Dans son dernier avis relatif à la recherche sur l'embryon (avis n. 112), le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) déploie une longue réflexion qui prend le risque de faire sortir de notre champ éthique l'être humain dans sa condition embryonnaire.
Nous avons vu précédemment que le CCNE, 1/ se refuse à protéger l'embryon en décrétant son incapacité à statuer rationnellement sur lui, 2/ fait du projet parental l'unique critère légitimant sa destruction. À ces deux arguments, le Comité ajoute deux perspectives qui faussent le débat :
- présenter la destruction des embryons surnuméraires congelés issus des FIV comme une transgression plus grave que la recherche sur l'embryon elle-même, ce qui permet d'ôter à cette dernière son caractère problématique ;
- ignorer délibérément les avancées scientifiques en matière de cellules souches adultes et reprogrammées afin de s'affranchir de l'obligation légale de mener des recherches sur l'embryon uniquement en l'absence d'alternative d'efficacité comparable .
1/ L'AUBAINE DE LA DESTRUCTION DES EMBRYONS SURNUMERAIRES
Le CCNE part du constat que la loi autorise la destruction d'embryons humains vivants créés par fécondation in vitro sans que ce point ne fasse réellement problème contrairement à celui de la recherche sur l'embryon. C'est en effet le cas dans trois situations :
- Lorsqu'une anomalie morphologique est détectée par le biologiste de la reproduction sur les embryons issus d'une fécondation in vitro.
- Lorsqu'au cours d'un diagnostic préimplantatoire (DPI), les embryons se révèlent être porteurs de la séquence génétique dont la recherche a motivé la réalisation du DPI.
- Lorsque les embryons surnuméraires conservés par cryoconservation cessent d'être inscrits dans le projet parental.
Les pratiques de fécondation in vitro alimentent ainsi des phénomènes faramineux de surconsommation embryonnaire. Devant la mission d'information parlementaire sur la révision des lois de bioéthique, le président de l'Académie nationale de médecine a fait état de la conception de 240 000 embryons pour obtenir 12 000 naissances annuelles [1]. De plus, sur les 149 191 embryons conservés au 31 décembre 2008, 50 779 sont sans projet parental en cours [2] .
Dans son Avis n.8 du 15 décembre 1986 relatif aux recherches et utilisation des embryons humains in vitro à des fins médicales et scientifiques , le CCNE avait déjà remarqué la contradiction que porte en elle la fécondation in vitro, qui voulant agir pour la vie, est conduite en même temps à la détruire . L'Eglise ne dit pas autre chose et on ne s'étonnera pas que Benoît XVI ait fait preuve de fermeté sur ce point lorsqu'il a reçu le 3 décembre dernier le nouvel ambassadeur du Costa Rica – un État où le débat sur une possible légalisation de la FIV toujours prohibée y est actuellement très vif –, souhaitant que le gouvernement ne viole pas les droits de l'enfant à naître par des lois qui légitimeraient la fécondation in vitro et l'avortement .
En France, dans toutes les circonstances que nous venons de rappeler, le législateur autorise l'arrêt de la conservation des embryons, c'est-à-dire leur destruction par décongélation. Or le même législateur, note le CCNE, interdit la recherche sur ces embryons, sauf dérogations expresses délivrées par l'Agence de la biomédecine. Autrement dit, la destruction des embryons humains in vitro est largement autorisée tandis que la recherche sur l'embryon est excessivement entravée.
Le CCNE s'étonne d'ailleurs que même la recherche sur des lignées de cellules souches embryonnaires (ES) cultivées à partir d'embryons détruits par d'autres soit légalement interdite – sauf dérogations – alimentant l'idée que c'est la recherche sur ces cellules qui présente elle-même un caractère transgressif (p. 37). Le Comité s'interroge : Tenter d'acquérir des connaissances nouvelles à partir de cellules dont l'origine est embryonnaire poserait-il un problème éthique majeur ?
La conclusion ne se fait pas attendre : Ce n'est en aucun cas l'éventualité d'une recherche qui influe sur la décision de détruire l'embryon. On ne protège pas l'embryon humain de la destruction en interdisant la recherche (p. 45). Le raisonnement est habile et peut abuser le profane. Il convient de le démonter.
Utilitarisme
En effet, on ne saurait ignorer que la destruction opérée par la recherche conduit à une instrumentalisation supplémentaire par rapport au simple processus de destruction par arrêt de conservation . Dans ce cas, l'embryon est disloqué par la volonté d'accaparement de la science qui se situe dès lors dans une logique d'exploitation d'un être humain au début de sa vie considéré comme un vulgaire matériau de laboratoire.
Comment le CCNE ne voit-il pas qu'avec la recherche sur l'embryon est à l'œuvre une mentalité utilitariste qui chosifie radicalement l'embryon et qu'un pas supplémentaire gros de dérives ultérieures est franchi par rapport au simple arrêt de conservation ? De fait, on n'est guère surpris que le CCNE approuve en fin de texte l'ultime transgression, en légitimant la création d'embryons à visée de recherche pour améliorer les techniques d'AMP (p. 54 et 55).
Par ailleurs, dissocier la recherche sur l'embryon proprement dit de celle menée sur les cellules embryonnaires qui ont été isolées par d'autres est un nouveau tour de passe-passe qu'il convient de dénoncer. Parce que le processus de dérivation de cellules souches embryonnaires résulte directement de la désagrégation d'un embryon, l'ensemble de la recherche est répréhensible sans qu'aucune des étapes ne puisse être séparée sur le plan moral.
C'est bien pour cela qu'en 2004 le législateur n'a pas souhaité distinguer les deux types de recherches. Dignitas personae s'est également penché sur le cas de figure d'un scientifique qui entreprendrait une expérimentation sur des cellules ES en faisant valoir son indépendance vis-à-vis de celui qui a conçu in vitro les embryons et de celui qui les a détruits : Le critère d'indépendance ne suffit pas pour éviter une contradiction dans l'attitude de celui qui dit ne pas approuver l'injustice commise par d'autres, mais qui, dans le même temps, accepte pour son travail le "matériel biologique" que d'autres obtiennent par le biais de cette injustice. Quand ce qui est illicite est approuvé par les lois qui régissent le système sanitaire et scientifique, on doit se dissocier des aspects iniques de ce système, afin de ne pas donner l'impression d'une certaine tolérance ou d'une acceptation tacite des actions gravement injustes (n. 35).
Le surnombre
En définitive, la question éthique première est celle de la création d'embryons en trop comme le reconnaît lui-même le CCNE sans prendre la peine d'explorer plus avant sa remarque (Avis 112, p. 45). C'est ce qu'a aussi objecté la mission d'information parlementaire : Avant de s'arrêter sur la transgression que constituerait l'instrumentalisation de l'embryon à des fins de recherche, ne faut-il pas d'abord s'interroger sur ce qui peut apparaître comme la transgression première, c'est-à-dire la faculté de concevoir [...] des embryons en surnombre ? (Rapport p. 83.)
Il y avait là matière à une réflexion audacieuse et novatrice à côté de laquelle est totalement passé le CCNE. Classiquement, on estime en France qu'il convient de maintenir le dispositif actuel de fécondation d'embryons surnuméraires en vue de permettre, en cas d'échec, plusieurs tentatives de transfert dans le corps de la mère sans l'obliger à recourir à de nouvelles hyperstimulations hormonales et à de nouvelles ponctions ovariennes.
Deux éléments plaident aujourd'hui pour poser le principe d'une interdiction de la conception, de la conservation et de la destruction d'embryons humains surnuméraires.
D'abord le fait que la cryoconservation n'est en aucun cas une procédure systématique puisque seuls 25% des couples français y recourent (Rapport p. 83 cité par le CCNE p. 45). Ce chiffre indique que sur le plan purement technique il n'est en aucun cas indispensable de s'engager dans des pratiques de surproduction embryonnaire. Si 75% des couples s'en passent, pourquoi pas 100% ?
Deuxièmement, les législations italienne, autrichienne et allemande interdisent la congélation d'embryons surnuméraires sans que les taux de succès des FIV observés dans ces pays ne soient en deçà des nôtres, les centres d'AMP outre-Rhin ayant même de meilleurs résultats que les labos français. Mgr d'Ornellas pose à ce propos deux questions on ne peut plus pertinentes : Pourquoi ce qui "inacceptable" pour l'Allemagne serait-il "accepté" par la France ? Les domaines où l'Allemagne est "en avance" ne pourraient-ils pas se conjuguer avec les domaines où la France est "en avance" ? [3].
Et si le couple franco-allemand donnait l'exemple d'un mieux disant éthique au niveau européen ?
2/ LE FANTASME DES CELLULES SOUCHES EMBRYONNAIRES
Le CCNE investigue l'essor récent des recherches sur les cellules souches humaines dans plusieurs paragraphes par ailleurs très intéressants sur le plan scientifique (p. 25-29). Les cellules souches de sang de cordon et les cellules souches pluripotentes induites dites iPS y trouvent leur place aux côtés des cellules embryonnaires, mais pour mieux montrer que ces recherches se déroulent de manière à la fois parallèle et complémentaire, leurs avancées respectives s'enrichissant mutuellement (p. 29).
Argument mille fois rebattu qui n'a aucune justification scientifique. Pour citer un seul exemple, on rappellera que le professeur Ian Wilmut a eu l'occasion de dire que la découverte des iPS ne devait rien aux travaux sur les cellules embryonnaires humaines contrairement à ce que l'on entend encore ici ou là.
En France, on sait que la loi interdit cette recherche et que ce n'est qu'à titre expérimental que des dérogations peuvent être concédées sous réserve du respect strict et cumulatif de deux conditions : les protocoles de recherche doivent permettre des progrès thérapeutiques majeurs et ne pouvoir être menés par une méthode alternative d'efficacité comparable en l'état des connaissances scientifiques (article L. 2151-5 du Code de la santé publique).
Un messianisme technoscientifique
Au cours de longues considérations alambiquées, le CCNE arrive à la conclusion que parler d'une finalité thérapeutique de la recherche est un contresens majeur. En effet,
les progrès de la connaissance – ce qu'on pourrait considérer comme la véritable finalité de la recherche – et la possibilité d'essayer de développer des applications éventuellement bénéfiques – ce qu'on pourrait considérer comme l'une des utilités de la recherche – se déploient dans des espaces temporels différents [...]. Il est illusoire et dangereux de penser que les applications futures ne viendront pas d'un mouvement de fond d'exploration de l'inconnu et de remise en cause permanente des connaissances (p. 40).
L'objectif est limpide : il faut supprimer la condition de perspective thérapeutique dans la prochaine loi, la recherche sur l'embryon se justifiant par le seul intérêt de l'accroissement de nos connaissances cognitives. Pourtant, après quinze ans de travaux aux USA, en Grande-Bretagne, en Corée,... pour ne citer que les pays les plus en pointe, la médecine régénératrice utilisant des cellules souches embryonnaires est demeurée au point mort. Seule une poignée d'essais cliniques testant l'innocuité de ces cellules a été autorisée au compte-goutte.
Peu importe, le CCNE fait un pari sur l'avenir : Il est possible que des recherches sur les cellules souches d'origine embryonnaire qui n'auraient pas aujourd'hui d'applications thérapeutiques prévisibles, puissent bouleverser les connaissances et conduire, dans l'avenir, à des progrès thérapeutiques entièrement imprévus (p. 41). Sacrifier l'embryon sur l'autel d'un avenir fantasmé n'est-il pas la marque d'une espèce de messianisme technoscientifique ?
Le CCNE applique aux progrès escomptés de la recherche sur l'embryon la célèbre phrase de François Jacob : On peut presque mesurer l'importance d'un travail scientifique à l'intensité de la surprise qu'il provoque [...]. La part vraiment intéressante, c'est celle qu'on ne peut prévoir.
Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. La recherche sur l'embryon n'a produit aucune avancée susceptible de susciter l'étonnement des scientifiques. C'est au contraire la découverte des cellules iPS qui a stupéfié la communauté internationale ainsi que nous l'avons déjà relaté. Dès lors, il n'est guère surprenant que le CCNE n'examine à aucun moment le bien-fondé de la comparaison des recherches sur les cellules souches entre elles. Pas un mot n'est dit sur la condition dérogatoire d' alternative d'efficacité comparable , probablement vouée à disparaître dans l'esprit du Comité.
En cédant aux sirènes du relativisme moral, le CCNE n'a-t-il pas sacrifié l'éthique aux intérêts catégoriels de certains chercheurs ? Incapable de produire une réflexion d'ampleur qui aurait pu s'opposer aux dérives actuelles et donner à penser, laissant le champ libre à une Agence de la biomédecine qui va pouvoir peser de tout son poids sur les choix politiques à venir, le CCNE s'est durablement décrédibilisé en abdiquant son rôle de vigilance éthique. Nous le regrettons vivement.
Article précédent : Le CCNE, tribunal des embryons (I), 10 décembre 2010.
[1] Rapport d'information n. 2235, Favoriser le progrès médical. Respecter la dignité humaine, janvier 2010, tome 1, p. 87.
[2] Chiffres fournis par l'Agence de la biomédecine, Rapport annuel 2009, p. 198.
[3] Mgr Pierre d'Ornellas, Dignité et vulnérabilité au cœur du débat bioéthique, Documents/Épiscopat, n. 6, 2010, p. 27.
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