[Source: Roland Hureaux]
Comment a été possible cette chose incroyable : les gouvernements français ont apporté une aide importante en armes, en entraînement militaire et même un appui occasionnel direct sur le terrain aux forces d'opposition islamistes en Syrie de 2001 à 2005.
Sans doute la posture de la France en Syrie a-t-elle changé depuis les attentats du Bataclan. Laurent Fabius qui s'était particulièrement engagé dans cette politique a rejoint le Conseil constitutionnel. Nous avions combattu le gouvernement Assad et désormais, nous ne combattons plus, nous dit-on, que Daesh et Daesh seulement. Mais même si nous ne combattons plus l'armée syrienne officielle du gouvernement de Bachar el Assad, nous continuons à proclamer que nous voulons le départ de ce dernier. Quant aux autres mouvements rebelles que nous aidions, presque tous islamistes, l'ambigüité reste de mise.
L’attentat du 7 janvier 1995 qui semblait pourtant montrer des liens entre les auteurs et certains mouvements islamiques au Yémen, n'avait pas suffi à faire bouger d'un pouce la posture française. Il a fallu que s'y rajoutent les attentats du 13 novembre revendiqués bruyamment par Daesh pour que les Français changent enfin leur fusil d'épaule et cessent de faire la guerre aux cotés des islamistes contre le gouvernement Assad - et tous ceux que ce dernier protégeait, notamment les chrétiens tombés en quatre ans dans ce pays de 2 millions à 1,2 millions.
Un engagement aberrant
Il est vrai qu'officiellement nous n'avons pas aidé Daesh, mais seulement une Armée syrienne libre, composée d'opposants "modérés" au régime, dont on peut se demander si elle a jamais vraiment existé ou des islamistes autres que Daesh, notamment le Front Al-Nosra qui pourtant est le successeur d'Al-Qaïda et qui se trouve sur la liste des organisations à combattre figurant dans la Résolution du 18 décembre 2015 du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Il est vrai aussi que nous n'étions pas les seuls, l'alliance en faveur des rebelles syriens, de fait islamistes, étant aussi large que celle qui aujourd’hui prétend combattre Daesh : États-Unis, Royaume Uni, Allemagne (plus active qu'on le croit), Turquie, Arabie Saoudite, Qatar et sans doute Israël. N'y manquaient que la Russie et l'Iran qui soutenaient au contraire le gouvernement Assad quoique pas autant qu'aujourd’hui.
Mais cette alliance ne suffit pas à rendre compte de la véhémence de l'engagement français au moins sur le plan diplomatique : Fabius disant à la tribune des Nations Unies que Bachar El Assad "ne méritait pas de vivre" : même Roosevelt ne disait pas cela d’Hitler. Juppé n'avait pas été en reste, annonçant en 2011 que Assad n'en avait que pour une semaine. Sarkozy, Hollande furent au diapason. Les médias français, AFP en tête, violant toutes les règles de la déontologie, n'eurent d'autre source qu'un Observatoire syrien des droits de l'homme, basé à Londres, tenu par un frère musulman à la fois juge et partie.
Il y eut les actes : la rupture des relations diplomatiques (ce que nos partenaires n'ont pas eu la stupidité de faire), la fermeture du Lycée français (qui continue à fonctionner en autogestion grâce à des parents syriens), le refus de toute collaboration avec les services de sécurité syriens, qui est sans doute une des raisons pour lesquelles nous n'avons pas vu venir les attentats de 2015. Il est clair que personne au Quai d'Orsay ne se souvenait de ce vieux proverbe arabe qui devrait être inscrit sur la porte de toutes les écoles diplomatiques : "Traite ton ennemi comme s'il devait un jour être ton ami ; traite ton ami comme s'il devait un jour devenir ton ennemi".
Le temps n'est plus de ramener à la raison les auteurs de ces dérives, il est de comprendre comment ils ont pu, à ce point, la perdre.
Incompétence, corruption
Pour expliquer un comportement aussi aberrant, il faut bien sûr faire la part de l'incompétence. Aucun des quatre protagonistes principaux de la diplomatie française, Sarkozy, Juppé, Hollande et Fabius n'avait fait de la diplomatie sa préoccupation principale au cours des dernières années. Il était facile de prévoir que le régime d'Assad appuyé sur une majorité alaouite menacée de mort et sur une Russie qui ne lâche jamais ses alliés, ne céderait pas la place en une semaine comme le pronostiquait sottement Juppé. La diplomatie française, qui a fini par se trouver complètement en porte à faux, peine à trouver des justifications pour le revirement auquel les faits l'ont contrainte aujourd’hui. "C'est Assad qui fait le lit de Daesh" ont dit conjointement Fabius et Juppé, alors même que c'est l'armée syrienne qui, depuis cinq ans lutte seule sur le terrain contre les islamistes et que, si elle ne l'avait pas fait, Daesh serait aujourd'hui à 60 km de Jérusalem. Pour ces gens là, si Daesh monte, c’est la faute de « Bachar » puisqu’il les combat, mais pas la faute de ceux qui financent Daesh – Arabie, Qatar, Turquie, Occident. Sarkozy n'est pas en reste en traitant de « gugusses » les députés qui on fait le voyage de Damas pour tenter de débloquer une situation complexe. Notre diplomatie a fini, après toutes les autres, par comprendre que la cible principale devait être Daesh et sa réserve de terroristes : comme le dit Olivier Berruyer, « il a fallu 4 ans pour comprendre qu’un dictateur laïc qui ne nous menace pas est largement préférable à des wahhabites adeptes du djihad… Ça fait cher la leçon de diplomatie quand même… » D'autant que trois des principaux protagonistes sont parmi les gens les plus diplômés de France (deux Normale Sup-ENA et un HEC-ENA).
On peut aussi expliquer cette ligne aussi excessive qu'absurde par l'argent et les intérêts. Pas tant ceux qui sont liés au pétrole saoudien dont les prix s'effondrent car les pays producteurs ne savent quoi en faire, mais ceux qui concernent les marchés juteux, en particulier d'armement, que nous avons trouvés dans la péninsule arabique. L'argent des monarchies a permis à Daesh et aux autres mouvements rebelles islamistes de Syrie et d'Irak d'acheter des armes à la France. Nous avons agi en marchands de canon : c'est ainsi que les successeurs de Jaurès font la politique étrangère.
Inféodation
Il faut prendre aussi en compte le suivisme pur et simple. Depuis la réintégration complète de l'OTAN opérée par Sarkozy en 2008[1], il n'y a plus de politique indépendante de la France qui tienne. La France s'étant ainsi liée, il ne lui restait qu'à obéir aux dirigeants américains, lesquels étaient sous influence des idéologues néoconservateurs. Cet état d'esprit suiviste que l'on observe aussi dans le refus de livrer les Mistral à la Russie par Hollande, ordonné par Washington, présente un avantage : il dispense de réfléchir. Exécuter est plus facile que décider par soi-même, surtout si on manque de ces points de repère et de la vision qui sont nécessaires pour faire des choix.
Mais ce suivisme ne justifiait pas que la France tente à plusieurs reprises de faire de la surenchère, notamment dans la crise d'août 2013 où une attaque à l'arme chimique a été attribuée au gouvernement de Damas et a failli entraîner une guerre élargie. C'est finalement Obama, avec l'aide de Poutine, qui a calmé le jeu mais la France surexcitée était prête à frapper la Syrie sans tenir compte des conséquences incalculables que cela aurait pu avoir. Alors que ses dirigeants savaient dès le départ que l'usage de ces armes n'était pas le fait de Damas. Aujourd’hui, avec la constitution de la grande coalition contre Daesh en août 2015, « la diplomatie française est la dernière, ou presque, à s’en tenir à la ligne du refus de toute discussion avec Bachar qui était celle de Nicolas Sarkozy et la mienne. » dit Alain Juppé. Hollande a cependant infléchi la position de la France dans le dossier syrien: Bachar el-Assad, dit-il, « ne peut constituer l'issue en Syrie, mais notre ennemi, c'est Daesh ».
En tous les cas, la France s'est parfaitement pliée au jeu des États-Unis qui était, bien avant les printemps arabes, de détruire le régime d'Assad. Selon un article de l’avocat Robert Kennedy Junior, neveu de JFK, publié dans le magazine américain Politico : « La décision américaine d’organiser une campagne contre Bachar el-Assad n’a pas commencé avec les manifestations pacifiques du printemps arabe en 2011, mais en 2000, lorsque le Qatar a offert de construire un pipeline pour dix milliards de dollars qui traverserait l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie. »[2]
Le rôle de l'idéologie
Incompétence, cupidité, inféodation : il y a aussi l'idéologie, inséparable de l'inféodation. De même que, dans les années 1940-45 ("les heures les plus sombres de notre histoire") l'idéologie de la Révolution nationale avait servi de paravent à notre inféodation à l'Allemagne, l'idéologie droit-de l'hommiste a servi dans les affaires du Proche-Orient, de couverture à notre inféodation aux Etats-Unis. Le droit de promouvoir par la force les idéaux occidentaux de la démocratie et des droits de l'homme, est le fond de la pensée tant des néoconservateurs américains que des socialistes français. Comme toutes les idéologies, celle-là est simplificatrice, elle fait perdre de vue la complexité du réel, spécialement au Proche-Orient. Comme toutes les idéologies, elle est messianique : elle implique que nous entrons dans une ère nouvelle où régneraient le libéralisme économique et la démocratie élective, dont il faut précipiter l'avènement (« la fin de l'histoire » disait Fukuyama). Comme toutes les idéologies, elle obéit à la « loi des effets contraires au but recherché » (Hayek): au lieu de la protection des droits, le massacre de centaines de milliers d'individus (4 millions, dit Michel Onfray, principalement en Irak), le déclenchement de guerres excessivement meurtrières, en Syrie notamment, et l’encouragement aux islamistes qui promettent tout sauf une démocratie à l'occidentale. Ajoutons y l'antichristianisme qui fait le fond de presque toutes les idéologies de droite et de gauche, ces guerres ayant été fatales aux chrétiens d'Orient que la diplomatie française se faisait fort, depuis cinq siècles, de protéger et qu'elle a totalement ignorés au cours des dernières années. .
L'idéologie obscurcit l'esprit , divisant le monde de manière sommaire entre les bons et les méchants. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans l'idéologie l'obscurcissement du cerveau des responsables de notre diplomatie. et de nos médias. Mais elle n'abêtit pas seulement, elle rend aussi furieux. Ce manichéisme sommaire a conduit à faire de Bachar el-Assad une sorte de nouveau Léviathan, au mépris de la réalité historique qui place les dictatures classiques très en deçà des régimes vraiment totalitaires comme la Corée du Nord. Ce manichéisme conduit les dirigeants à transformer l'action diplomatique en une propagande grossière. Un des agents de cette propagande, Bernard-Henri Lévy, est ainsi tombé dans le travers idéologique que le nouveau philosophe qu'il était dénonçait autrefois en URSS, retournement qui est assez habituel dans l'histoire des idées où ceux qui dénoncent les paille dans l'œil du voisin se retrouvent généralement avec une poutre dans le leur. On n'a pas dit qu'Assad était une vipère lubrique, mais Fabius n'a-t-il pas dit pire ? A peu près toutes les turpitudes qui lui ont été prêtées ont été démenties ou demeurent douteuses : assassinat d'Hariri, massacre de Homs, usage d'armes chimiques. Cela n'a pas empêché un Fabius de réitérer ses accusations à la radio le matin de son départ du ministère.
La frénésie idéologique fait éclater les règles élémentaires de la prudence administrative, notamment le souci de s'appuyer sur une administration objective. Concernant l'affaire des armes chimiques, Georges Malbrunot et Christian Chesnot ont révélé que la conclusion du rapport rendu public par la France avait été « élaguée » par le conseiller spécial du ministre de la Défense pour manipuler l’opinion publique et la pousser à la guerre. Une des hypothèses faite par les informateurs dans leurs rapports était la suivante : « Il est possible que des bombardements classiques de l’armée syrienne sur un laboratoire clandestin des rebelles ait provoqué une fuite de gaz. Mais cette conclusion a été « purement et simplement coupée » du texte du rapport final".
Deux rapports, l'un du MIT, l'autre de la Commission d'enquête de l'ONU sur la Syrie, basée à Genève, ont enlevé toute crédibilité à l'hypothèse de la culpabilité d'Assad (ce qui ne veut pas dire qu'il soit innocent sur tous les sujets mais qui, au Proche-Orient et ailleurs , l'est ?)
Si l'inféodation aux États-Unis et l’intérêt mercantile sont, sur fond d'incompétence, les déterminations en dernière instance de l'action calamiteuse de la France au Proche-Orient au cours des dernières années, l'idéologie a constitué un multiplicateur qui a fait perdre tous les repères aux acteurs concernés, jusqu'à brouiller gravement leur jugement.
L'opinion commence à prendre conscience du caractère monstrueux d'une diplomatie qui a conduit à armer les islamistes (qui massacraient les chrétiens, nos protégés ) dans les quatre années qui ont précédé les attentats de Charlie et du Bataclan. Aujourd’hui, les yeux s'ouvrent peu à peu : il ne faudra pas longtemps pour que nos concitoyens prennent pleinement conscience de la manière dont notre pays s'est déshonoré au cours de ces années.
Roland HUREAUX
[1] Il y avait encore quelques interstices à remplir. Il y a quelques jours, le Parlement français a ratifié un protocole comblant cette lacune: désormais nos bases et nos états-majors seront la disposition permanente de l'OTAN. Hollande parachève l'œuvre de Sarkozy.
[2] Boulevard Voltaire , 29 février 2016
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