6 juin 2010, un événement prophétique : la béatification d'un autre J. P. polonais, Jerzy Popieluszko, ou le courage de la Vérité, au prix du sang [1]. À l'heure où les catholiques d'Occident s'interrogent sur la manière de répondre aux provocations antichrétiennes, la vie et l'enseignement du bienheureux Jerzy prend valeur de témoignage prophétique.
ORLEANS, mardi 29 octobre 1984. Plusieurs centaines d'étudiants veillent toute la nuit dans la cathédrale, en adorant et se confessant. Après avoir reçu le pardon de Dieu, chaque jeune dépose un lumignon rouge sur une gigantesque croix toute illuminée, à la stupeur des passants. Le lendemain, mercredi 30 octobre, je leur donne un enseignement sur les martyrs contemporains dans les pays proches du bloc Est de notre Europe, que Jean Paul II ne cessait d'évoquer.
Vers la fin, on me glisse un billet : La radio vient d'annoncer l'assassinat du père Popieluszko. . Disparu depuis dix jours, nous avions offert notre veillée spécialement pour lui et je venais de le citer longuement. J'annonce la terrible nouvelle. Comme un seul homme, voila tous les étudiants debout, chantant l'hymne pascale (sur la mélodie de Haendel adaptée par André Gouzes).
Spontanément, les jeunes fidèles vont déposer leurs palmes (nous avions comme thème l'entrée de Jésus à Jérusalem) au pied de la grande croix verticale sur le parvis, formant une seconde croix horizontale, sur le modèle de celles de fleurs piquetées de bougies autour desquelles les Polonais se rassemblaient en chantant et veillant sur elles. Ces croix fleuries et lumineuses étaient les seuls moyens d'expression de tout un peuple qui tombe à genoux quand on le frappe ; ce qu'on vient de revoir après la seconde tragédie de Katyn.
De tout ce qui va suivre, j'avais été le témoin ému, en mai puis en novembre 1981 où je l'avais sans doute rencontré à la paroisse universitaire Sainte-Anne où il était aumônier des services médicaux.
Cette béatification tant attendue, vingt-cinq ans après son martyre, prend une actualité saisissante. Le père Jerzy a été, en Pologne, la dernière victime violemment assassinée par le régime totalitaire du communisme.
Or, nous voilà ici, en Occident, non plus simplement menacé, mais déjà terrorisé par une idéologie antichrétienne virant au totalitarisme. Ecoutons Benoit XVI :
L'époque moderne a parlé de la libération de l'homme, de sa pleine autonomie, et donc également de sa libération de l'obéissance à Dieu. L'obéissance ne devrait plus exister, l'homme est libre, il est autonome : rien d'autre. Mais cette autonomie est un mensonge : c'est un mensonge ontologique, car l'homme n'existe pas par lui-même et pour lui-même, et c'est également un mensonge politique et pratique, car la collaboration, le partage de la liberté est nécessaire.
Et si Dieu n'existe pas, si Dieu n'est pas une instance accessible à l'homme, il ne reste comme instance suprême que le consensus de la majorité qui devient le dernier mot auquel nous devons obéir. Et ce consensus – nous le savons depuis l'histoire du siècle dernier – peut également être un "consensus du mal".
La soi-disant autonomie ne libère pas véritablement l'homme. L'obéissance à Dieu est la liberté, car elle est la vérité, elle est l'instance qui nous place face à toutes les instances humaines. (Dans l'histoire de l'humanité, ces paroles de Pierre et de Socrate sont le véritable phare de la libération de l'homme, qui sait voir Dieu et, au nom de Dieu, peut et doit obéir non pas tant aux hommes, mais à Lui, et se libérer ainsi du positivisme de l'obéissance humaine). Les dictatures ont toujours été contre cette obéissance à Dieu. La dictature nazie, comme la dictature marxiste, ne peuvent pas accepter un Dieu qui soit au-dessus du pouvoir idéologique; et la liberté des martyrs, qui reconnaissent Dieu, précisément dans l'obéissance au pouvoir divin, est toujours l'acte de libération à travers lequel nous parvient la liberté du Christ. Aujourd'hui, grâce à Dieu, nous ne vivons pas sous une dictature, mais il existe des formes subtiles de dictatures : un conformisme qui devient obligatoire, penser comme tout le monde, agir comme tout le monde, et les agressions subtiles contre l'Église, ainsi que celles plus ouvertes, démontrent que ce conformisme peut réellement être une véritable dictature [2].
Revenons au père Popieluszko. Le beau courage qui va le caractériser se manifeste déjà jeune et spécialement pendant son service militaire – il a 19 ans – durant lequel les séminaristes subissaient toutes sortes de brimades gratuites. Conscient des punitions qu'il encourt, il refuse cependant d'enlever médaille et chapelet. Au dortoir, il prie à genoux – chose interdite. Le vendredi : il fait son chemin de croix, quoi qu'il en coûte. À Noël, il chante des cantiques en épluchant les légumes. Sanction, il devra ramper sur le sol ! Pendant les séances de lavage de cerveau, il lit l'Imitation de Jésus-Christ.
En août 1980 – il a 33 ans – les ouvriers des grandes aciéries de Huta Warszawa l'invitent pour célébrer la toute première messe jamais chantée dans ce que le pouvoir pensait être un fief du communisme. Il en est bouleversé : On m'a applaudi. J'ai cru un instant qu'une célébrité marchait derrière moi. Mais non ! Ces applaudissements m'étaient bien destinés, à moi, premier prêtre à avoir jamais franchi le portail de l'aciérie. Je me suis dit alors qu'on ovationnait ainsi l'Église qui depuis trente ans a frappé aux portes des usines. Il lance aussi les grands pèlerinages nationaux d'ouvriers qui viendront par centaines de milliers à Czestochowa, chaque troisième dimanche de septembre.
Un État contre une nation
Le sinistre 13 décembre 1981, quelques mois après l'attentat de Jean Paul II, l'état de guerre est proclamé. 6000 responsables du syndicat Solidarnosc sont emprisonnés de nuit, l'armée est partout déployée et les réactions, comme durant les pires années où toute manifestation était violemment réprimée, sont noyée dans un bain de sang. Ce premier et unique syndicat dans tout l'empire est intolérable pour le régime.
À la face du monde, il prouve que le christianisme est le calcium d'un peuple, et le marxisme son opium. Révolution dans l'idée même du communisme, c'est le sous-prolétariat qui se soulève contre ces apparatchiks qui se prétendent sa voix. Le comble ! Intolérable ! Après avoir tenté quelques mois plus tôt d'éliminer son premier défenseur, son avocat à la face du monde – ce Jean Paul II qui ose le soutenir inconditionnellement – il faut maintenant éradiquer totalement ce syndicat, sous peine d'une contagion qui toucherait tous les pays du bloc Est ; un bloc qui se met à trembler sur ses bases.
C'est alors qu'une voix va retentir. Elle va oser clamer ce que tous pensent mais ne peuvent dire sans risquer, au minimum, des années de prison. Et quelles prisons ! Voix qui brise le mur du silence, Jerzy se fait le porte-parole de son peuple brimé. Il arrache le bâillon de ses lèvres, à défaut des menottes à ses mains. Il le fait au cours des 33 messes pour la Nation qu'il va célébrer, renouant avec la tradition séculaire des prières pour la Patrie , le plus souvent clandestines, surtout durant les trois siècles où la Pologne était dépecée par d'écrasants empires voisins : la Russie, l'Allemagne et Autriche-Hongrie. Trente-trois messes, trente-trois stations d'un chemin montant au Calvaire. De mois en mois, les foules augmentent. A tel point qu'il faudra les célébrer sur un balcon surmontant le porche d'entrée de l'église Saint Stanislas Kotska, dominant la place noire de monde. Leur retentissement est incalculable. Surtout, elles parviennent immédiatement aux oreilles du premier habitant du Vatican...
A cette voix de prophète et de précurseur qui ne crie pas dans le désert, tendons l'oreille.
Du côté des opprimés
Dès février 1982, où il choisit des textes à faire frémir certains (Sg 6, 1-9 ; Ps 58, 2-8), il cite les évêques [3] : L'Église se place toujours du côté de ceux qui sont privés de liberté, de ceux dont on brise les consciences. Notre douleur est celle de la Nation toute entière terrorisée par la force militaire... de tous ceux, internés, arrêtés, condamnés...
En avril 1982, c'est un poète qu'il reprend : Plus fort que les pierres qui pleuvent sur nous, plus fort que la main arbitraire et parjure qui s'abat sur nous, crier que notre cœur brisé dans notre poitrine ni ne se pliera, ni ne se changera. La mort est périssable, la foi... éternelle !
Les textes choisis sont loin d'être neutres (Dn 3, 37-45, Ps 94, Mc 13, 9) : On vous livrera aux Sanhédrins, vous serez battus, vous comparaîtrez... Et il prie : Aujourd'hui, il y a tant de familles d'orphelins de notre patrie, des enfants attendant le retour de leurs parents.
Nous te prions pour ceux qui brisent les consciences humaines, ce qui est pire encore que de tuer... Que les consciences de nos compatriotes ne soient pas asservies ! Nous te prions pour les fonctionnaires de la justice qui n'ont pas le courage de s'opposer au mensonge et qui acceptent le faux pour le vrai. Nous te confions les ouvriers qui ont donné leur sang et offert leur vie pour défendre leurs droits humains inaliénables. Et de citer un détenu : Ne nous laisse pas nous figer dans la colère et la rage, pardonne à nos traîtres ! Et encore : Ô Pologne, on t'a privé de tout, mais tu as tout, tant qu'il te reste le ciel et la terre sous les pieds ! Ta terre est frappée du glaive comme le visage de la Très sainte Madone de Jasna Gura !
En mai, il cite cette fois un hymne des insurgés de 1830 d'une actualité alors saisissante, les chars de l'URSS étant prêts à intervenir :
"Les tours de Moscou seront ébranlées. La cloche de la liberté sonne et un sang libre est répandu !" Mère de Dieu, porte ce sang du peuple libre devant le Trône divin ! Reine au visage balafré, nous Te présentons la demi-année d'esclavage de guerre. Une seule prière demeure : donne-nous la grâce de résister ! Vois comme l'ennemi bafoue notre âme !
En juin, encore des textes brûlants :
La coupe déborde de sang, d'amertume et de larmes. Toujours écrasés mais fidèles dans la foi, nos cœurs ne tremblent pas à la vue des meurtres. La droiture s'effondre, la force étrangère nous écrase, elle enfonce les tempes polonaises dans la couronne de fer ! Sois Pologne ! Et libre sera la Pologne !
Septembre 1982, devant la foule où chacun tient une petite croix en main :
Il n'y a pas d'Église sans la Croix, il n'y a ni sacrifice ni sanctification sans la Croix. Celui qui vainc dans une cause juste, vainc par la Croix et dans la Croix. L'Église doit dire la vérité. L'Église doit défendre les souffrants. Au nom de la vérité, l'Église ne peut jeter un regard indifférent sur le mal et sur les peines humaines. L'Église avance vers la Résurrection. Il n'y a pas d'autre voie. Et c'est pourquoi les croix de notre Patrie, nos croix personnelles, celles de nos familles, doivent mener à la victoire, à la Résurrection, si nous les joignons au Christ qui a vaincu la Croix. Et de s'exclamer : Quelle ressemblance aujourd'hui encore entre le Christ couvert de sang sur la Croix et notre Patrie douloureuse !
Octobre 1982, il ne mâche pas ses mots :
Pour demeurer libre dans l'âme, il faut vivre dans la vérité. Vivre dans la vérité, c'est donner la vérité des témoignages, c'est la revendiquer et la reconnaître dans toute situation. La vérité est immuable. On ne peut détruire la vérité par des décisions ou des décrets. L'esclavage pour nous consiste justement en ceci : que nous nous soumettions au règne du mensonge chaque jour. Nous ne protestons pas, nous nous taisons, ou bien nous faisons semblant d'y croire. Alors, nous vivons dans le mensonge. Le témoignage courageux de la vérité est un chemin qui mène directement à la liberté.
L'homme qui témoigne de la vérité est un homme libre même dans des conditions extérieures d'esclavage, même dans un camp, dans une prison. Le problème essentiel pour la libération de l'homme et de la Nation est de surmonter la peur. Car la peur naît de la menace. Nous surmontons la peur, lorsque nous acceptons la souffrance ou la perte de quelque chose au nom de valeurs supérieures. Si la vérité devient pour nous une valeur pour laquelle nous acceptons de souffrir, de prendre des risques, alors nous surmontons la peur qui est la cause directe de notre esclavage.
Et de citer le cardinal Stephan Wyszynski, emprisonné pour avoir dit la Vérité : La peur est le plus grand manquement de l'apôtre... Elle serre le cœur et rétrécit la gorge. Celui qui se tait face aux ennemis de la bonne cause, les enhardit... Forcer au silence par la peur, telle est la première tâche dans la stratégie impie... Le silence a son sens apostolique uniquement quand je ne détourne pas mon visage devant ceux qui me frappent...
Il conclut encore ainsi : Je voudrais répondre à tous ceux qui souffrent en terre polonaise et je désire m'adresser d'ici aux autorités de la République Populaire de Pologne, pour que ces larmes cessent. La société polonaise, ma Nation ne mérite pas d'être poussée aux larmes du désespoir et de l'abattement. Oui, une nation qui a tellement souffert dans son passé récent, ne mérite pas que beaucoup parmi les meilleurs de ses fils et filles séjournent dans les camps et les prisons ; elle ne mérite pas que sa jeunesse soit malmenée et battue, que le crime de Caïn soit commis. Elle ne mérite pas qu'on la prive, contre sa volonté du syndicat Solidarité.
Et dans la dernière homélie de cette sinistre année, juste avant Noël, il déclare :
On aurait envie d'ajouter : ne lutte pas par la contrainte. La contrainte n'est pas une preuve de force, mais de faiblesse. Celui qui n'arrive pas à vaincre par le cœur ou par la raison, essaye de vaincre par la contrainte. Mais chaque manifestation de la contrainte est une preuve d'infériorité morale. L'idée qui a besoin d'armes pour durer, meurt d'elle-même. L'idée qui ne peut se maintenir que par la contrainte est une idée dévoyée. L'idée capable de vie l'emporte par elle-même. Des millions d'hommes la suivent spontanément. La Nation comprend mieux aujourd'hui les paroles de Norwid : "Il ne faut pas s'incliner devant les circonstances et laisser les vérités derrière la porte." Il ne faut pas s'incliner devant les circonstances...
1983, année neuve. L'horizon va-t-il s'éclaircir ?
Dès janvier, il reprend de plus belle : Une nation possédant une tradition chrétienne millénaire, aspirera toujours à la pleine liberté. Car il est impossible de combattre cette aspiration par la contrainte, puisque la contrainte est la force de celui qui ne possède pas la vérité. Il est possible de plier l'homme par la contrainte, mais non pas de le rendre esclave. Un Polonais qui aime Dieu et la Patrie se relèvera de toute humiliation, car il ne s'agenouille que devant Dieu.
En février, il se fait l'écho des voix bâillonnées :
Des femmes emprisonnées à Fordon écrivent : "Nous voulons la liberté, mais pas à tout prix. Pas au prix du renoncement à notre idéal, pas aux prix de la trahison envers nous-mêmes et ceux qui nous font confiance..."
Puis, il désigne nommément le premier instigateur caché dans les coulisses :
Satan renforce son empire sur la terre, et dans notre Patrie, le royaume du mensonge, de la haine, de la peur, si nous ne devenons pas chaque jour plus forts par la grâce de Dieu, si nous ne nous penchons pas avec douleur, avec cœur et amour sur nos frères qui souffrent innocemment dans les prisons, sur eux et sur leurs familles.
En mars, il a ce mot de pure splendeur :
L'amour et la vérité, on peut les crucifier, mais il est impossible de les tuer. Là-bas, sur la Croix, la vérité et l'amour ont triomphé du mal, de la haine, de la mort. La Nation veut que la concorde ne soit pas une capitulation, un renoncement aux idéaux, aux aspirations.
Il se tourne vers les dirigeants : Pour vous, frères, qui éprouvez en vos cœurs une haine de mercenaire, réfléchissez : la force ne peut vaincre, même si elle peut triompher quelque temps , avant de prier pour eux : Prions pour ceux qui se vendent au service du mensonge, de l'injustice, de la contrainte : qu'ils comprennent leur humiliation !
Face aux provocateurs
Des indicateurs s'infiltrent dans la foule. En avril 1983, il doit donner des consignes strictes : ni cris, ni chants dehors, n'accepter ou ne donner aucun tracts. Agressés, rester de marbre. Gare aux provocateurs ! Ils veulent de la violence pour, de suite, intervenir manu militari.
Là où il y a l'injustice, là où il y a la contrainte, le mensonge, la haine, le non-respect de la dignité humaine, là font défaut l'amour, le cœur, le désintéressement, le renoncement. Or sans ces valeurs, ne l'oublions pas, il est difficile de donner au travail son vrai sens, il est difficile de sortir le pays d'une crise. Mais l'amour doit aller de pair avec le courage.
Il se fait aussi l'écho du grand cardinal Wyszinsky, du fond de sa résidence haute-sécurité :
Malheur à la société dont les citoyens ne se conduisent pas avec courage ! Ils cessent alors d'être citoyens pour devenir de simples esclaves ! C'est le courage qui transforme les gens en citoyens, car l'homme courageux est conscient de ses droits dans la société et des devoirs qui lui incombent. Si le citoyen renonce au courage, il se nuit à lui-même, il nuit à sa personnalité humaine, à sa famille, à son groupe professionnel, à sa Nation, à l'État et à l'Église, même s'il est manipulé par peur et frayeur, pour le pain et d'autres avantages. Malheur aux gouvernants qui veulent conquérir le citoyen au prix de la peur et de la frayeur de l'esclave. Alors ce ne sont plus des hommes qu'ils gouvernent, mais, excusez le mot, des choses.
En mai 1983, en plein mois de Marie, il se tourne vers Elle :
Tu étais là et tu as vaincu, Toi notre Reine. Mais Tu étais là aussi et Tu souffrais, Toi notre Mère. Aujourd'hui, Tu es pour nous plus Mère que Reine. Car aujourd'hui, nous avons plus que jamais besoin d'une Mère. D'une Mère qui comprend tout, qui essuie toute larme et qui console toute peine, qui nous garde de perdre espérance. Or, notre espérance est souvent menacée quand nous voyons le prince du mal revenir en force sur nos terres polonaises. Nous avons besoin de Toi, Mère qui essuie les larmes. Car nombreuses sont nos larmes ces derniers huit mois, depuis cette nuit honteuse de décembre 1981. Oui, et nombreuses sont nos larmes et nos souffrances.
Et de nouveau, il nomme celui que Jésus appelle l'ennemi :
Satan, que Tu écrases de Ton pied, comme pris dans des convulsions de l'agonie – oh ! Que ce soit sa dernière agonie ! – nous inflige de nouvelles souffrances par ses serviteurs. Dès le premier jour, le mois de mai de cette année est devenu, à Varsovie, le temps du règne de Satan, sous la forme de la contrainte, des manifestations de force et de haine, du déferlement des mensonges et des diffamations.
En juin : Longtemps résonneront dans nos oreilles les paroles du Saint Père à Cracovie : "Vous devez être forts de la force de la foi. Vous devez être forts de la force de l'espoir, vous devez être forts de la force de l'amour, de l'amour qui supporte tout... La Nation en tant que communauté humaine est appelée à la victoire, à la victoire par la force de la foi, de l'espoir, de l'amour, par la force de la vérité, de la liberté, de la justice."
Il devient maintenant l'homme à abattre, au moins à museler coûte que coûte. En Septembre 1983, une enquête pour abus de la liberté de conscience au détriment de l'État est ouverte à son encontre. En six mois, il subit treize interrogatoires et plusieurs arrestations et détentions provisoires. Condamné, il est amnistié en 1984, sous la pression populaire. Aucune menace ne le fait trembler :
Seule une Nation libre spirituellement et amoureuse de la vérité peut durer et créer pour l'avenir. Seule une nation saine d'esprit et consciente peut courageusement créer son avenir. On conquiert les gens le cœur ouvert et non les poings fermés. La vraie sagesse, la vraie connaissance, la vraie culture ne peuvent être enchaînés. Il n'est pas possible d'enchaîner les esprits humains. Garder sa dignité d'homme, c'est demeurer intérieurement libre même dans l'esclavage extérieur. Rester soi-même dans toutes les situations de la vie. C'est demeurer dans la vérité, même si cela devait nous coûter cher. Car dire la vérité coûte cher. Seule l'ivraie est de vil prix. Il faut payer pour le grain de la vérité. Toute chose, toute grande cause doit coûter et doit être difficile. Il n'y a que les choses petites et médiocres qui sont faciles. Déjà le poète Novalis disait : "L'homme s'appuie sur la vérité. S'il trahit la vérité, il se trahit. Celui qui trahit la vérité, se trahit lui-même." Le mensonge avilit la dignité humaine et est l'apanage des esclaves, des pusillanimes
L'étau se resserre. Il est sous surveillance constante. Son appartement est cambriolé . Il doit préciser à la messe suivante qu'on y a trouvé une charge explosive et des armes.
En février 1984, sa dernière année, il aborde de front le domaine de l'éducation nationale, ce qui nous concerne particulièrement aujourd'hui, en France et surtout au Québec :
Nous sommes des enfants de la Nation qui, depuis plus de mille ans, chante la gloire du Dieu Unique dans la Trinité. C'est pourquoi, dans l'éducation actuelle, on ne peut se couper de ce qui a constitué la Pologne au cours de mille années. On ne doit ni le rayer, ni le déformer. Dans son travail, l'école devrait dépendre des parents. L'école ne doit pas détruire dans les âmes enfantines les valeurs qui y ont été inculquées par la famille. Le pouvoir ne doit pas imposer sa religion, ni sa conception de la vie. Il ne doit pas dicter ce que doivent et ne doivent pas croire les citoyens. Car n'est-ce pas imposer la religion athée et manquer de tolérance que de refuser une presse catholique dans un pays catholique où prolifère une presse laïque.
L'une des causes de nos malheurs contemporains, matériels et moraux, est que l'on a refusé obstinément la place au Christ, notamment à l'école et au travail, dans l'éducation des enfants et des jeunes. On a menacé de sanctions pénales les enseignants qui facilitaient aux enfants la participation au catéchisme [4]. Car celui qui brade sa foi et ses idéaux est prêt à sacrifier un homme. Nous devons faire tout notre possible pour ne pas laisser fermer la bouche ni aux enfants, ni aux jeunes, ni à la Nation.
Et se tournant vers les jeunes :
Mes chers jeunes amis, vous devez avoir en vous un cœur d'aigle et un regard d'aigle. Vous devez tremper votre âme et l'élever très haut, pour pouvoir tels les aigles survoler toute la volaille, en marche vers l'avenir de notre Patrie. Ce n'est qu'en ressemblant à des aigles que vous pourrez affronter les vents, les orages, et les tempêtes de l'Histoire, sans vous laisser mener à l'esclavage. Souvenez-vous-en ! Les aigles sont des oiseaux libres car ils volent haut dans le ciel et ne se vautrent pas à terre.
Puissent tous les jeunes de nos pays occidentaux, recevoir un tel message !
La lutte pour la vérité, symbole du courage chrétien
Mai 1984 : La vérité est toujours liée à l'amour et l'amour est exigeant, l'amour véritable requiert des sacrifices, aussi la vérité, elle aussi, doit-elle coûter. La vérité qui ne coûte rien est un mensonge :
Vivre dans la vérité, c'est être en accord avec sa conscience. La vérité unit et relie les gens. La grandeur de la vérité effraie et démasque les mensonges des médiocres et des peureux. La lutte ininterrompue pour la vérité dure depuis des siècles. La vérité est pourtant immortelle, et le mensonge périt d'une mort rapide.
Écoutons le cardinal Wyszynski : il suffit de peu de gens parlant en vérité. Christ en a choisi un petit nombre pour proclamer sa vérité. Seuls les mots mensongers doivent être nombreux car le mot mensonge est détaillé et se monnaie : il se débite comme la marchandise sur les rayons, il doit être constamment renouvelé, il doit avoir de multiples serviteurs, qui selon un programme, l'apprendront pour aujourd'hui, pour demain, pour un mois. Pour maîtriser la technique du mensonge ainsi programmé, il faut des hommes en quantité. Il suffit de quelques uns pour proclamer la vérité. Il suffit d'un petit groupe de gens qui luttent pour la vérité pour rayonner. La condition essentielle de la libération de l'homme, pour lui permettre de vivre en vérité, est d'acquérir la vertu du courage. La lutte pour la vérité est le symbole du courage chrétien.
Car la seule chose dont il convient d'avoir peur dans la vie est la trahison du Christ pour quelques deniers de calme éphémère. Ce n'est pas facile aujourd'hui, lorsque d'office durant les dernières décennies, sur le sol natal on a semé les graines du mensonge et de l'athéisme, on a semé les graines du laïcisme ; cette vue du monde est un produit caricatural du capitalisme et de la franc-maçonnerie du XIXe siècle. On les a semées dans un pays, qui depuis plus de mille ans est solidement ancré dans le christianisme.
On ne peut tromper la vie, tout comme on ne peut tromper la terre. Malheur à la société dont les citoyens ne sont pas guidés par le courage ! Ils cessent alors d'être des citoyens, pour devenir de simples esclaves. Si le citoyen renonce à la vertu du courage, il devient esclave et se cause le plus grand des torts, à lui-même, à sa personne, mais aussi à sa famille, à son groupe professionnel, à la Nation, à l'État et à l'Église, même si la peur et la crainte lui font facilement obtenir du pain et des avantages...
Et de clore : Prenons conscience que la Nation dépérit lorsqu'elle manque de courage, lorsqu'elle se ment à elle-même en disant que tout va bien, quand tout va mal, lorsqu'elle se contente de demi-vérités. Soyons conscients qu'en exigeant la vérité nous devons nous-mêmes vivre en vérité ; que cette conscience nous accompagne chaque jour. En exigeant la justice, soyons justes envers nos proches. En exigeant le courage, soyons chaque jour courageux.
L'étau se resserre
L'étau se resserre encore. Les menaces sont de plus en plus oppressantes. Ses amis le supplient de partir se cacher dans les forêts des Tatras, tout au Sud. Le Primat suggère de l'exiler à Rome, sous prétexte d'études. Il décline toutes ces offres. Il veut rester avec le peuple qui lui a été confié, quelque soit les risques : Il me faut rester toujours disponible pour mes paroissiens, jour et nuit. Déjà rongé par la maladie, il avoue : Oui, il m'arrive d'être fatigué. Le temps me manque pour servir tout le monde. Je ne suis jamais libre pour moi-même. Mais je ne ressens aucun découragement.
En juin, il déclare : La justice interdit de détruire dans les âmes des enfants et des jeunes, les valeurs chrétiennes apprises par les parents, valeurs qui se sont vérifiées tout au long de notre Histoire millénaire. Rendre la justice et réclamer la justice est le devoir de tous ; déjà Platon disait : "Quand la justice se tait, les temps sont mauvais." La justice envers soi-même oblige à filtrer honnêtement à travers sa propre raison et sa propre observation toute cette avalanche de mots propulsés par la machine de la propagande .
L'orage gronde et la foudre se rapproche. Plusieurs mystérieux accidents de voitures ont failli lui coûter la vie (méthode déjà bien rôdée en URSS).
Dans son avant-dernière homélie, il se jette avec son peuple dans les bras de la Reine :
La Nation polonaise n'a pas de haine en elle et elle est capable de beaucoup pardonner, mais uniquement au prix d'un retour à la vérité. Car la vérité, et la vérité seule est la condition première de la confiance. Prions avec les mots du Saint Père qui priait ainsi, le 4 août 1982 : "Mère ! Peut-être faut-il aujourd'hui plus que jamais que Tu prennes entre Tes mains maternelles le cœur et les pensées des Polonais, que Tu prennes entre Tes mains le sort de ma Nation."
Fin septembre, l'ultime cri. Il se fait une dernière fois l'avocat intrépide des parents, des enfants, et des jeunes – la prunelle de ses yeux :
Les années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale ne sont qu'une suite de luttes pour le monopole de l'éducation athée, de l'éducation sans Dieu, de l'extirpation de Dieu du cœur des enfants et des jeunes. Pour son travail, l'école éducatrice devrait dépendre des parents, car les enfants appartiennent aux parents. Ce n'est pas l'État, mais les mères qui mettent au monde les enfants. Pour cette raison, l'école ne doit pas détruire dans l'âme des enfants les valeurs que la famille leur enseigne. L'enseignant doit être pour l'élève un ami qui dit la vérité.
Enfin, il s'érige contre le projet de déchoir de sa nationalité et d'expatrier le citoyen ne respectant pas les principes du système . Il s'écrie : C'est un crime contre la Nation. Car il vise non les criminels ordinaires, mais les meilleurs fils de la Patrie, qui s'opposent courageusement à la destruction de l'esprit même de la Nation (dont lui-même, Jerzy). Et de citer pour la toute dernière fois son maître et père spirituel, Jean Paul II : Tout homme a droit à sa patrie, où il est fixé depuis des générations. Personne ne peut être condamné à l'émigration.
Il ne sera pas condamné à l'émigration, mais à l'élimination pure et simple. Trop c'est trop. Il fait partie de ceux qu'Hitler classait comme pas digne de vivre .
L'ultime cri : celui du sang !
Le 19 octobre, il célèbre sa toute dernière messe. Quel jour est-on ? Les martyrs du Canada. Dans quelle église ? Celle des saints Frères Martyrs polonais ! Sans commentaire. Il y médite le Rosaire. Quels mystères ? Les douloureux. Son ultime parole ? Prions pour que nous soyons libres de toute peur, de l'effroi et surtout du désir de vengeance et de violence.
Sur la route de Torun, la voiture du père Jerzy est arrêtée par des fonctionnaires en uniformes de la milice. En réalité, c'était des agents de la SB (services de sécurité de l'État). Le chauffeur de la voiture est obligé de remettre les clefs de l'auto aux deux hommes et de monter dans leur véhicule. On lui met les menottes. Les deux fonctionnaires assomment violemment le père Jerzy, le déposent dans le coffre de leur voiture et démarrent. Le chauffeur réussit à sauter du véhicule, se sauve, et se met à la recherche de secours. Au bout de quelques kilomètres, le véhicule s'arrête. Le prêtre est à nouveau frappé. Ensuite, on lui a attaché les pieds avec un sac de pierres, on lui a passé un nœud coulant autour du cou. Une des extrémités de la corde entravait les jambes repliées de la victime et à chaque mouvement, le nœud coulant étouffait le père Popieluszko (citation du procès). À ce moment, le père est encore en vie. Les assassins décident alors de le noyer.
Le 20 octobre, on annonce au journal télévisé du soir, l'enlèvement du père Jerzy. Une foule se rassemble aussitôt à l'église Saint Stanislas Kostka pour prier. Le soir même, une messe est célébrée à son intention. Jour et nuit les fidèles prient dans l'église, jusqu'au moment dramatique où la vérité éclate.
Le 30 octobre : on annonce que le corps du père Popieluszko est retrouvé dans la Vistule. Sa dépouille mortelle est transportée à l'église Saint Stanislas Kotska le soir du 2 novembre. Le lendemain a lieu son enterrement auquel participent quelques centaines de milliers de Varsoviens et des délégations venant de toute la Pologne.
Jerzy Popieluszko était de la race des grands témoins de la Vérité. De ceux qui, au temps des idéologies totalitaires ont fait la fierté et la gloire de l'Église, ont sauvé son honneur. En Pologne, il se situe dans le sillage de saint Stanislaw, de Maximilien Kolbe, de sainte Karolina Kotska – jeune martyre de la chasteté – des centaines de prêtres polonais tués à Dachau, sans parler des victimes de ce Katyn, dont le monde entier vient enfin d'entendre parler, Russie comprise [5]. Comme Benoît XVI, il a eu le courage des humbles, sa témérité, sa source dans son humilité. Qui a un cœur d'enfant n'a pas peur des tyrans.
Mais où donc puisait-il sa force ? Comme tous les martyrs, dans l'Eucharistie. Ce n'est pas un hasard si ses cris sont lancés uniquement pendant la messe. On peut lui appliquer ce mot de splendeur lâché par notre pape Benoît XVI, à la messe de la Fête Dieu, sur le parvis de Saint Jean de Latran, voici deux ans. Il retentit encore à mes oreilles : Qui s'agenouille devant l'Eucharistie, est incapable de s'agenouiller devant une puissance de la terre, aussi puissante soit-elle.
Et le voilà glorifié à la face du monde précisément le jour où presque partout est célébré le Mystère du Corps et du Sang du Seigneur [6].
Si le père Jerzy Popieluszko est un entraîneur pour prêtres et évêques de ce siècle, c'est que nous sommes effectivement entrés dans les combats des temps de la fin. Jean Paul II l'affirmait déjà en 1985 :
Impossible de nier dans la société actuelle l'existence de forces agissantes, d'une grande influence et marquées d'une certaine hostilité envers l'Église. Autant de manifestations de l'action dans notre temps du prince de ce monde et du "mystère d'iniquité" .
Je suis venu ici pour vénérer et invoquer saint Michel de bien vouloir protéger et défendre la sainte Église... Cette lutte contre le démon qui accompagne son image est aussi actuelle aujourd'hui qu'elle l'était alors, parce que le démon est toujours vivant et qu'il continue son action dans le monde [7].
Une intuition confirmée par le Catéchisme de l'Église catholique :
Le temps présent est le temps de l'esprit et du témoignage, mais aussi un temps encore marqué par la "détresse" (1 Co 7, 26) et l'épreuve du mal qui n'épargne pas l'Église et inaugure les combats des derniers jours. C'est un temps d'attente et de veille. Avant l'avènement du Christ, l'Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants. La persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre dévoilera le "mystère d'iniquité" sous la forme d'une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l'apostasie de la vérité. L'imposture religieuse suprême est celle de l'Anti-Christ, c'est-à-dire celle d'un pseudo-messianisme où l'homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair [8].
+ Daniel Ange, 13 mai 2010,
Ascension du Seigneur
Apparition de Fatima, 1917
Attentat contre Jean Paul II, 1981
Benoît XVI à Fatima, 2010
À Moscou, fête de Marie Joie inattendue .
[1] Les textes cités dans ces pages ont été publiés par Jean Offredo, le Chemin de ma croix (Cana 1984).
[2] Benoît XVI 15 avril 2010, en la chapelle Pauline avec la Commission biblique pontificale. Les expressions en italique sont soulignées par nous.
[3] Dans les premières homélies, il cite surtout d'autres voix, avant de prendre de l'assurance.
[4] Ces lignes s'appliquent aujourd'hui au Québec où tout cours de religion est interdit dès le primaire, même dans le privé, remplacé par un cours éclectique obligatoire pour tous, qui caricature et défigure Jésus.
[5] Une splendide surprise. En posant la première pierre de la future cathédrale orthodoxe sur les charniers de Katyn, le premier ministre russe, Poutyn ( ex chef du KGB de RDA), a précisé qu'elle aura des icônes de saints... catholiques, tout spécialement polonais.. donc... du père Popieluszko, dernière victime de la violence communiste en Pologne. Quand on connaît l'histoire des relations Russes-Polonais, orthodoxes-catholiques : quel signe ! Mon rêve : que J. Popieluszko soit canonisé en même temps que le Père Aleksander Men, lui aussi dernière victime directe du KGB en Russie.
[6] Sauf dans les pays où la Fête-Dieu est le jeudi, comme en Pologne, y donnant lieu à d'extraordinaires processions, Jésus y marchant au milieu de son peuple, sur des tapis floraux multicolores.
[7] Jean Paul II au Mont Sant'Angelo, Foggia, 24 mai 1985.
[8] CEC n. 672, 675-676.