Concilier solidarité et responsabilité en matière de retraites, de prise en charge de la dépendance et de la santé est l'une des quatre priorités que le chef de l'État a fixé à la politique économique et sociale au lendemain d'élections municipales et cantonales éprouvantes pour la majorité.
Cet objectif s'entrelace d'ailleurs fortement avec les trois autres : Gérer avec sérieux les finances du pays et moderniser l'État , ne serait-ce pas tout particulièrement s'occuper de la vingtaine de points de PIB qui, à travers les pensions par répartition, l'assurance maladie et la prise en charge de la dépendance, sont transférés des actifs aux retraités, et moderniser notre archaïque système de retraites ?
Remettre le travail au cœur de nos politiques publiques , cela n'aurait-il aucun rapport avec la remise au travail de la majorité des seniors, seul moyen d'obtenir des pensions mensuelles convenables sans exploiter les actifs ? Travailler plus pour gagner plus , le slogan présidentiel se décline aisément sous la forme travailler plus pour avoir une meilleure retraite .
Renforcer la compétitivité de notre économie , tel serait l'effet d'une "vraie" réforme des assurances sociales, permettant de réduire les effets néfastes du coin social et fiscal en restaurant le caractère contributif de ces assurances. Aujourd'hui, sachant que le budget de la protection sociale dépasse de loin celui de l'État, la réforme de cette protection sociale n'est pas une réforme parmi d'autres : c'est la mère des réformes, celle qui peut donner une vitalité nouvelle à notre vieux pays et à notre vieille Europe. Nos États providence ont puissamment contribué à la constitution de mentalités de rentiers et de passagers clandestins ; ils n'illustrent que trop la formule de Bastiat selon laquelle l'État est la grande fiction à travers laquelle chacun essaye de vivre aux dépens des autres . C'est cela qu'il faut changer. Il ne s'agit pas de réduire les services que rend notre système de protection sociale : ce sont des biens supérieurs , dont la demande augmente plus vite que les revenus. Il s'agit de les produire — en abondance — d'une manière qui ne décourage ni l'ardeur au travail, ni l'investissement, ni la natalité, ces trois piliers du dynamisme.
La responsabilité de chacun
Nous n'y parviendrons pas à l'aide de réformettes comme celle des retraites en 2003 — qui coûte actuellement au régime général et à l'État au lieu d'améliorer les finances publiques — ni de mises en scène comme celle qui a tenté de faire croire à la population que les pouvoirs publics traitaient le cas des régimes spéciaux. Il faut cesser de brasser du vent, s'attaquer enfin aux vrais problèmes.
Par exemple, chercher comment unifier le patchwork totalement ingérable que constituent nos quelque 200 régimes de retraites par répartition ; trouver le moyen de passer de la formule prestations définies à la formule cotisations définies , seule respectueuse à l'égard des jeunes générations ; séparer la gestion de la définition des règles du jeu, car le mélange des fonctions de législateur et de gestionnaire produit des catastrophes ; réunir dans une même branche à cotisations définies tous les transferts en direction des retraités, lesquels, au delà des pensions, comprennent la prise en charge de la dépendance — dont on veut sans raison solide faire une branche supplémentaire — et plus de 40 % des dépenses d'assurance maladie ; et surtout, surtout, mettre au point un système dans lequel il soit clair pour tous qu'une bonne retraite, ce n'est pas l'affaire de l'État, mais la responsabilité de chacun, la récompense d'une vie suffisamment productive et féconde.
Les réformes, ça se prépare
Pour aller dans ce sens, un préalable est nécessaire : réaliser que, les réformes, ça se prépare. Certes, le mauvais exemple vient de loin : à la Libération, il a fallu transformer dans l'urgence nos assurances sociales de 1930 en un système de sécurité sociale. Compte tenu des circonstances, Pierre Laroque ne s'est pas mal débrouillé, mais il n'a pas pu, par exemple, réaliser l'unification dont il voyait pourtant la nécessité. À nouveau il y a urgence. Raison de plus pour prendre aujourd'hui le temps et les moyens qui ont fait défaut au père de notre Sécurité sociale, au lieu de faire reproduire indéfiniment – et par des esprits moins déliés – le bricolage institutionnel que les circonstances l'ont obligé à pratiquer. Car c'est en multipliant les coups d'épée dans l'eau, comme nous le faisons depuis des décennies, que nous perdons un temps précieux. Nous n'avons plus de temps à gaspiller en pseudo réformes ; il nous faut donc arrêter les gesticulations et préparer sérieusement des changements structurels.
Les pouvoirs publics français assimilent systématiquement les petits pas à la sagesse. Pourtant, comme le rappelait un récent colloque de l'Institut Montaigne, Frédéric Bastiat expliquait, il y a 150 ans, que lorsqu'on doit couper la queue du chien, il est beaucoup moins cruel de la couper d'un coup que tranche par tranche . Lors de ce colloque intitulé Entre trop vite et trop lentement ... Le temps de la réforme , on put assister à une divergence d'opinions saisissante : d'un côté, la plupart des interventions, et particulièrement celles qui s'appuyaient sur l'expérience de pays étrangers ayant réussi à ramener leurs finances publiques à l'équilibre, expliquaient que dans bien des cas il fallait manier la hache, trancher dans le vif, effectuer un changement de direction rapide, clair et net ; de l'autre, la conférence de clôture, prononcée par un éminent conseiller social du président de la République, essayait de justifier le choix français de s'attaquer à tous les problèmes à la fois dans l'espoir de progresser au moins un peu sur quelques fronts. Maniant la métaphore militaire, cet homme d'expérience expliquait qu'en répartissant les troupes sur l'ensemble du champ de bataille, il y aurait bien un certain nombre de secteurs où, rencontrant une moindre résistance, elles parviendraient à faire reculer les forces adverses.
Pour qui a lu Vers l'armée de métier ou d'autres travaux rédigés entre les deux guerres par le jeune colonel Charles de Gaulle, quelle tragique absence d'esprit stratégique ! À nouveau, nos gouvernants semblent incapables de comprendre qu'on ne gagne pas une guerre — si ce n'est au terme d'une effroyable boucherie, comme en 1914-1918 — en grignotant laborieusement des miettes de territoire, mais en fonçant avec un maximum de puissance et de vélocité sur un nombre restreint d'objectifs névralgiques.
Carence stratégique
En matière de retraites, les conséquences de la carence stratégique sont patentes. En 2003, le gouvernement choisit d'accorder aux syndicats le départ anticipé à taux plein des personnes ayant commencé à travailler tôt, la diminution de la décote pour les salariés du privé, et l'indexation sur les prix des pensions des fonctionnaires [1], en échange du passage de ces derniers de 37,5 à 40 annuités et de leur soumission à une décote, plus l'augmentation ultérieure à 41 annuités pour tous entre 2008 et 2012. Premier résultat : déficit accru (pour la CNAV et l'État) ou excédent réduit (pour l'ARRCO et l'AGIRC). Deuxième résultat : aujourd'hui, les syndicats viennent aux rendez-vous de concertation , la bouche en cœur, pour remettre en cause les dispositions qui leur déplaisent dans les lois antérieures : le passage aux 41 annuités, et l'indexation des pensions du régime général sur les prix plutôt que sur le salaire moyen [2]. La raison de ce comportement outrecuidant est claire : après la comique réformette des régimes spéciaux, où cheminots, électriciens et autres ont obtenu des compensations semble-t-il supérieures aux avantages perdus, les syndicalistes ont compris que les changements de locataires à l'Élysée, à Matignon et rue de Grenelle ne modifiaient pas grand chose, qu'ils ont toujours en face d'eux des généraux disposés à abandonner du terrain pourvu que cela ne soit pas trop visible et qu'ils puissent publier des communiqués d'abord martiaux puis triomphants.
Que pourrait faire le gouvernement ? Hélas, il n'a dans ses tiroirs aucun plan de manœuvre, puisque ses prédécesseurs et lui-même ont refusé obstinément de mettre à l'étude des projets de réforme sérieuse en matière de retraites et de pacte intergénérationnel. L'urgence consiste donc à lancer des études d'impact et de faisabilité : voilà où nous en sommes ! Il ne serait pas bon de se lancer tête baissée dans des réformes qui n'auraient pas été sérieusement préparées : mieux vaut dans l'immédiat se contenter de poser quelques rustines, par exemple une augmentation de la contribution des retraités au financement de l'assurance maladie, à condition de mettre les bouchées doubles pour préparer sérieusement une vraie réforme structurelle à mettre en œuvre en 2012, au terme de quatre années de travail préparatoire approfondi.
Préparer sérieusement, ce n'est pas l'affaire d'une commission Tartampion ; il faut une ou des équipes rassemblant à plein temps, pour une durée assez longue, les compétences multiples nécessaires pour mener à bien de véritables études d'impact et de faisabilité. Que l'on réanime pour l'occasion le malheureux Centre d'analyse stratégique, ou que l'on décide de ne pas mettre le vin nouveau dans les vieilles outres du Plan, il nous faut une ingénierie de la réforme. En son absence, l'inflation législative et réglementaire se poursuivra, multipliant les changements insignifiants et par là même néfastes, tandis que l'indispensable réforme des retraites continuera à souffrir du syndrome Samuel Beckett : en 2012, puis en 2017, puis en 2022, dans nos tonneaux devenus de plus en plus inconfortables, nous en serons toujours à attendre Godot.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon III). Il vient de publier au Seuil : Urgence retraites, petit traité de réanimation.
[1] Cette disposition a été présentée comme devant procurer des économies à l'État et à la CNRACL, caisse de retraite des fonctionnaires locaux et hospitaliers. En réalité, c'est l'indexation antérieure, sur le point de la fonction publique, dont l'évolution est systématiquement inférieure à celle des prix, qui était avantageuse pour les finances publiques. Certes, il s'agissait d'une injustice à l'encontre des fonctionnaires retraités, mais des gouvernants honnêtes auraient dit qu'ils engageaient des dépenses pour mettre fin à cette injustice, pas qu'ils demandaient un sacrifice aux fonctionnaires pour réduire le déficit !
[2] Extrait de l'interview de J.-C. Mailly, secrétaire général de FO, dans le Figaro du 29 mars : Question : Quels sont les points sur lesquels vous ne voulez pas céder ? Rép. : La durée de cotisation doit rester à quarante ans. Et les pensions ne doivent plus être indexées sur les prix mais sur les salaires.
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