Un fois de plus, le vote populaire contredit les gouvernements en place. Les Irlandais, seuls parmi tous les pays européens à ratifier le Traité de Lisbonne par referendum, viennent de le rejeter sans bavure [1].

 

La crise est grave car c'est celle ouverte par le rejet du Traité constitutionnel européen (TCE) qui se continue. Si l'occasion n'est pas saisie d'une vraie remise à plat, en posant toutes les questions, et surtout les plus taboues, l'idée même d'une construction européenne va finir par voler en éclat, et le bébé par être jeté avec l'eau d'un bain devenu sale.

Aveugles et sourds

Le scénario est toujours le même : le non part de très loin, puis au fur et à mesure de la campagne, les électeurs s'intéressent à la question, approfondissent les réponses, et... finissent par rejeter le projet.

Bien sûr, c'est le peuple qui a tort. Les mêmes qui chantent les louanges d'une Europe du droit et des valeurs démocratiques, expliquaient dès avant le scrutin que le non irlandais n'aurait rien à voir avec l'Europe, que les électeurs étaient en train de tout mélanger, qu'ils sont d'ailleurs des ingrats, etc. Ils menaçaient de mettre leur pays en quarantaine ; et imaginaient déjà comment les faire revoter [2] après leur avoir octroyé quelques arrangements comme on distribuait des pacotilles aux sauvages.

La seule question que ni les eurocrates ni les gouvernements ne se posent jamais, c'est de savoir pourquoi, depuis quinze ans, chaque fois que les peuples sont directement interrogés, au mieux ils approuvent les nouveaux traités par des majorités étriquées, mais le plus souvent ils les rejettent, et franchement. Sans parler de ceux qui ne sont pas interrogés mais dont les réticences sont de plus en plus visibles, à commencer par les anglais dont le gouvernement fait preuve d'une admirable habileté à se faufiler entre les gouttes.

Le traité de Lisbonne est mort

Le ravaudage effectué sur l'ex-TCE n'a pas tenu le coup : il est vrai qu'à reprendre le même contenu tout en le rendant illisible [3], ses rédacteurs ont donné aux opposants des verges pour qu'ils les battent ; ils ont obtenu ce qu'ils méritaient.

Il n'y aura pas de troisième tour car cette fois-ci il n'y a plus de plan B. Quoi que disent les dirigeants européens, et malgré leurs incantations à poursuivre les ratifications, le traité de Lisbonne ne peut entrer plus en vigueur : il fallait l'unanimité. Quant à y introduire quelques accommodements propres à l'Irlande, on ne voit pas lesquels puisqu'elle avait déjà obtenu toutes les exceptions qu'elle souhaitait ; et à supposer qu'on en trouve, il faudrait quand même modifier le traité pour les y inclure, et donc tout recommencer dans tous les pays. Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse.

Objectivement, c'est un échec grave, pour la Commission et son président Jose-Manuel Barroso, pour ceux qui s'étaient arc-boutés sur le contenu de l'ex-TCE, mais aussi pour Angela Merkel et Nicolas Sarkozy qui n'ont pas su saisir l'occasion qu'ils avaient de crever les abcès et de repartir sur de meilleures bases.

Un coup d'arrêt à l'intégration forcée ?

On est en droit d'espérer un coup d'arrêt aux mécanismes d'intégration forcée.

Premier résultat du rejet : la Charte des Droits n'entrera pas en vigueur, avec ses dérives graves sur les droits humains fondamentaux. La question des valeurs européennes, et par conséquent des racines chrétiennes où elles s'alimentent, a sans doute pesé sur le scrutin, si l'on en croit la toute dernière déclaration des évêques irlandais qui pointait sur les insuffisances de ce texte.

A certainement pesé lourd aussi l'exaspération engendrée par le déluge de règlements et directives émanant de Bruxelles qui ligotent chaque jour davantage non seulement les Etats mais surtout les européens eux-mêmes.

L'irréalisme d'une construction uniforme à l'échelle continentale

Le mythe de la construction uniforme, dans laquelle on fait entrer tous les pays au chausse-pied de façon technocratique, avec des institutions bancales au fonctionnement d'une complexité inouïe, au travers de mécanismes totalement abscons, vient d'en prendre un sérieux coup. Il est plus que temps d'y renoncer.

Après tout, les spécificités de l'Irlande en matière de politique étrangère et de défense, bien que juridiquement protégées dans le traité de Lisbonne, étaient politiquement vulnérables en raison même des mécanismes d'intégration forcée qui sont en jeu. Crainte qui a sans doute favorisé le non . Elles n'en sont pas moins respectables et légitimes, comme le sont celles de chacun des États de l'UE, et appellent davantage d'attention.

Aussi n'y a-t-il d'issue crédible à long terme que dans une construction à dimensions multiples et à géométrie variable, et par conséquent dans une révision profonde des mécanismes institutionnels.

Le moteur est à bout de souffle

Il n'y a guère de pays qui ait davantage profité de son intégration dans l'Union européenne que l'Irlande ; tant mieux pour lui. Mais précisément les mécanismes dont il a su tirer parti, jusqu'à cette unanimité sur les questions fiscales qui lui a permis, avec quelques autres, de bloquer toute harmonisation pour mieux protéger son exception, ne peuvent plus fonctionner.

L'Union ne peut plus, simultanément, toucher à tout ce qui relève de la vie courante, y compris dans les domaines les plus inattendus, au prétexte que tout est susceptible de relever du marché unique, enfermer les États dans les contraintes d'harmonisations abusives tout en les bloquant sur des questions-clés, contribuer à leur démembrement en encourageant toutes les forces centrifuges, mais aussi les contourner en faisant parfois outrageusement le jeu des lobbies, et laisser à l'abandon les domaines où le monde l'attend et jugera de sa crédibilité, c'est à dire la politique étrangère, la sécurité et la défense.

Quitte à sacrifier certaines institutions communautaires dont le poids est devenu excessif et l'influence néfaste en raison de leur endurcissement idéologique : je pense notamment à la Commission qui porte une lourde responsabilité dans le présent échec.

Il faut changer de moteur ; c'est à dire quitter le terrain économique trop exclusif, et refaire de la politique. Ce qui suppose de s'appuyer non plus sur une technocratie déconnectée du réel et irresponsable, mais sur les gouvernements élus d'États démocratiques.

[1] À l'heure où cette édition est bouclée, le non est crédité de plus de 53 % des suffrages.

[2] Comme ils l'avaient fait il y a dix ans, après un précédent rejet irlandais, celui du traité de Nice.

[3] Cf. mon article Un traité entre chien et loup, Décryptage, 17janvier 2008. Voir aussi de Georges Berthu, Retour de la Constitution : les Vingt-Sept ont signé le nouveau traité européen, Décryptage, 19 décembre 2007.

■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à l'auteur