En plein débat politique sur la libéralisation du travail dominical, Gaspard-Marie Janvier avait choisi la voie du roman pour publier Le Dernier Dimanche (Mille-et-une nuits, 2009). Dimanche après dimanche, s’y suivent, pittoresques et profondes, les réflexions du narrateur qui décide de retourner à la messe pendant un an. L’hôte qui le reçoit, c’est l’homme du dimanche : le père Joris, un prêtre peu banal, fidélise Gaspard-Marie, lui qui avait perdu toute pratique.
Liberté politique avait, à l’époque, retenu cette fiction dans ses coups de cœur. Pour notre dossier spécial « Ie Journée européenne pour un dimanche sans travail », Gaspard-Marie Janvier a accepté de rajouter, pour nous, un dimanche de plus à son roman.
Septième dimanche du temps ordinaire : le jour du oui
Aujourd’hui le père Joris a la grippe. Je la connais bien celle-là, je viens d’y passer, elle vous met les idées noires et vous chavire pour la semaine. Cela tombe d’autant plus mal ce dimanche que l’Évangile du jour raconte la guérison du paralytique à Capharnaüm, dans la maison de Simon-Pierre. On amène le malade, la foule se presse à l’intérieur, on ne peut pas rentrer. On le monte, on fait un trou dans le toit, on passe le brancard… Il y a de la comédie dans cette scène. Le père Joris ne s’y trompe pas : — Tel que je connais Simon-Pierre avec son mauvais caractère, il est furieux qu’on lui démolisse son toit !
Les scribes aussi râlent.
— Qu’est-ce que cet homme qui prétend remettre les péchés…
Le seul qui jubile, c’est le paralytique, qui sort par la porte et part en sifflotant avec son brancard sur l’épaule.
Est-ce blasphémer que d’imaginer un Jésus pas trop mécontent du tour qu’il vient de jouer à tous les pisse-froid ?
On a longtemps pris le Nazaréen pour un homme grave. On pensait que la religion était affaire trop sérieuse pour que son fondateur se fût permis de rire. On a écrit des traités entiers là-dessus au Moyen âge. C’est sans doute un contresens. Le sérieux, les pleurs, la tragédie, on connaît ça depuis que le monde est monde. Il n’est pas besoin d’un messie pour le rappeler. Le christianisme ouvre une autre perspective, celle d’une histoire qui se termine bien. Il faut certes supporter le péché, la maladie, la mort, mais la vie finit par triompher. La vie chrétienne est donc une comédie, une divine comédie. Un chrétien qui tire la gueule, c’est qu’il oublie d’être chrétien.
Le Christ, dit saint Paul dans l’autre lecture du jour, c’est l’homme du « oui ». Dire « oui », c’est se mettre du côté de Dieu. Dire « non », c’est rester entre humains, c’est faire « comme un lundi ». Car nous ne faisons que ça, toute la semaine, de dire « non ». Les radios, les télés nous arrosent de « non » à jet continu : les trains ne marchent pas, les usines ferment, les peuples se révoltent, les assassins assassinent et les épidémies fulminent. À force de n’entendre parler que de tragédies, nous finissons par prendre la vie pour une tragédie. Les psychanalystes le disent : ils n’ont jamais reçu autant de dépressifs, de déboussolés, de cafardeux, de suicidaires. Comment s’en étonner, avec un tel bourrage de crâne ?
Pourtant, dit le père Joris qui semble reprendre du poil de la bête, l’antidote existe, il s’appelle « dimanche ». Car le dimanche est le jour du « oui ». Le Créateur ne le montre-t-il pas lorsqu’il contemple son œuvre de la semaine, l’air satisfait, au 7e jour ? C’est une question d’hygiène. On se brosse les dents chaque jour, on va chez le coiffeur chaque mois : il faut s’épouiller l’âme une fois la semaine des milliers de cafards invisibles qui la rongent. Oui, il faut un jour pour l’amitié, pour les retrouvailles, pour les promenades et pour les jeux, un jour pour les rires. Les humoristes le savent bien. Ils voient les scribes râler, ils voient les colériques bouillir. Bien sûr la vie serait plus agréable sans les scribes ni les colériques, mais encore, est-ce si sûr ? Les humoristes ne sont pas des redresseurs de torts. Ils ne veulent pas remettre le monde à l’endroit. Ils s’amusent de ses gaucheries, et trouvent toujours une bonne idée pour nous faire partager leur gaieté.
C’est aussi ce que Julien Gracq disait des poètes : « Il n’y a pas, il n’y a sans doute jamais eu de grand poète si sombre, si désespéré qu’il soit, sans qu’on trouve au fond de lui, tout au fond, le sentiment de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre. La poésie est la littérature du oui. »
Le père Joris n’a guère envie de terminer son homélie aujourd’hui. Il poursuit sur la poésie des Évangiles, sur toutes ces petites comédies qui jalonnent la vie du Christ. Il sait bien que son sujet le porte et le guérit. Il sait bien que le dimanche est son remède à lui. Demain sans doute, il sera temps de céder aux idées noires et à la tristesse du monde … « comme un lundi ».