C'est à tort, me semble-t-il, que l'on utilise aujourd'hui l'expression "patriotisme économique", il serait plus exact de parler de "gallicanisme".

Le patriotisme implique que l'on défende la terre de ses pères, la patrie.

Il suppose que l'on fasse honneur à une culture, aux valeurs morales et spirituelles qui ont fondé une nation, et que l'on admette une solidarité pouvant aller jusqu'au sacrifice. A priori l'économie n'a qu'un rapport lointain avec le patriotisme, mais on a vu dans le passé des entrepreneurs qui par patriotisme ont mis gratuitement leur production au service du pays en guerre, ou des familles s'interdisant d'acheter des produits importés de pays totalitaires.

Aujourd'hui, je dirais volontiers qu'être patriote en matière de production, de consommation, d'échanges et de finance, c'est donner aux Français l'occasion d'être respectés par leurs partenaires, c'est œuvrer pour l'avenir de leurs entreprises, de leurs emplois et pour la prospérité des personnes et des communautés. Ainsi défini, le patriotisme patriotique est plutôt mal en point. Par démagogie ou par maladresse, nos dirigeants et leurs administrations ont découragé l'épargne, l'esprit d'initiative ; le travail, le mérite et l'innovation ont été déconsidérés : de quoi nous mettre en état d'infériorité par rapport à tous nos concurrents. Le patrimoine familial a été malmené et les dettes publiques se sont accumulées au point de briser la solidarité naturelle entre les générations. Enfin, et non le moindre, le crédit de la France est très entamé, et nous passons de plus en plus pour les mauvais élèves de la classe, sinon pour les tricheurs. Interdire l'achat de Danone par Pepsi au prétexte que le fabricant de produits laitiers est une entreprise stratégique (parce qu'elle détient des participations dans des casinos) nous fait passer pour des gens sans foi ni loi.

C'est que nous cultivons le gallicanisme, cette dérive assez fréquemment observée dans l'histoire de France, qui nous amène à refuser chez nous ce qui est accepté chez les autres. Le gallicanisme est un refus de la communauté internationale, un rejet des règles du jeu indispensable à l'harmonie entre les peuples, et c'est un repliement stérile sur soi.

On m'objectera que les Français ne sont pas les seuls à se comporter de la sorte, et que quelques-uns de nos voisins essaient, eux aussi, de protéger leurs "champions nationaux", puisque c'est l'expression consacrée pour désigner le soin que mettent les États à mettre leurs groupes industriels à l'abri des "agressions" étrangères. Il est vrai que l'Espagne de M. Zapatero est engagé dans la même voie que la France de M. Chirac. Le gallicanisme n'est donc pas le monopole des Gaulois. Mais les Espagnols feraient bien de se rappeler ce qu'il leur en a coûté d'écouter les mercantilistes au XVIe siècle et de rejeter les lois du libre échange : un siècle d'inflation et trois siècles de misère. Je ne serais donc pas opposé à donner le nom de mercantilisme plutôt que de gallicanisme à la politique dans laquelle on engage la France aujourd'hui.

Mercantilisme

Gallicanisme ou mercantilisme, peu importe : c'est une voie sans issue autre que la ruine. Sans issue parce que les gesticulations de l'État français ne vont pas impressionner les marchés mondiaux. Je parle de gesticulation car la part de comédie dans les affaires récentes n'a échappé à personne.

Arcelor a lancé et réussi une OPA sur le Canadien Dofasco peu avant d'être attaquée par Mittal, la BNP depuis 2000 a mené 35 OPA dans 20 pays étrangers, la dernière lui donnant le contrôle de la Banque italienne du Travail, EDF a absorbé Montedison en Italie depuis longtemps, la SNCF est présente en Belgique et en Angleterre, etc. Le moins qu'on puisse dire est que notre "patriotisme" est conquérant, et non seulement défensif. La vérité est que la libération mondiale des opérations financières, qui est irréversible (sauf à imaginer une nouvelle guerre mondiale, mais qui voudrait la déclarer et dans quel intérêt ?), conduit à dissocier l'économie et le territoire, et à ne plus prendre en considération la nationalité des opérateurs. Nous sommes fiers des performances de nos grandes entreprises françaises cotées au CAC 40, mais nous passons sous silence qu'en moyenne elles réalisent 75 % de leurs profits à l'étranger, qu'il n'y a qu'un petit tiers de leurs salariés sur le territoire français, et que la majorité des actions est portée par des étrangers.

Qu'on le veuille ou non nous sommes dans une économie sans frontière, et le repli sur l'Hexagonie est impensable, sauf à revenir aux tickets de rationnement, à réinventer les gazogènes, la marine et le vol à voile. Nous sommes donc condamnés à nous plier aux lois de la compétition universelle. La concurrence n'est pas chose aisée, elle bouscule les habitudes et oblige à se remettre en cause. C'est une chose difficile à accepter pour un pays qui développe de plus en plus une philosophie du statut, de la garantie, de la peur du lendemain, de la peur du changement, de la peur de tout. L'économie contemporaine requiert la confiance, elle n'a que faire de la puissance, et encore moins d'une puissance déclinante...

Je reviens à cette idée : si l'on voulait réellement faire du "patriotisme" au lieu de cultiver l'exception française, il faudrait libérer les Français des boulets qu'ils traînent. Une épargne française fiscalement allégée permettrait à nos entreprises d'avoir les fonds suffisants pour ne pas être à la merci des raids venus d'ailleurs. Des entreprises libérées de la tyrannie réglementaire et syndicale créeraient des emplois et auraient une rentabilité et une compétitivité propres à affronter n'importe quel concurrent. Au lieu de cela, le gouvernement imagine de mobiliser la Caisse des dépôts et de reverser l'argent des Caisses d'épargne pour recapitaliser certains groupes, et encore de revenir à la vieille lune de la participation obligatoire pour forcer les salariés à investir dans les entreprises. Là encore, des solutions purement "gallicanes".

Je crois urgent d'abandonner le gallicanisme pour en venir au véritable patriotisme économique.

*Jacques Garello est professeur émérite à l'Université Paul-Cézanne (Aix-Marseille III), membre de l'association des économistes catholiques (AEC).

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