Les attaques de cimetières se multiplient (cf. Décryptage, Le Fil, 24 septembre), le ministre de l'Intérieur s'émeut. Bêtises de la haine ordinaire ou signes des temps ? Le phénomène a toujours interrogé les hommes de culture. Exemple : L'invasion des profanateurs de sépulture, l'un des grands classiques du cinéma d'horreur des années cinquante.

Dans une petite ville américaine semblable à toutes les petites villes américaines, une épidémie de paranoïa collective apparaît : on se met à suspecter son prochain de n'être plus son prochain. C'est qu'en fait le père, la mère, l'enfant, la belle-sœur, le cousin sont progressivement remplacés par des êtres venus d'ailleurs, et qui naissent semblables aux modèles qu'ils sont venus remplacer dans des cosses.
Un tel scénario qui laisse la part belle à l'allégorie rend toutes les interprétations possibles. La plus simple est de l'interpréter à la française et d'en faire un modèle de pamphlet anticommuniste. On est à l'époque Eisenhower, l'Amérique est riche et prospère, et elle se sent menacée par les mutations, les bombes atomiques et bien sûr par le communisme.
Par sa dénonciation grossière des monstres venus d'ailleurs (un autre film traitait du même sujet, Them, à la même époque), l'Invasion des profanateurs de sépultures serait une dénonciation par la dérision de l'hystérie anticommuniste de l'Amérique bien-pensante d'alors. On se demande alors pourquoi le film garde un tel pouvoir de fascination, en dépit de ses défauts formels liés à son petit budget (on était à deux doigts de la série B).
Résignation
Cette obsession du deuxième degré, que dénonçait déjà Baudrillard, est un trait bien français. Pourtant, quand on revoit attentivement le film, gâché par une Happy End peu crédible, on y lit les traits suivants :

  • L'acceptation passive et résignée d'une dictature. On retrouve là la servitude volontaire de la Boétie. La société néo-totalitaire ne veut plus être contestée, elle n'a même pas besoin de la violence pour s'imposer. Les gens se demandent pourquoi l'on résiste et le héros final, un médecin, a l'air bien bête finalement.
  • Les personnages sont remplacés, sans que l'on sache ce que l'on fait de leurs corps originaux, pendant leur sommeil. La société contrôle ce "sommeil vert" via les tranquillisants et les somnifères.
  • Les nouveaux personnages naissent dans des espèces de cosses géantes. On retrouve l'obsession, si bien décrite par Huxley dans Le Meilleur des mondes, pour le remplacement scientifique de l'espèce humaine. On parle pour la seule France d'une assistance médicale pour presque la moitié des naissances maintenant, directement ou indirectement. Le film suppose que les nouveaux-nés ou renés naissent plus soumis que leurs anciens ou leurs modèles. Dans un restaurant déserté par la clientèle, on remplace aussi le jazz-band par un juke-box.
  • J'ai dit le mot "cosse", qui traduit le mot anglais pod, mis à la mode par la technologie actuelle. On est équipés d'ipods, et l'on s'y connecte comme dans d'autres films de science-fiction où la connexion est physique, via une prise située au bas de la colonne vertébrale (je pense au très bon Existenz de Cronenberg, ou au sinistre Avatar). Le pod dans la doxa actuelle permet de renaître dans la vraie vie, qui est virtuelle.
  • Les personnages sont caractérisés par la fin des affects et de l'amour. Le contrôle du sentimentalisme ou de l'exaltation, du fanatisme ou de la subversion, est aussi à l'ordre du jour. La résistance, d'ailleurs bien faible, concerne deux couples, puis un seul, puis le dernier personnage, que l'on croit naturellement fou. Les deux personnages principaux, qui se sont connus jadis, sont d'ailleurs fraîchement divorcés, mais ils croient toujours en leur amour de jeunesse.
  • Le héros tente de fuir sa ville, mais les communications téléphoniques sont bien sûr contrôlées (le réseau ne laisse passer que ce qu'il veut bien), et l'autoroute inhumaine l'empêche justement de prévenir ses autres prochains et lointains. La multiplication des territoires protocolaires voulus par les édiles de Los Angeles dans les années vingt (j'ai nommé Chandler et son réseau d'ingénieurs, de spéculateurs et d'urbanistes) est ici subtilement évoquée.

Si l'on a le courage de voir dans cela une parodie hilarante de l'anticommunisme primaire, je veux bien me faire extra-terrestre. L'invasion des happeurs de corps (body snatchers, même si nous sommes d'accord pour voir dans le tourisme moderne, surtout le culturel, une industrialisation de la profanation des sépultures) est la description de la déshumanisation soft de l'homme moderne dans les démocraties libérales avancées. Le reste est littérature.
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