Six mille six cent vingt-sept, c'est le nombre d'enfants trouvés que Vincent de Paul a sauvés, en son XVIIe siècle pourtant si décrié, "afin de réparer "pour l'honneur de Dieu" l'iniquité des hommes sur d'innocentes créatures" (1).
Trois cent cinquante et un, c'est le nombre aussi triste qu'infamant des fœtus et enfants mort-nés "trouvés" à Paris, en notre XXIe siècle hypermoderne, dans un hôpital qui par "ce scandale" prouve qu'il n'honore plus vraiment l'œuvre du saint dont il porte encore le nom (2).
Face à l'autre rive
Quand le spectre vient au milieu de la nuit harceler Hamlet au haut des murailles du royaume pourri du Danemark, il réclame un dû, le droit de n'être plus fantôme errant. Dans toute la littérature, l'errance de l'âme — liée à la croyance que, lorsque le corps meurt, tout ne meurt pas en l'homme, que son âme subsiste pour espérer atteindre les rives d'une contrée "d'où nul voyageur n'est revenu" (Hamlet) — a toujours été perçue comme souffrance, comme le tourment d'une âme en peine, d'une âme sans repos.
L'une des plus grandes œuvres de l'antiquité grecque, Antigone, fonde, bien avant le christianisme puisque nous sommes au Ve siècle avant Jésus-Christ, tout son argument sur cette conviction que le corps doit être enterré selon les rites. Nombre de textes latins emploient quant à eux l'adverbe "rite", enterré "selon les rites". Comme si l'âme ne pouvait se passer, pour trouver la paix, d'une décence légitime, de ces devoirs rendus au corps quand, dans le lit primitif de la terre-mère, on l'étend pour un sommeil bien mystérieux. Obéissant aux lois divines et naturelles plutôt qu'aux lois humaines d'un droit positif incarnées par Créon, Antigone encourra pour elle-même une mort affreuse, celle d'être emmurée vivante, pour avoir jeté quelques poignées de terre sur le corps exposé de son frère condamné à une mort impie. Elle mourra pour lui avoir donné enfin une symbolique sépulture.
Bien sûr, tout cela n'est que littérature et nul ne peut dire comment l'au-delà est fait. Ces mots dans leur beauté antique restent bien pauvres pour approcher en figures le passage énigmatique à un monde inconnu, perçu parfois comme angoissant. Mais l'homme sent bien depuis des temps immémoriaux que la frontière de la mort et de la vie lui échappe. L'art — la littérature en particulier — a su alors bien tutoyer "ces maudites questions essentielles".
"Pièces anatomiques" et "déchets humains"
Mais aujourd'hui foin du corps et de l'âme, de la personne humaine et de l'enfant à naître ! Pourquoi enterrer ce qui n'est pas né ? pourquoi le tombeau quand le premier berceau est refusé, pourquoi pas le plastique et le bocal quand le ventre expulse la chair martyrisée ?
Peut-on, en effet, parler dans cette affaire précise "des fœtus trouvés" d'êtres humains ? De quels corps parle-t-on ? "Pièces anatomiques", "déchets humains" (3) a-t-on entendu et lu au gré des informations télévisées ou données par une presse jasarde ou silencieuse, c'était selon. À la une des radios et de la télévision le premier soir, en entrefilet très vite dans un grand quotidien, la terrible information est étouffée, embarrasse et gêne. La bien-pensance, même en vacances, tord derechef le cou aux premières réactions naturelles d'horreur des naïfs, des crédules sensibles, mais à qui il reste encore des sentiments trop humains ; au ministre de la Santé par exemple (Xavier Bertrand, "énormément choqué"). Ainsi, il n'est pas jusqu'à ce jeune mais haut personnage d'État croyant au "devoir de transparence" qui ne soit phagocyté et bâillonné, marginalisé... La moderne science s'offusque que l'émotion l'emporte et qu'on ne sache raison garder, distance adopter, dans une situation si banale en réalité et qui ne justifierait évidemment pas un tel emballement médiatique ! "Dysfonctionnement", "errement"... simplifie-t-on à l'envi.
Le chiffre inhumain
Mais au beau milieu des excuses malhabiles, de l'anesthésie coupable des consciences, des reprises en main des rédactions, s'est élevée enfin, efficace dans sa vérité laconique, l'unique phrase de l'archevêque de Paris, Mgr André Vingt-Trois : "On ne peut pas pratiquer 250 000 avortements par an et faire semblant de croire qu'il existe pour le fœtus un respect qui s'étendrait post mortem !" (Match du 11 août.) Évidemment ! Il fallait le dire. L'homme de Dieu lâche l'abominable chiffre d'un pays éclairé et civilisé qui se rit de son Moyen Âge barbare. L'homme de Dieu rappelle la réalité sacrée qu'on bafoue sur l'autel de la modernité et de la libération de la femme.
"Remember me"..., "Souviens-toi de moi"... La supplique du spectre peut continuer à retentir. Sentinelles de l'Invisible, nous peinons dans notre guet de l'aurore lointaine.
Avec sa lumière, viendront l'aveu de la faute, la conversion et la réparation. Car il faudra bien y arriver sous peine d'errance pour tous de plus en plus ombreuse. À la divine miséricorde, il faudra se livrer entièrement, et la laisser faire en toute justice. Il faudra bien le prendre, l'unique chemin salvateur de transfiguration après la défiguration.
Il est minuit, "Monsieur Vincent".
*Hélène Bodenez est professeur de lettres à Saint-Louis de Gonzague (Paris)
Photo : Le Réveil de l'abandonné, Robert, 1894 (c) AP-HP.
Notes
(1) Cité par M. Leuret-Dupanloup, Le Cœur de saint Vincent de Paul 2e édition. Paris, Lethielleux. p. 151.
(2) Paris-Match du 11 au 17 août 2005, " Scandale à l'hôpital Saint-Vincent de Paul. Depuis 20 ans, l'Assistance publique a laissé en souffrance à la morgue 351 dépouilles. Glaciale explication : un dysfonctionnement ! " par François de Labarre.
(3) Le Figaro du 11 août 2005, Sciences et Santé, " L'Assistance publique rassure ", par Anne Jaouan, " Une situation qui tiendrait au statut du fœtus. A moins de 22 semaines, considéré comme un déchet humain, il peut en effet être incinéré sans que la famille soit sollicitée. "
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