu'on peut appeler la défaite et le discrédit de la droite au xxe siècle, discrédit qui est la cause de sa permanente culpabilisation (II). Il sera temps ensuite de donner quelques éclaircissements sur l'usage que peut faire le chrétien de cette dichotomie droite/gauche (III).

 

I- La réalité du clivage droite gauche

 

Naissance du clivage en France

 

En Angleterre — pays qui fut le premier laboratoire du régime " parlementaire " — le parti qui remporte les élections se met à la droite du président de la chambre des communes et le parti minoritaire à sa gauche. Il y a donc changement de décor selon les résultats de l'élection. En France, en revanche, dès la Constituante, dès 1789, l'habitude d'une répartition spatiale stable des opinions dans l'assemblée va s'instaurer.

On sait par le journal de Pierre-Paul Nayrac, député aux États généraux, que la répartition droite gauche fut d'abord un procédé de comptage des voix initié dès le 8 mai 1789. Les députés étant très nombreux (plus de 1000), il était fastidieux de recenser les votes par appel nominal. Aussi, écrit Nayrac, " on a cru parvenir à une solution en invitant l'assemblée à se partager de sorte que ceux qui seraient de l'avis de Malouet passeraient à droite et ceux qui préféreraient la motion de Mirabeau se rangeraient à gauche. Le plus grand nombre ayant passé à droite la députation a été adoptée. Cette pratique se retrouve sous la Constituante pour le vote relatif au veto royal le 28 août 1789 : les partisans du veto absolu se regroupent à droite et ceux du veto suspensif à gauche.

On comprend mieux l'intérêt de cette technique quand on sait que le vote de la mort du roi, le 16 janvier 1793, qui se fit par appel nominal des députés de chaque département, prit... vingt-six heures ! Il est vrai que prévalait alors la doctrine montagnarde ainsi exprimée par Robespierre : " La majorité n'est jamais permanente et se renouvelle à chaque délibération ", doctrine illustrée par l'un des derniers actes de la Constituante, la loi Le Chapelier du 14 Juin l79l qui bannissait les groupes corporatistes ou partisans. Mais même durant cette période, les Girondins, plus modérés, siégeaient à droite et les Montagnards, révolutionnaires plus radicaux, à gauche du Président.

Cette coutume sera reprise sous la Restauration. Les mots " gauche " et " droite " qui avaient disparu du vocabulaire politique de 1800 à 1814 " deviennent même, après 1814, les termes quasi officiels de la topographie et de la stratégie parlementaire ". Ceci est symbolisé par les plans figuratifs de la chambre des députés, dits " camemberts " qui font leur apparition à cette époque. Il y a donc bien dès lors une adéquation entre la place du député dans l'hémicycle et son opinion, tradition qui s'est poursuivie à travers les différents régimes jusqu'à nos jours ou la place d'un député est fixe, fonction de son appartenance à tel ou tel parti.

Plus qu'au contenu idéologique, mouvant et incertain, de la droite et de la gauche, il importe pour comprendre la difficulté du choix, de s'attacher aux " représentations mentales " qui vont s'attacher dès sa naissance à chacun des deux termes.

 

Les images de la droite et de la gauche

 

Les images politiques de la droite et de la gauche vont à contre courant, non seulement " de ce qu'on voit dans la paradis " mais aussi du langage commun. Le Larousse, comme le Littré et le Robert sont unanimes. Ce qui est gauche est ce qui est " faussé, mal établi, mal ficelé, de travers ". Un être gauche est quelqu'un de " maladroit ", de " malhabile ". Le mot droit évoque au contraire " la perfection de la ligne, le plus court chemin, ce qui se tient, ce qui est debout ". Quelqu'un qui est droit est franc, sans arrière pensées, honnête, loyal ". Il " ne trahit pas, il ne se dérobe pas ".

La politique, à l'inverse attache au terme gauche des représentations mentales positives. Tout d'abord celles qui ont trait à la liberté et à la générosité. Royer Collard écrit, en 1820 : " Ici (à droite) les doctrines nécessaires de l'ordre ; là (à gauche) les maximes généreuses de la liberté ". Certes Chateaubriand corrige quelque peu cette vision favorable lorsqu'il écrit à la même époque dans les Mémoires d'outre tombe : " Les députés de droite criaient qu'on allait à l'anarchie, les députés de gauche répliquaient que le peuple était libre d'exprimer sa volonté . " Le terme anarchie remplaçant celui de liberté induit que la droite serait légitimement soucieuse de l'ordre puisque la gauche la menace d'anarchie. Reste que la gauche est tout de même représentée, même chez Chateaubriand, dans ce passage, comme exprimant seule la volonté du peuple

L'adéquation gauche = peuple, implicitement admise même par ses adversaires, pour abusive qu'elle soit, n'en constitue pas moins le substrat de l'adéquation gauche = égalité. L'Égalité, second terme de la trilogie de la devise finalement adoptée pour la République française a toute la faveur des Français et bénéficie même d'une ferveur quasi mystique que déplorait déjà Tocqueville. L'auteur de la Démocratie en Amérique pensait à juste titre que " l'amour passionné des Français pour l'égalité " pouvait les conduire à préférer cette dernière à la liberté. "

L'égalité, qui suppose une société non hiérarchisée, couplée à la libre et permanente expression de la volonté populaire, engendre une société totalement inefficace ou le seul critère de compétence est l'élection, et dont la société de 1792 nous offre un exemple consternant. Tout le monde devait y être élu, même les curés et les magistrats... On sait que la Terreur suivit de près cette utopie égalitaire, et que seul le césarisme impérial put remettre sur ses pieds une société ainsi désarticulée. L'égalité sociale absolue ne peut être que le prélude à une dictature. L'Histoire le prouve abondamment. Pourtant l'idée est tenace, et faisant fi des preuves et des raisonnements, la " foule " au sens psychologique du terme, que constitue " l'opinion " continue à croire que liberté se conjugue avec égalité, et que vouloir 1'ordre social qui blesse nécessairement l'une et l'autre est la marque chez l'homme d'une nature mauvaise. Une partie de l'opinion seulement, certes, mais celle précisément qui va triompher à la fin du xixe siècle en France et imprimer au xxe siècle des tendances " culturelles " toutes imprégnées de mystique révolutionnaire.

 

II- Défaite et discredit de la droite au XXe siècle

 

Les nécessités d'une reconstruction du pays malmené par tant de révolutions —1789, 1830, 1848 — avaient rendu à la droite un certain lustre à l'idée d'ordre que le second Empire incarna de 1852 à 1870. La Commune, quatrième révolution du siècle, concomitante à la défaite militaire, provoquant la chute de Napoléon iii va entraîner une lutte sans merci entre une droite monarchiste ou bonapartiste trop peu combative et une gauche républicaine radicale et socialiste qui va triompher dès 1877. Son triomphe est si absolu que le terme de droite disparaît pratiquement du vocabulaire parlementaire au début du xxe siècle .

 

La défaite de la droite

 

Les monarchistes, en tant que force politique et parlementaire centrale de la droite, existent encore en 1887. Divisés entre légitimistes et orléanistes, certes, ayant des relations complexes avec ce qui reste de bonapartistes, mais ils existent. Dès 1890, ils disparaissent, laissant un vide qui sera comblé par une nouvelle génération de monarchistes " de raison ", qui sont aussi catholiques " de raison ", des monarchistes aux racines intellectuelles positivistes préoccupés d'action sociale : l'Action française. Le reste de la droite est multiforme, elle n'a pas d'idéologie définie, elle regroupe des anciens combattants de 14, des " patriotes ",des catholiques luttant contre l'anticléricalisme militant de la gauche et ses persécutions, des partisans d'une action sociale corporatiste, non syndicale et révolutionnaire, des libéraux horrifiés par l'ascension rapide du communisme et ses méthodes. Peu encline — hormis Maurras — à la théorisation, elle lutte pour survivre sous la domination de la gauche.

Il serait du reste plus juste de dire : des gauches. Car il y en a deux. Une gauche gouvernante de notables " radicaux et radicaux socialistes ou socialistes ", et une gauche militante, soutenue dès 1920 par une internationale socialiste efficace et préférant l'action directe à la légalité démocratique. Avant l'union de ces deux gauches, la droite eut pu prendre l'avantage. Malheureusement, comme l'écrit Bernanos en 39 de son exil brésilien : " Monsieur Maurras n'aime pas sa pensée mais il déteste celle des autres avec une haine presque charnelle . " C'est ainsi que François de Laroque, avec ses Croix de Feu puis son Parti Social Français qui réussit à réunir 1 million d'adhérents, a l'idée d'une défense des valeurs traditionnelles, chrétiennes et nationales — mais républicaines et non monarchistes—. Il sera brocardé sous le nom de Casimir (l'âne) par l'Action française, et renoncera devant toutes ces haines et divisions à prendre en février 34 un pouvoir qui s'offrait à lui.

En 1936 il est trop tard. Face à l'union des communistes et des socialistes les ligues et les autres éléments disparates d'une droite qui se cherche dans les décombres romantiques ou positivistes du xixe siècle, resteront impuissantes. La rupture du Front populaire et la condamnation du Pcf, traître a la cause nationale par fidélité a Moscou en 39, aurait pu lui redonner force et vie. Mais de nouvelles divisions se font jour sur les problèmes internationaux après Munich : relations avec l'Angleterre, avec l'Italie fasciste... La défaite de 40 va exacerber les conflits, pousser aux choix définitifs, provoquer des ruptures passionnelles.

Les choix condamnables que feront certains pendant la guerre ne feront pas que diviser la droite. Ils serviront à fonder la mythologie sur laquelle est fondée depuis 1945 le discrédit de la droite. Naguère celui de la droite non gaulliste ; aujourd'hui, depuis le procès Papon, celui de toute la droite, même gaulliste.

 

Le discrédit de la droite

 

Les " collaborateurs " ou " fascistes à la française " les plus fervents et les plus actifs étaient membres influents des partis de gauche. Doriot vient du Pcf, Déat du Parti socialiste, Bergery, créateur du frontisme, du Parti radical . La gauche fut aussi divisée que la droite sur la fidélité au Maréchal Pétain (auquel une chambre composée de socialistes et de radicaux a confié les pleins pouvoirs). Mais par les vertus grand mensonge communiste, c'est la droite qui portera le chapeau.

Le Pcf a beaucoup à se faire pardonner. Ayant fortement protesté — et à juste titre — contre Münich et la capitulation de Daladier, il entonne dès 1939 un autre refrain directement inspiré par Moscou, celui du " pacifisme ". Noble cause, encore une fois. Qui peut être contre la paix ? Mais le sabotage des fabrications d'armes et le déraillage des trains transportant ces armes par les ouvriers et les cheminots syndiqués à la Cgt va tuer, attendant l'improbable paix, des Français innocents. Accusé justement de trahison, le Pcf est interdit et rentre dans la clandestinité.

Il renaîtra de ses cendres en n'ayant qu'un souci : se laver de ce péché originel et faire oublier l'alliance Hitler-Staline de 39-40 qui a permis au Führer, sûr de sa frontière de l'Est, d'envahir tranquillement l'Europe de l'Ouest. L'occasion est trop belle de se blanchir et de blanchir la gauche tout entière par la même occasion de ses autres péchés : l'antidreyfusisme, qui se porta à gauche comme à droite, l'antisémitisme vigoureux des socialistes fin de siècle et celui, endémique, de la " patrie de la révolution ", l'acquiescement de personnalités —ralliées depuis au communisme — aux lois antijuives imposées à Vichy, etc. Comment réussir ce tour de passe-passe ? Par la propagande qui avait servi à Staline, dès sa rupture avec Hitler, à masquer son propre antisémitisme . Par le mensonge, l'amalgame, la dénonciation. Dès 1947, le Pcf, libéré par Ramadier de toute participation au pouvoir, va se déchaîner dans son exercice favori : le mensonge, l'amalgame, la dénonciation. Seule la droite a été antidreyfusarde, seule la droite a été pétainiste, seule la droite a été fasciste, collaborationniste, antisémite, pro nazie.

Staline, comme Lénine, avait lu la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. Il savait que plus le mensonge est gros, mieux il passe. Il savait que les raisonnements, les preuves, ne peuvent rien contre un effet d'annonce servi par une image forte, par un slogan répété, par la mise en exergue d'un exemple illustrant le propos. Et surtout il savait que " les philosophes font l'opinion ", comme l'écrivait déjà Voltaire, et que Sarte et Beauvoir, Aragon et Triolet, Picasso ou Chagall feraient plus pour accréditer ses propos et son action que l'Armée rouge. Ce n'est que cinquante ans après, et alors que la gauche au pouvoir tente toujours — y compris dans l'enceinte parlementaire qui devrait être l'enceinte sacrée de la vérité — d'accréditer l'idée d'une culpabilité exclusive de la droite, que l'opération vérité a pu commencer . Encore n'est-elle tolérée que quand elle vient des gens " du sérail " : Wolton, Courtois, Crapez, Taguieff . Les écrivains de droite, quand à eux, souffrent d'un tel sentiment de culpabilité, entretenu depuis un demi-siècle par films, livres, reportages, etc. qu'ils ne tentent pas d'apporter leur pierre à cette opération vérité, ni même à en tirer profit. Pourtant cette mise à nu du mensonge pourrait mettre fin à la mauvaise conscience de la droite, et par là même la fin de l'entreprise de culpabilisation qu'elle accrédite elle même. De là un clivage droite gauche assaini et assumé pourrait renaître.

 

III- Du bon usage du clivage droite/gauche

 

Choisir son camp. Refuser la tentation de l'alliance ou de la trahison

 

L'anatomie nous l'apprend : c'est la main droite qui agit, mais elle obéit au cerveau gauche. Dans la vie politique française il en va de même. Le cerveau gauche pense que la gauche a le droit d'avoir ses extrémistes purs et durs, de s'allier avec eux, de gouverner avec eux, mais que la droite n'a pas ce droit .Et la main droite, d'elle même, docilement, va écarter 15 % de son électorat du calcul des voix qui lui sont favorables assurant ainsi la victoire de la main gauche. Si vraiment la main droite obéit au cerveau gauche, ne faut-il pas la " couper et la jeter au feu " ? Ne faut-il pas " en finir avec la droite " ?

Après tout la main gauche, elle, obéit souvent au cerveau droit. La monarchie est " de droite " ? Mais Lénine, Staline, Krouchtchev, Mao, Tito, Castro, Pol Pot, Yang Zeming sont-ils autre choses que des " monarques " ? Napoléon n'était-il pas l'homme neuf de Brumaire et de la Révolution ? Mussolini n'était-il pas d'abord socialiste ? Hitler adhérent du parti ouvrier, anticapitaliste, vomissant la vielle droite allemande ? Le culte du chef est à droite ? Mais il était (ou est) impossible d'embrasser du regard les portraits de Staline, Mao ou Castro tant ils étaient ou sont gigantesques. Et ou trouve-t-on un succès de librairie plus grand que celui du Petit Livre rouge obligatoirement acheté par 1 milliard et demi de lecteurs fervents ? La droite veut une société inégalitaire ou les privilèges sont réservés à ceux qui servent le mieux le pays ? Elle n'a qu'à prendre exemple sur la nomenklatura soviétique d'hier... La droite n'est pas tolérante ? Pour elle toute révolution serait donc un rêve : tous ces opposants enfermés, exilés ou guillotinés sans procès... La droite aime l'ordre ? Mais l'ordre régnait sur le Paris de 1793 comme il régnait à Varsovie ou à Prague naguère.

La tentation de nier le clivage — tentation dont j'espère avoir fait justice — a pour alternatice celle de changer de camp. De rejoindre les purs et durs de l'autre bord, dont ils partagent, au moins, l'intransigeance, la révolte, le sentiment d'être trahis. Ou de voter pour l'adversaire, d'inclure des adversaires dans son propre parti, de favoriser ses desseins, directement ou indirectement, notamment en refusant de se rallier aux autres partis ou courants de son propre camp. Cette attitude existe à gauche comme à droite. Le Pcf refusant de s'allier aux " social traîtres " ou aux " parlementaristes décadents " a souvent empêché la victoire de la gauche. Aujourd'hui, cette mode se porte à droite et a les mêmes effets : assurer la pérennité de la gauche au pouvoir.

La gauche, menacée d'écrasement par une droite toujours majoritaire, a suivi une double tactique, classique mais efficace : diviser l'adversaire et se ranger en bloc derrière un chef. Si elle veut gagner et gouverner à nouveau, la droite doit à son tour faire sans relâche le procès du communisme et des communistes, dénoncer leurs mensonges et leurs exactions, désolidariser la gauche, et ensuite se ranger derrière un chef, même s'il ne fait pas l'unanimité. Faire entendre sa différence est plus utile une fois la victoire acquise qu'avant la bataille, car cela compromet alors le succès.

 

Dépasser le clivage qui est la règle du jeu, et non le but

 

" Je n'approuve pas le mélange des idéologies [...]. Il n'y a que deux conceptions de la morale humaine et elles sont à des pôles opposés. L'une d'elle est chrétienne et humanitaire et déclare l'individu sacré, et affirme que les règles de l'arithmétique ne doivent pas s'appliquer aux unités humaines — qui dans notre équation représentent soit zéro soit l'infini. L'autre conception part du principe fondamental qu'une fin collective justifie tous les moyens, et non seulement permet mais exige que l'individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté — laquelle peut disposer de lui soit comme d'un cobaye qui sert à une expérience soit comme d'un agneau que l'on offre en sacrifice [...]. Les fumistes et les dilettantes ont toujours essayé de mélanger les deux conceptions ; en pratique cela est impossible. Quiconque porte le fardeau du pouvoir et de la responsabilité s'aperçoit du premier coup qu'il faut choisir, et il est fatalement conduit a choisir la seconde conception. Connais-tu depuis l'établissement du christianisme comme religion d'État un seul exemple d'État qui ait réellement suivi une politique chrétienne ? "

Ivanov, dans Athur Koestler, le Zéro et l'Infini (1942)

 

Pour le chrétien, la politique est toujours un exercice difficile, qui menace en permanence les valeurs auxquelles il croit et met sa force d'âme à l'épreuve. En ce début de xxie siècle il a un défi à relever. Faire mentir le communisme et toutes les entreprises totalitaires qui prennent comme justification de leurs actes les principes énoncés dans le monologue d'Ivanov. Hannah Arendt écrivait en 1945 dans Qu'est ce que la politique ? que tous les actes de l'homme ne sont pas des actes humains. Nous savons, nous, chrétiens, qu'ils ne sont humains que si l'homme est sacré pour l'homme parce que créé dans une irremplaçable unicité, parce que fruit non seulement d'un amour humain mais d'un dessein divin. La solution n'est donc pas dans une négation du clivage, qui est un fait objectif, mais dans la recherche, quel que soit le camp choisi, de ce qu'il y a, dans la politique, de bon, de conforme au meilleur de l'homme, de conforme à l'humain " fait a l'image de Dieu ".

La gauche jauressienne et la droite de Laroque étaient pareillement patriotes... Péguy était socialiste, croyant et patriote. Un chrétien peut être à gauche comme à droite. Nos choix politiques dépendent étroitement de notre milieu, de notre famille, et la marge de choix est réduite . Les enquêtes montrent qu'à peine 7 % des électeurs remettent en cause leurs choix politiques initiaux, ce qui correspond du reste à la proportion de citoyens lisant chaque jour les pages politiques des quotidiens. Le choix du parti importe moins que le souci de la vérité, l'honnêteté, le courage... qui peuvent du reste aboutir aussi à faire changer de camp, non pas parce que on veut faire perdre le sien, dans un esprit de vengeance et de révolte, mais parce qu'on pense, en toute vérité et en toute honnêteté que notre choix initial était mauvais.

" N'ayez pas peur ! " Combien d'entre nous ont été réveillés par ce cri du Pape ? Combien ont mis ensuite de l'ordre dans leurs affaires personnelles ? Il faut désormais faire un pas de plus : suivre l'Église et son chef sur le terrain politique, sans nier le clivage droite/gauche, en l'utilisant, puisque c'est la règle démocratique, mais en le dépassant. Comment ? En refusant, comme Jean-Paul ii en donne l'exemple, que le clivage règle du jeu devienne le but du jeu. En refusant d'être entièrement conditionné dans son action par les diktats du camp qui nous a portés à la victoire. En inventant un chemin. Lorsque le Saint-Père tient la barre à droite sur la vie sexuelle, affective, familiale, il agace la gauche. Lorsqu'il fait " repentance " et tend la main aux autres religions il agace la droite. Il y a là une voie, ouverte par lui. Certes, le pape n'est pas élu au suffrage universel, il lui est donc plus facile d'ignorer le clivage. Néanmoins, il est le chef des chrétiens, peuple immense, traversé lui aussi d'idéologies violemment opposées. Et l'Église catholique connaît une perpétuelle " cohabitation " entre clercs — et laïcs — conservateurs et progressistes.

C'est à nous laïcs chrétiens qu'il revient de faire repartir du bon pied et de la bonne main l'action politique. C'est à nous qu'il revient de " lever l'angoisse quand l'ivraie étouffe la semence " dont parlent les Hymnes. C'est à nous qu'il revient d'être cette " herse à broyer la paille, toute neuve et hérissées de pointes " que réclame Isaïe. C'est à nous de tenter la conciliation entre besoins démographiques et promotion de la femme, entre besoin de justice et prophylaxie sociale, entre nécessité d'un pouvoir fort et protection des libertés... Bref entre ce qui apparaît souvent à tort comme des " idéologies opposées " et qui ne sont que les différentes et complémentaires facettes de notre liberté.

 

c. r.
. Cf Michel Mopin, 1'Assemblée nationale et le Palais Bourbon d'hier à aujourd'hui, Presses de l'A. N., mai 1998, p. 49.

. 1re partie, livre V, chapitre 13, " Séance à l'Assemblée nationale ".

. Cf. Michel Mopin, op. cit.

. In Scandale de la vérité, Gallimard, Nrf, 1939.

. Cf. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, l'idéologie fasciste en France, Paris, Fayard, mars 2000.

. Sur l'antisémitisme de la gauche, voir Marc Crapez, Naissance de la gauche, Paris, Michalon, 1998. Sur celui de Staline, voir Thierry Wolton, Rouge Brun, le mal du siècle, Jean-Claude Lattès, septembre 1999, p 140 et p. 163-164.

. Cf. le discours de Lionel Jospin à l'Assemblée nationale à propos de la commémoration de l'affaire Dreyfus (1998).

. Certains d'entre eux, du reste, ne peuvent se défaire d'un reste de subjectivité qui les conduit à blanchir eux aussi la gauche de son " péché originel ". Sur ce point, voir Catherine Rouvier, " Le péché fœtal de la gauche française ", Liberté politique n° 7, hiver 1998-99.

. Cf. Catherine Rouvier, le Chrétien et la Politique, conférence au congrès des AFC, Lourdes, mars 1999.