Nos coups de coeur
À quoi tenons-nous ? Quelles sont nos « pierres d'angle », ces principes auxquels nous sommes attachés presque à notre insu ? La dignité humaine, la conscience personnelle, le projet d’amélioration du monde, la quête de la vérité : certains voudraient nous faire croire que ces pierres d’angle sont nées par génération spontanée. Et pourtant elles ne peuvent se déployer que dans un terreau préparé. C’est bien de l'héritage judéo-chrétien qu’elles proviennent, de ce monde de la personne, de l'espérance, de l’universel auquel nous appartenons.
Nous sommes attachés au progrès et nous contestons le temps fléché qui en est la trame. Nous tenons à la dignité humaine inaliénable et nous mettons en cause la royauté de l’homme qui seule peut la garantir. Nous voulons l’universalisme et nous dénigrons l’idée de vérité sans laquelle il n’existe plus. Nous courons vers ce dont nous ne voulons pas. Notre temps est beaucoup moins un nihilisme ou un relativisme, qu’un retour du paganisme. Celui-ci existe partout, avant l’Occident et en dehors de l’Occident, et représente pour ainsi dire la soupe primordiale de l’humanité. À partir du moment où s’efface la chrétienté, c’est-à-dire l’influence prédominante du christianisme sur les lois et la morale sociale, alors les lois et la morale se paganisent. Il n’y a pas de liberté dans le temps circulaire : il n’y a qu’un destin. Tout ce que nous sommes lui est relié.
La recherche de la vérité peut orienter une vie si l’on croit à la vérité… Les humains, s’ils ne peuvent pas se passer de morale, peuvent parfaitement se passer de vérité. Nous sommes les seuls à être une culture du logos, de la parole. Les autres sont des cultures du muthos, du mythe. L’esprit des Lumières a récupéré le Salut pour le transformer en progrès en le laïcisant. En ce sens, il a repris le christianisme, mais il l’a perverti en le dépouillant de la transcendance, ce qui change tout : le processus devient impatient et matérialiste.
Chantal Delsol voudrait aider une certaine élite de l'élite à penser juste, en un temps où presque tout le monde à renoncer même à penser.
C'est donc à ceux qui veulent bien encore réfléchir sur l'état actuel de la société occidentale et singulièrement sur les modes intellectuelles qui la dominent et qui régissent l'élite dirigeante, que s'adresse notre philosophe ; on devrait dire plutôt notre « sage », car Chantal Delsol n'est point un professeur qui exposerait, comme les autres, des systèmes de pensée, un système, le sien ; non, sa réflexion infiniment ductile conduit le lecteur avec intelligence et toute l'érudition nécessaire à se poser les seules bonnes, vraies et belles questions sur le sens de la vie, de notre vie personnelle mais aussi sociale, politique, économique et finalement écologique, dans le sens véritable de ce terme qui ramène l'esprit à la réalité de notre « maison », de notre « chez nous ».
Comment vivre sans d'abord l'affirmation de ce qui constitue les fondements de notre civilisation : la personne qui définit la singulière dignité de l'être, son rapport évident, tragique et magnifique, avec le monde, l'autre, Dieu qui se révèle et qui parle, la vérité qui ne relève pas d'une structure fermée mais qui incite à la quête de ce qui rassasie l'esprit de manière universelle et donc partagée, le projet qui en découle et qui porte l'espérance humaine, dirige l'âme, l'induit à la joie, l'inscrit dans une histoire et donne à la société tout entière une dynamique de progrès.
La liberté est à ce prix, psychologique, morale mais aussi bien politique, où la démocratie se conçoit et devient possible, sinon elle n'est qu'un prétexte à tous les totalitarismes, comme le passé ne l'a que trop montré, comme la tentation en revient aujourd'hui, malgré les objurgations du « plus jamais ça ». Pour l’instant, la folie du consensus traduit un despotisme technocratique. Car, franchement, cet athéisme proclamé de l'élite française, qui substitue son système intellectuel de domination du peuple à la religion dont nul ne peut se passer, est une escroquerie monstrueuse. Tout le mal de notre société est là. Qui ne le voit ? Ainsi, la fin actuelle de la chrétienté, si elle traduit le terme d’une puissance, ne signifie aucunement la fin du christianisme, lequel représente toujours l’inspirateur principal de ceux-là mêmes qui cherchent à le broyer. On ne se défait pas de soi. Retrouvons donc nos « pierres d'angle ».
Guillaume Lenormand