L'élection présidentielle, tant par elle-même que dans le contexte particulier qui fut le sien, se prêtait mal à l'analyse et permettait nombre de contresens : c'est l'élection législative qui la replace en perspective dans la vie politique française et fournit la clé d'interprétation, du moins provisoirement et en attendant le second tour.
Elle permet d'ores et déjà deux constats et induit deux hypothèses.
Premier constat : l'alternance vient de jouer, non pas avec l'élection présidentielle mais avec le premier tour des élections législatives. Ce n'est pas un paradoxe, mais une évidence.
D'abord parce que Jacques Chirac s'est succédé à lui-même au terme d'un scrutin qui n'a pas donné lieu à l'affrontement escompté entre les deux principaux camps. Ensuite, et surtout, parce qu'il s'agit bien à présent de choisir une majorité de gouvernement contre une autre. La précédente s'étant disqualifiée au-delà de ce qu'on pouvait supposer, la nouvelle majorité peut donner l'impression de l'emporter sans coup férir dans la foulée du précédent scrutin et en vertu de la cohérence des choix électoraux ; mais d'une certaine façon les électeurs ont comme enjambé le second tour de l'élection présidentielle pour élire un nouveau gouvernement en juin après avoir renvoyé le précédent en la personne de Lionel Jospin à la fin du mois d'avril.
Que la droite ait été favorisée par le plébiscite du 5 mai et la nomination d'une nouvelle équipe gouvernementale, qu'elle ait pu ainsi anticiper l'annonce des mesures attendues, tout cela est indéniable et démontre que le scrutin décisif n'est pas le scrutin présidentiel mais l'élection législative d'où émerge la majorité gouvernementale.
Les acteurs ne s'y sont pas trompé, qui ont repris au cours de ces dernières semaines, mais à front renversé, le vieux débat sur la cohabitation : la droite en la pourfendant bien que le président de la République l'ait acceptée et vécue pendant cinq ans, la gauche en lui trouvant subitement des mérites après l'avoir combattue pendant toute la campagne électorale, en toute ingratitude d'ailleurs...
Deuxième constat, qui s'inscrit dans la continuité du précédent : celui de la bipolarisation croissante de l'alternative gouvernementale. Je ne le dis pas de la vie politique en général, mais bien du choix de la majorité d'où est issu le gouvernement.
Pourtant, il y a six mois, lorsque s'est ouverte la campagne présidentielle, jamais l'émiettement des partis n'avait atteint de telles proportions, ni l'élargissement de l'offre idéologique et politique aussi important en direction des extrêmes. Mais tous ceux qui ont cru possible d'extrapoler, de la présidentielle aux législatives, en ont été pour leurs frais ; sauf quelques cas particuliers qui s'expliquent par des considérations locales ou de personne, les dissidents de toute nature, les divers refondateurs et autres indépendants ont été systématiquement balayés, dans les deux camps. Et Jacques Chirac eut une intuition juste en forçant la constitution d'une UMP, d'un contenu pourtant bien pâlichon, fût-ce au détriment de son propre parti : tout autant qu'un changement de politique, les électeurs de droite attendaient la fin des divisions de leur camp. Si l'UDF tire (à peine) son épingle du jeu, c'est bien pour avoir ménagé son option majoritaire. Même le Parti socialiste, dans sa défaite, en tire profit au détriment de ses alliés, sévèrement sanctionnés pour leurs gesticulations permanentes.
Il est légitime d'y voir une certaine rationalité politique de la part des électeurs qui semblent distinguer de plus en plus clairement deux logiques.
Celle, décisive à leurs yeux, du choix gouvernemental qui s'appuie sur une majorité parlementaire à laquelle ils demandent une homogénéité croissante, à l'instar d'ailleurs des scrutins municipaux ; et celle des choix symboliques où s'expriment d'autres besoins d'identification dans les valeurs nationales ou de reconnaissance dans la diversité des traditions politiques, comme le sont le scrutin présidentiel et, quoique à tort et par méconnaissance de son rôle, l'élection au Parlement européen.
À partir de ces constats, la première hypothèse qui se dessine concerne l'action gouvernementale. Depuis 21 ans, c'est à dire depuis 1981, aucun gouvernement n'a été reconduit lors de l'échéance suivante des élections législatives ; au contraire, tous les gouvernements sortants et leur majorité parlementaire ont été battus. Qu'est-ce à dire ? Par delà la diversité des situations, je risquerai deux séries d'explications.
La première tient à l'abandon fréquent par les gouvernements successifs de leurs programmes au cours de leurs mandats, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. La seconde trouve sa source dans le décalage croissant entre les politiques conduites et les préoccupations de l'électorat. Ainsi, les orientations gouvernementales, dans l'ensemble plutôt inspirées par la gauche, ont été marquées à la fois par l'emprise croissante des réglementations et de l'interventionnisme public (réserve faite des privatisations) et par la dégradation continue du tissu social (insécurité et chômage, bien sûr, mais aussi délabrement familial et urbain, etc.), même quand la droite était aux commandes. Mais par ailleurs, le centre de gravité de l'électorat s'est " droitisé " : les Français attendent de plus en plus de l'État qu'il remplisse d'abord ses fonctions régaliennes, l'ordre et la sécurité publics étant la première condition de la justice, et qu'il libère les initiatives de chacun au lieu de les brider.
Pour échapper à la malédiction, la nouvelle majorité doit donc assumer les besoins si fortement exprimés par les électeurs au cours de ces dernières semaines, ce qui ne sera pas aisé. Elle a été élue, en effet, dans un contexte qui ne lui a pas vraiment permis d'articuler un programme sur lequel chacun aurait débattu : les axes de la campagne électorale de Jacques Chirac, correspondant à une autre démarche, ont été à la fois trop généraux, même sur l'insécurité, la réforme de l'État ou l'allègement des impôts, et trop parsemés de promesses catégorielles, pour y suppléer. Il lui faudra donc l'inventer au fur et à mesure, et sans se tromper, malgré l'usure inévitable qu'entraîne l'exercice du pouvoir.
Car cette majorité, malgré son ampleur, est fragile. Si le 9 juin, l'abstention a été exceptionnellement forte (35,58 pour cent des inscrits), elle a aussi été ciblée. Elle ne provient pas tellement d'une gauche qui aurait été assommée ; sa carte recouvre assez bien celle du vote d'extrême droite et indique clairement qu'une partie de l'électorat de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle, sans doute inhibée par le deuxième tour et les manifestations qui l'ont précédé, a aussi accepté de faire crédit au nouveau gouvernement qui a paru l'entendre. Mais un retour de flamme est possible si la droite dite " républicaine " retombe dans ses ornières.
Seconde hypothèse, ou plus exactement hypothèque : elle concerne l'évolution des rapports entre le gouvernement et le président de la République. Il serait abusif de considérer que Jacques Chirac a été plébiscité : bien au contraire, sa base personnelle, telle qu'elle s'est exprimée le 21 avril, était exceptionnellement étroite tandis qu'il a ensuite tiré profit d'un vote de rejet dont la gauche saura vraisemblablement lui rappeler un jour les conditions. À l'inverse, Jean-Pierre Raffarin, dont le choix comme Premier ministre s'est révélé habile, semble plus en phase avec les attentes de son électorat. Mais aura-t-il la capacité d'échapper à une tutelle qui pourra se révéler rapidement pesante comme l'a déjà montré la constitution du gouvernement, et exercer réellement les fonctions auxquelles il a été désigné pour conduire une politique cohérente, alors qu'il n'est pas le chef de sa majorité et que le président de la République semble brûler de l'envie de manier directement les leviers gouvernementaux ?
Le risque est grand de voir réapparaître le conflit des deux légitimités qui caractérise et vicie la constitution de la Ve République depuis 1962. C'est une nouvelle défaite de la droite qui se profilerait alors, victime de ses contradictions. La Roche Tarpéienne est toujours proche du Capitole.
François de Lacoste Lareymondie est vice-président de la Fondation de Service politique.
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