Quarante ans après la loi Veil, la France compte toujours autant d’avortements, plus de contraception, plus d’infertilité et une dénatalité qui se poursuit. Cette semaine, l’analyse de la volonté des promoteurs de la dépénalisation de l’avortement.
LE 26 NOVEMBRE 1974, à l’Assemblée nationale, Mme Simone Veil prononçait le discours d’ouverture des débats de son projet de loi relatif à l’interruption volontaire de grossesse. Ce projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale et le Sénat, puis promulgué le 17 janvier 1975, avait pour principale prétention de remédier à une situation tragique : les « avortements clandestins », qui mettaient en danger la santé des femmes y ayant recours [1].
Tant dans son discours que dans la lettre du texte de loi, le ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville affirma avec force une volonté de ne jamais vouloir banaliser l’avortement, de vouloir prendre en charge les situations les plus tragiques tout en cherchant à répondre au défi de la natalité.
Un échec absolu
Au regard des modifications successivement apportées à cette loi, du nombre d’avortements toujours pratiqués, de la perception qu’en ont les Français, du taux de natalité ainsi que des complications médicales constatées chez les femmes avortant « en toute légalité », on peut légitimement considérer aujourd’hui cette loi comme un échec absolu.
Aucun des objectifs de cette loi n’a été atteint tandis que les risques qu’elle contenait et que Mme Veil prétendait pouvoir éviter se sont réalisés.
Ainsi, quarante ans après le vote de cette loi, nous avons le recul nécessaire pour constater que le problème de santé publique demeure entier : Que faire pour ces couples et ces femmes enceintes qui voudraient avorter ?
Des solutions sont possibles, car comme en matière économique, nous n’avons pas tout essayé. Pour dégager ces solutions, il est indispensable d’être réaliste devant les échecs, d’en comprendre les raisons afin de dégager de nouvelles pistes.
I- La volonté affirmée lors de la légalisation de l’avortement
Dans son discours de présentation du projet de loi de 1974 à l’Assemblée nationale, Mme Veil expose les motifs qui amènent le gouvernement à agir et sa conception de ce que devrait être l’autorisation encadrée de l’avortement.
L’oratrice ne cherche plus à convaincre mais à persuader les députés qu’ils n’ont pas le choix, que la légalisation de l’avortement est bien la seule solution et que s’il y en avait une autre, elle aurait la préférence du gouvernement. « Croyez-vous que ce gouvernement et celui qui l’a précédé se seraient résolus à élaborer un texte et à vous le proposer s’ils avaient pensé qu’une autre solution était encore possible ? »
Le gouvernement aurait donc agi sans fondamentalement désirer cette loi, mais persuadé qu’aucune autre solution n’était réalisable.
La femme au centre des préoccupations
Reprenant l’assertion qui aurait permis à Valéry Giscard d’Estaing de l’emporter contre François Mitterrand, Mme Veil estime que le gouvernement, lui, a du cœur. Il souhaite aider les femmes par cette loi, et leur apporter une réponse humaine. Cette rhétorique est aujourd’hui très ancrée et l’idée demeure que ceux qui sont favorables à l’avortement sont compatissants avec les femmes enceintes et leur apportent une réponse adéquate et utile.
À l’inverse, ceux qui étaient pour le maintien et l’application de la loi avaient un cœur de pierre et laissaient ces femmes sur le bord de la route :
"« Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscient de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d’angoisse [...]. Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s’en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l’opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l’anonymat et l’angoisse des poursuites. Contraintes de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personne pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection. Parmi ceux qui combattent aujourd’hui une éventuelle modification de la loi répressive, combien sont-ils ceux qui se sont préoccupés d’aider ces femmes dans leur détresse ? Combien sont-ils ceux qui au-delà de ce qu’ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibataires la compréhension et l’appui moral dont elles avaient grand besoin ? Je sais qu’il en existe et je me garderai de généraliser. »
"
Considérant toutes les associations dites « pro-vie » qui agissent depuis 40 ans en France précisément pour venir en aide aux femmes enceintes, et dont l’ancienne ministre des Droits des femmes s’est plainte du trop bon référencement sur l’Internet, cet argument n’est pas recevable [2].
Au-delà de la facilité de l’attaque, il est surprenant de voir Mme Veil prétendre vouloir répondre à un désir conscient (et même inconscient) « d’écoute », « d’éclairage », d’un « appui », d’« une protection »… en proposant l’avortement. Peut-on affirmer qu’un avortement apporte tout à la fois écoute, éclairage, appui et protection à la femme enceinte ?
La réalisation de tels objectifs peut se faire sans pour autant autoriser l’avortement. Il y a un décalage objectif entre ce qu’on veut faire, le bien visé : aider les femmes, et le moyen utilisé : supprimer l’enfant à naître. Le problème est-il l’enfant en lui-même ou le fait que la femme ne se sente pas capable, ne veuille pas ou ne puisse pas l’accueillir ?
« Certes, les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes sont parfois moins graves qu’elles ne les perçoivent. Certaines peuvent être dédramatisées et surmontées. » Cette phrase est là comme par hasard dans le discours de Mme Veil. Mais comment exactement traduit-elle son ambition de dédramatiser l’événement et d’aider la femme à surmonter les difficultés ? La loi est assez faible sur ce point puisqu’elle ne prévoit que quelques obligations d’information [3] et un temps de réflexion [4].
Il est ensuite bien reconnu que l’avortement ne concerne pas seulement la femme.
"« Certains penseront sans doute que notre seule préoccupation a été l’intérêt de la femme, que c’est un texte qui a été élaboré dans cette seule perspective. Il n’y est guère question ni de la société ou plutôt de la nation, ni du père de l’enfant à naître et moins encore de cet enfant. Je me garde bien de croire qu’il s’agit d’une affaire individuelle ne concernant que la femme et que la nation n’est pas en cause. »
"
Comme le ministre le reconnaît, l’avortement est une question de santé publique qui met en jeu l’avenir d’une nation.
Néanmoins, le projet de loi lui-même manque gravement d’inclure cette considération. L’article 1 dispose que « la femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l'interruption de sa grossesse ».
Le législateur fait entièrement reposer la responsabilité de l’acte sur la femme, comme un choix personnel afin, selon ses mots de la responsabiliser, et même de la dissuader [5]. Pourtant, dans la conception de l’enfant, l’homme et la femme géniteurs ont chacun une responsabilité. Sans le géniteur, la femme n’aurait pu être enceinte. S’il peut être aujourd’hui poursuivi pour payer une pension, même s’il ne vit pas avec la mère [6], qu’il est responsable, est-il in abstracto juste qu’il n’ait pas son mot à dire si la femme pense avorter ?
De même, la société dans son ensemble qui souffre d’une natalité faible, rendant le renouvellement des générations difficile, n’a-t-elle pas un intérêt légitime à décourager la femme d’avorter et de trouver des solutions différentes pour résoudre sa situation de détresse ?
La réalité de l’avortement
On peut mettre au crédit de Mme Veil d’avoir une approche réaliste de l’avortement et du recours à l’acte : « Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. » « Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame. »
Le projet de loi présentait l’ambition de ne pas banaliser l’acte, de l’autoriser pour les situations de détresse les plus graves afin qu’il n’arrive pas un plus grand malheur si la femme avorte seule et illégalement.
Difficile de faire grief à Simone Veil également de ne pas avoir agi avec précaution. Application temporaire de la loi à travers une période d’essai de cinq ans [7], volonté de faire réfléchir et de responsabiliser les femmes avant qu’elles ne prennent une décision, objection de conscience pour les médecins et prises d’autres mesures familiales positives... « Je vous dis toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ? »
C’était bien là tout le problème, perçu par Mme Veil. On peut légitimement s’interroger à cet instant sur la bonne foi du ministre, qui pose une question si essentielle sans y apporter de réponse. D’autant qu’elle est par la suite revenue sur « toute [sa] conviction », notamment dans une interview pour Le Point en 2007 où elle affirme à propos de ce projet de loi de 1974 : « J'ai porté ce combat et j'y ai apposé ma marque : le choix de faire de l'avortement un droit de la femme plutôt qu'une possibilité offerte dans certains cas très précis [8]. »
Si elle affirme bien y avoir posé sa marque, en faisant un droit, ce n’est pas ce qu’elle a expliqué aux députés en 1974 : « Je vous dis toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. »
Cette loi découvre ce principe fondamental que les hommes attendent de la loi et espèrent y trouver : sa moralité et sa justesse. Ce que la loi permet est bon. Si la chose est permise par la loi, elle est un droit et c’est un accomplissement pour l’individu que d’exercer ce droit. De par son essence la loi est la norme de la société, elle la « norme ».
Lorsque Mme Veil s’exclame que ce projet de loi, « s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme », elle ne tient pas compte de ce pouvoir de la norme. Le ministre a même conscience d’encourager un acte en le rendant légal. Quelque mois seulement après le vote de la loi, Mme Veil accorda une interview dans le Times dans lequel elle se dit « fascinée » par ce que nous venons d’expliquer :
"« Ceci me fascine : en modifiant la loi, vous pouvez modifier fondamentalement le modèle du comportement humain. Et par le biais d’une loi légalisant l’avortement, vous changerez de façon fondamentale la position elle-même de la femme et de l’enfant dans la société [9] ? »
"
La perception contemporaine majoritaire d’un « droit à l’avortement » prouve que la loi a complètement manqué à cet objectif de dissuasion. Le gouvernement a récemment supprimé la « notion de détresse » qui était censée limiter l’avortement aux cas les plus difficiles [10].
Un problème surévalué
Mme Veil estime alors le nombre d’avortements pratiqués annuellement en France en 1974 à 300 000 : « […] Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les trois cent mille avortements qui, chaque année, mutilent les femmes de ce pays. »
En premier lieu, on sait aujourd’hui que ce chiffre est faux, et surestime complètement le nombre d’avortements réellement pratiqués. Selon l’INED, le nombre absolu d’avortement en France en 1974 est de 65.000 environ[11]. Près de quatre fois moins.
En 1975, on note que 33.454 avortements ont été déclarés, mais en tout l’INED estime qu’il y en a eu 100 000[12]. En 1976, 134.173 sont déclarés, mais 250 000 sont estimés au total. Il y a un pic entre 1981 et 1984 avec entre 180 et 183.000 avortements déclarés et 260.000 estimés. Puis une légère diminution s’opère pour osciller entre 165 et 17. 000 avortements déclarés et 230.000 estimés chaque année. Diminution qui s’explique plus par la conjoncture démographique de diminution du nombre de femmes en âge d’être mères que par la contraception.
Christophe Foltzenlogel est juriste à l’ECLJ.
La semaine prochaine : Le constat d’échec de la loi Veil
Sur ce sujet :
« Loi Veil : les sophismes du discours », par Bruno Couillaud, Libertepolitique.com, 20 nov. 2014.
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[1] Cf. « Loi Veil : les sophismes du discours », par Bruno Couillaud, Libertepolitique.com, 20 nov. 2014.
[2] David Perrotin, « Un site officiel pour contrer les anti-IVG », Libération, 27 septembre 2013.
[3] Article 14 de la loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption de grossesse : « Chaque centre de planification ou d'éducation familiale constitué dans les centres de protection maternelle et infantile sera doté des moyens nécessaires pour informer, conseiller et aider la femme qui demande une interruption volontaire de grossesse. » (Abrogé par l’Ordonnance 2000-548 2000-06-15 art. 4 II JORF 22 juin 2000).
[4] Article L162-5 du code de la santé publique posé par l’article 4 de la loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 : « Si la femme renouvelle, après les consultations prévues aux articles L. 162-3 et L. 162-4, sa demande d'interruption de grossesse, le médecin doit lui demander une confirmation écrite [*obligatoire*] ; il ne peut accepter cette confirmation qu'après l'expiration d'un délai d'une semaine suivant la première demande de la femme, sauf au cas où le terme des dix semaines risquerait d'être dépassé, le médecin étant seul juge de l'opportunité de sa décision. En outre, cette confirmation ne peut intervenir qu'après l'expiration d'un délai de deux jours suivant l'entretien prévu à l'article L. 162-4, ce délai pouvant être inclus dans celui d'une semaine prévu ci-dessus. »
[5] « Le gouvernement a choisi une solution marquant clairement la responsabilité de la femme parce qu’elle est plus dissuasive au fond qu’une autorisation émanant d’un tiers qui ne serait ou ne deviendrait vite qu’un faux-semblant. »
[6] F. Granet, « Recevabilité de l'action d'une mère tendant à ce que le père assume son enfant naturel majeur », Recueil Dalloz, 2001, p. 970.
[7] Article 2 de la Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse : « Est suspendue pendant une période de cinq ans à compter de la promulgation de la présente loi, l'application des dispositions des quatre premiers alinéas de l'article 317 du code pénal lorsque l'interruption volontaire de la grossesse est pratiquée avant la fin de la dixième semaine par un médecin dans un établissement d'hospitalisation public ou un établissement d'hospitalisation privé satisfaisant aux dispositions de l'article L. 176 du code de la santé publique. »
[8] « Simone Veil explique », L’Express, 14 avril 1975. Accessible à l’adresse suivante :
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/1975-simone-veil-s-explique_490775.html
[9] Simone Veil, The Times, 3 mars 1975.
[10] Loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes publiée au Journal Officiel du 5 août 2014 : « Article 5 quinquies C (nouveau) : À la première phrase de l'article L. 2212-1 du code de la santé publique, les mots : « que son état place dans une situation de détresse » sont remplacés par les mots : « qui ne veut pas poursuivre une grossesse ». »
[11] Chantale Blayo, « L’évolution du recours à l’avortement en France depuis 1976 » dans Population, 3, 1955, pages 779 à 810.
[12] Chantale Blayo, « L’évolution du recours à l’avortement en France depuis 1976 », dans Population, 3, 1995, pages 779 à 810.
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