Nos coups de coeur
Une curiosité, qualifiée de saine, ou de malsaine, selon les obédiences, anime le fidèle dont pareil livre s’offre à sa lecture. Ce dernier n’est nullement d’une espèce rare. Depuis l’Antiquité, depuis Celse et le Contre Celse d’Origène jusqu’aux Georges Minois, Raoul Mille, Michel Onfray et combien d’autres, en passant par Pierre Bayle, Ernest Renan ou tout bonnement le documentaire en apparence documenté, mais aux allégations controuvées à la mode d’Arte, les entreprises de pyrrhonisme théologique abondent. Ce sont des exercices de dynamitage d’autant plus efficaces qu’ils se confrontent à des lecteurs (lesquels ne sont parfois que des téléspectateurs) inaptes à les affronter : il est de la nature et du tempérament de l’homme contemporain d’adorer tout autant la mystification de ce qui était qualifié autrefois de fausses valeurs que la démystification, la démythification de ce qu’on lui dit à présent n’avoir été que mythe érigé en vérité absolue.
La thèse de Jean Soler est d’une radicalité implacable : le «Dieu» de la Bible a été inexactement érigé en Dieu unique, dénominateur commun des trois principales religions monothéistes alors qu’il n’est que Iahvé, « entité » nationale, objet d’adoration fédérateur des seuls Juifs. Et non seulement le Dieu abusivement déduit de l’Ancien Testament est-il en lui-même une erreur maîtresse, mais la croyance en lui et en ses avatars directs (que Soler voit nicher, en une indubitable filiation, jusque dans le communisme et le nazisme) sont à l’origine de la violence sur Terre.
De prime abord, on formulera deux observations. En logique pure et stricto sensu, l’auteur a raison : le Dieu issu de l’Ancien Testament a beau être unique et, à ce titre, être le même pour le judaïsme, le christianisme et l’islam, il n’en est pas moins différent au regard des trois ensembles précités. Sous leurs microscopes respectifs, chacun – on n’ose écrire : chaque camp - observe un composé différent, qui plus est exclusif des autres. En ce sens, le propos de Soler est utile, qui montre qu’un oecuméniste doit se lever de très bonne heure pour garder sa foi et conserver son cœur bien accroché. Mais, tel n’est pas le sujet du livre. Le grand adversaire, et la source de tous nos maux, demeure bien, selon la vision solérienne, la croyance monothéiste. En contrepoint, cette approche ne dissimule guère une vision parallèle, et que d’aucuns jugeront exagérément idéaliste pour ne pas dire fantasmagorique, du polythéisme grec. Voilà pour Jean Soler la douce, conviviale et garantie sans dommages collatéraux religion idéale, une religion dont les dieux n’exigent pas qu’on ait foi en eux, une religion à l’étymologie horizontale et sociale qui permet la sociabilité sinon la paix et fait foin de la transcendance.
Si Qui est Dieu ? n’est pas un livre de foi, c’est l’ouvrage d’un chercheur de bonne foi (et, de nos jours, les deux aspects ne vont pas souvent de pair). Cela posé, l’abondance des œuvres ayant déjà et par avance répliqué à la thèse en l’espèce défendue contrait à minorer le caractère novateur de ce bref essai très en phase avec une certaine mentalité médiatique actuelle. Soler nous paraît meilleur lorsqu’il s’adonne à un travail plus sociologique, plus ethnologique, par exemple dans son Sacrifices et interdits alimentaires dans la Bible – Aux origines du Dieu unique (tome 3) [1]. Les extrapolations monothéistes figurant dans son dernier livre apparaîtront peu recevables : les totalitarismes issus de Marx (communismes soviétique, chinois et autres) sont explicitement d’essence et de conséquence ‘‘éradiquadrice’’ de la croyance en un Dieu unique ; Hitler disait que, la guerre gagnée contre les Juifs, ils s’attaqueraient aux chrétiens. Quant aux «dérivés» chrétiens de facture cathare ou vaudoise, c’est ne rien connaître à leur histoire que de croire que nos manichéens du midi toulousain et les disciples de Pierre Valdo furent exempts de toute violence théorique et pratique. Et que dire d’autres grandes religions historiques comme l’hindouisme polythéiste, comme le bouddhisme sans dieu et sans transcendance ! Il n’est jusqu’au déisme de Robespierre pour occuper une place appréciable au panthéon de l’agressivité régulière. C’est là une vision bien naïve et bien moderne que de se croire fondé à imaginer qu’un univers athée ou gentiment païen réduirait ainsi ses nuisances propres.
Alors, au pire, ou au mieux (cela, lecteur, dépend du lieu où vous vous situez) suspendons notre jugement, ou, encore, thèse contre thèse, rabattons-nous sur ce jugement du grand théologien William Cavanaugh : « Le mythe de la violence religieuse n’est tout simplement pas fondé sur des faits empiriques mais elle est une construction idéologique qui autorise certaines utilisations du pouvoir. » [2]
Hubert de Champris
[1] Pluriel
[2] William Cavanaugh, Le mythe de la violence religieuse, éditions de L’Homme Nouveau