Le député UMP Pierre-Louis Fagniez, professeur de médecine, a remis cet été au Premier ministre un rapport, intitulé "Cellules souches et choix éthiques", qui recommande la légalisation du clonage thérapeutique et d'autoriser les recherches sur les cellules souches embryonnaires (cf .
le Décryptage de Jacques Bichot du 18 août). Publié dans le cadre de la révision de la loi bioéthique prévue en 2009, alors même que les premières autorisations de recherche sur les embryons ont été délivrées en France par l'Agence de biomédecine, ce rapport revendique une adaptation de la biomédecine à l'évolution de la science. Objectif : "obtenir des cellules souches en quantité et contourner la barrière immunologique". Le clonage ne serait plus un clonage, mais un "transfert nucléaire somatique". Le député le reconnaît lui-même, cette évolution serait une "transgression assumée". Comment en est-on arrivé là ?
C'est le philosophe allemand Hans Jonas qui le disait : notre époque subit l'effet de deux phénomènes emblématiques. D'une part, la promesse de la technique moderne est devenue une menace pour l'être humain, d'autre part, l'éthique moderne découvre la vacuité des normes qui devraient endiguer cette menace. Le domaine de la biomédecine correspond de plus en plus à cette analyse.
La dérive remonte à Francis Bacon (1561-1626), chancelier d'Angleterre, qui élabore un vaste projet de réforme tout entier ordonné à l'impératif technicien. L'idéal utopique baconien est au cœur de cet événement intellectuel européen qui entraîne un déplacement décisif de l'agir vers l'activité fabricatrice, vers le produire. Achevant son utopie (La Nouvelle Atlantide, 1623), Bacon précise ce qui est maintenant humainement à désirer de cette augmentation du savoir et de la maîtrise technique : "Prolonger la vie. Rendre, à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables. [...] Augmenter la force et l'activité... [1]" Ce sera par la connaissance des "arts mécaniques" que l'homme pourra initier le grand processus d'amélioration de sa santé. Le Père de la Maison de Salomon qui gouverne la Cité idéale dans la Nouvelle Atlantide explique clairement le programme baconien de maîtrise technoscientifique a priori dénué de limites : "Notre Fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l'Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles [2]."
C'est bien sûr Descartes (1596-1650), dans une page célèbre, qui va déployer cette conception du savoir pour "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature [...] principalement pour la conservation de la santé [3]." Le savant reconstruit dans son esprit le monde et l'homme selon les lois de la mécanique. Le corps humain devient une machine qui doit être étudié par la même méthode qui vaut pour l'ensemble du monde matériel, le médecin et le scientifique se transforment en ingénieurs.
La technoscience est source de puissance et de progrès et nous promet de vaincre la maladie, le vieillissement, et même la mort. La recherche de la santé du corps va progressivement remplacer la quête antérieure de la béatitude de l'âme. Les objets spirituels de la philosophie médiévale sont repris tout en étant inversés en objets matériels : l'éternité de l'âme en immortalité corporelle, la béatitude céleste en bonheur terrestre. Devenu maître et possesseur de la nature, l'homme s'identifie à Dieu. La sophia antique est comme vidée de sa signification en se confondant avec la connaissance du monde matériel, la science au sens moderne.
Une accélération prodigieuse va se produire au XXe siècle : la médecine n'est plus pratiquée seulement pour réparer le corps, mais pour l'éterniser, comme en témoignent les fantasmes de la médecine régénérative basée sur le clonage et l'expérimentation embryonnaires, censés pérenniser de l'intérieur nos organes à partir de cultures de cellules souches.
Pierre Béhar explique que cette mentalité n'est pas forcément visible, mais cachée dans les intentions profondes et les rêves ultimes de l'homme moderne : "Rêves fous, car impossibles. Quels que soient les progrès de la médecine, l'homme pourra peut-être repousser les limites de la vie, mais jamais abolir la mort. Sa marche vers l'immortalité ne saurait être qu'asymptotique. Or la mort détermine sa condition temporelle – que ses illusions refusent –, et donc sa dimension essentiellement tragique – que son optimisme nie. Aussi l'Occidental moderne est-il un malade psychologique grave. La mort, qui lui est d'autant plus intolérable qu'il n'y est pas préparé, n'est plus considérée par lui comme une condition de la vie, mais comme une injustice à abolir. Ce délire, entretenu par les mensonges de toute une société s'employant, à la fois par idéologie et par intérêt mercantile, à bercer les humains dans un rêve infantile de bonheur et de jeunesse indéfiniment entretenu, est le type même de la folie collective, celle dont il est le plus difficile de s'apercevoir, car au lieu d'accabler tel ou tel membre de la société, elle frappe celle-ci toute entière, [victime non pas] de croyances obscurantistes, mais des illusions de la science et de ses prestiges[4]."
Le salut par la science
Alors qu'aucune équipe britannique n'a pu fournir le moindre résultat en 15 ans d'autorisation du clonage embryonnaire et que la médecine régénérative basée sur les cellules souches adultes et ombilicales révèle des avancées spectaculaires, force est de constater que les recommandations du Rapport Fagniez relèvent d'une sorte de "foi" en un salut par la science. C'est l'âge opératoire, manipulatoire de la technoscience où pouvoir, c'est devoir. Se nourrissant de l'économie – le document parle des enjeux industriels liés aux possibilités de breveter – et de l'imaginaire social – régénérer les cerveaux de malades d'Alzheimer, les cœurs endommagés,... – nous avons affaire à ce que Gabriel Marcel nommait l'esprit d'abstraction nous conduisant à la perte du "lien nuptial avec la vie".
"Le progrès ne peut être authentique, s'est exclamé récemment Benoît XVI, que s'il rend service à la personne humaine et si la personne humaine elle-même grandit, non seulement au niveau de son potentiel technique, mais aussi de ses capacités morales. Et je crois que le vrai problème dans la conjoncture historique actuelle c'est le déséquilibre entre la croissance incroyablement rapide de notre potentiel technique et celui de nos capacités morales, qui n'ont pas grandi de manière proportionnelle [5]."
Parce que le progrès technologiquement linéaire ne s'est pas accompagné de ce perfectionnement éthique, il est nécessaire d'encourager tous ceux qui travaillent à reconstruire des références communes autour du respect inconditionnel de l'être humain dès sa conception, pour faire face à la crise morale que nous traversons et qui a laissé place à un nouvel ordre construit sur le dogme du progrès techno-médical et de la santé parfaite.
*Pierre-Olivier Arduin est responsable de la formation en bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon.
Pour en savoir plus :
■ Pierre-Louis Fagniez, rapport au Premier ministre, "Cellules souches et choix éthiques", La Documentation française, 27 juillet 2006.
■ Jacques Bichot, Le clonage humain est-il humain ?, Décryptage, 8 août 2006.
Notes[1] Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, GF-Flammarion, Paris, 1995, p. 133.
[2] Francis Bacon, op.cit., p. 119.
[3] René Descartes, Discours de la méthode, GF-Flammarion, Paris, 2000, p.98-99.
[4] Pierre Béhar, "Des rêves de la magie aux délires de la science : les obsessions de l'Occident", Géopolitique n° 87, septembre 2004, p. 69.
[5] Benoît XVI, entretien télévisé avec la télévision publique bavaroise,
texte intégral sur www.generation-benoitXVI.com, 13 août 2006.
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