"J'ignore si j'ai suffisamment de foi pour être décapité, en raison de mes convictions, mais j'ai suffisamment de foi pour renoncer à un emploi à la Commission si cela est nécessaire.
" Rocco Buttiglione n'est décidément pas un homme politique comme les autres.
Calomnié sans vergogne, accusé de sexisme et d'homophobie catholiques par les socialistes, Verts et libéraux du Parlement européen, le philosophe italien est sous le coup d'un véritable délit d'opinion. Cette affaire laisse présager ce qui pourrait advenir en France avec le projet de loi contre les discriminations : un catholique assumant publiquement la position de l'Église sur l'homosexualité pourrait faire l'objet à son tour d'une discrimination professionnelle légale.
Le Saint-Siège ne s'y est pas trompé qui est monté au créneau par la voix de deux cardinaux de la Curie pour réagir à l'affaire Buttiglione. Dans Il Giornale, le cardinal Julian Herranz évoque sa préoccupation : "Nous nous trouvons face à une vague de fondamentalisme laïc", et le cardinal Renato Martino, président du Conseil pontifical Justice et paix, condamne cette campagne d'intimidation des catholiques, véritable "inquisition antichrétienne". Mais quel est donc le catholicisme du philosophe italien, cet "ultraconservateur", (en l'espèce "proche de Jean-Paul II") ? Décryptage publie un entretien entre Philippe de Saint-Germain et Rocco Buttiglione réalisé en décembre 1990. Le philosophe n'avait pas encore pris place sur la scène politique, le Mur de Berlin venait de tomber. Le futur ministre esquissait une géopolitique de la Nouvelle Évangélisation.
L'écroulement du communisme laisse penser à une victoire du capitalisme. Croyez-vous dans une autre Europe que l'Europe économique unie?
Rocco Buttiglione. — J'ai en effet une autre idée de l'Europe. Celle des philosophes. On voit bien que l'unité d'une Europe (ou d'un monde) fondée sur une science sociale (le marxisme) était un mythe qui a provoqué la mort de l'Europe. Remplacer les prémisses d'une science par d'autres prémisses n'y changera rien. L'Europe ne peut être unie que si elle a bien conscience d'être d'abord un lieu de recherche de la vérité. Un nouvel aréopage en quelque sorte : la recherche du monde grec et l'annonce du Christ.
Le marxisme a-t-il été vaincu par la conscience morale de l'homme européen ou par le Deutschemark ? L'opinion publique pense que c'est la puissance économique qui a gagné. Or les valeurs matérielles ne peuvent être vecteur d'unité. La dynamique économique provoque une certaine unité, mais celle-ci ne peut être que partielle. Et fondamentalement, ce ne sont pas des raisons économiques qui ont brisé le mur de Berlin.
Cela signifie-t-il une menace sur l'Europe et son unité apparemment retrouvée?
À terme, d'un point de vue géopolitique, l'Europe actuelle ne peut fonctionner. Les frontières des nations et celles des États ne se superposent pas. Des milliers de Hongrois vivent en Roumanie, d'autres dans le Banat, en Yougoslavie, en Slovaquie. Des frictions considérables existent entre les Tchèques et les Slovaques, entre les Serbes et les autres peuples slaves du sud, les Croates, les Slovènes et les Bulgares, sans parler des Albanais qui ne sont pas des slaves. Au nord, d'importantes minorités polonaises, russes et biélorusses vivent dans les pays baltes.
Or si ces frontières peuvent se justifier pour des raisons de structure économique, il faut bien reconnaître que, de toute façon, il n'en existe pas de meilleures. Il est désormais impossible de tracer des frontières politiques qui sépareraient justement les nations entre elles. Elles sont trop mélangées. L'euphorie du retour de certaines nations à la souveraineté contient en germe la tentation du nationalisme et l'affirmation de son droit au prix de la violation du droit de son propre voisin. En cas de conflit ou de simples tensions, qui pourra résister à l'attrait de la puissance économique la plus proche ? On peut imaginer à l'avenir, après le rapprochement actuel germano-russe, deux blocs pro-allemand et pro-russe. Nous sommes peut-être à la veille d'une guerre européenne.
Si l'économie, comme vecteur d'unité, n'est pas gouvernée par une vision éthicopolitique, l'Europe éclatera. Les pays comme la France, l'Italie, l'Espagne ou même l'Angleterre ont peut-être la mission de donner aux autres nations cette authenticité. Elle serait pour les peuples d'Europe une raison de vivre apaisante et stabilisatrice. La maison de l'homme doit être gouvernée par l'esprit de l'homme.
L'urgence de la nouvelle évangélisation de l'Europe, si souvent rappelée par Jean-Paul II, ne trouve-t-elle pas ici une justification particulière ?
Je pense que oui. L'homme européen cherche une identité. L'économie ne donne pas cette identité. Le marché libre est une bonne chose pour la satisfaction des besoins des hommes. Mais l'homme a des besoins qui ne peuvent être proposés par le marché. L'amour, la culture, la dignité ne s'achètent pas. La nouvelle évangélisation peut redonner aux peuples européens une identité qui n'oppose pas mais qui unisse.
Quels sont les moyens de la nouvelle évangélisation ?
Les moyens de toujours! C'est le Christ qui évangélise. Mais Il a besoin des hommes. Nous devons faire l'expérience du Christ pour qu'Il soit présent en nous et qu'Il soit annoncé.
Beaucoup d'hommes le cherchent mais ne le rencontrent pas. Pourquoi ? Parce qu'Il ne vit pas dans les hommes. Donc il faut des chrétiens présents dans les circonstances de l'homme d'aujourd'hui. On ne peut pas vivre du Christ seulement dans le Temple. Si l'on reste dans le Temple, les autres ne s'y rendront pas. C'est pourquoi il faut être présent dans la culture, les médias, dans les professions... Toute l'Église doit être en mouvement.
Quel est le drame de l'Europe aujourd'hui ? Dans une certaine mesure, nous sommes en chrétienté. Les fêtes religieuses ont encore un sens, nous ne travaillons pas le dimanche. Mais on ne peut pas vivre des valeurs chrétiennes sans le Christ. Nous vivons le règne de l'hypocrisie et les jeunes se rebellent contre cette hypocrisie. Notre mission est de redécouvrir et de manifester un christianisme authentique. C'est le sens et le rôle des voyages du Pape. Lui sort du Temple.
N'y-a-t-il pas eu ces dernières années dans l'Église une tendance des chrétiens à se replier "dans le Temple" aux dépens de leur mission "dans le monde"?
Oui, nous avons connu une dérive. L'engagement des laïcs dans le monde, non pas seulement en tant qu'hommes, mais en tant que chrétiens, pour reprendre la distinction de Maritain, fait peur. Alors on a transformé les laïcs en auxiliaires du clergé, enfermés dans le Temple.
C'est une fausse conception de la laïcité. Pour éviter aux chrétiens qu'ils ne fassent des erreurs, on les a instrumentalisés. Or le laïc doit pouvoir commettre des erreurs. Même les saints ne sont pas parfaits. S'ils s'efforcent de combattre les erreurs, c'est avec la faiblesse de leur humanité. Agissons, se sachant imparfaits, en aimant le Christ pour qu'Il nous aide à faire le bien. Si saint Étienne de Hongrie n'avait pas agi "dans le monde", on ne lui aurait pas reproché ses erreurs. Mais il n'aurait pas fait tout le bien qu'on lui attribue ! Pour agir en chrétien il a agi en homme, et le Christ l'a changé.
Pourquoi cette timidité à l'égard du rôle des chrétiens dans le monde?
On assiste aujourd'hui à un retour du pélagianisme ; on dit que "l'homme peut se sauver sans le Christ". Cela signifie que chacun peut faire le bien tout seul (sans le Christ). Le chrétien ne doit donc pas agir dans le monde "en tant que chrétien" mais "en tant qu'homme". Par conséquent, l'action de l'homme dans la société (ou dans sa vie privée) ne concerne pas l'Église, et les chrétiens ne peuvent agir dans le monde en tant que tels. Ce serait d'une part heurter la conscience des autres (la Foi est une opinion que l'on doit garder pour soi, ne pas imposer) et d'autre part attribuer à la Foi en Jésus-Christ qui est Dieu, une autorité excessive sur l'homme. Cette conception entraîne à la fois un laxisme (laisser l'homme faire ce qu'il veut) et un moralisme (juger les actes humains de l'extérieur). Or il ne faut ni laxisme, ni moralisme, mais une moralité.
L'Église, elle, ne condamne pas, sa tâche est de donner un jugement objectif. Quant aux chrétiens, aux laïcs, pour revenir à votre question, leur rôle est d'être dans le monde des hommes, pleinement hommes. Ils ne se changeront pas eux-mêmes, c'est le Christ qui les changera.
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