Vilain petit canard de l’Union européenne depuis l’arrivée au pouvoir en 2010 de Victor Orban et de son parti, la Hongrie vient de se faire rappeler à l’ordre par la commissaire européenne à l’éducation à propos de deux décisions relatives aux études supérieures. La première de ces décisions contingente l’accès gratuit à certains cursus universitaires (droit, économie et « humanités » principalement) ; la seconde oblige les diplômés ayant bénéficié de la gratuité de leur formation supérieure à travailler un certain temps en Hongrie ou dans une entreprise hongroise. Pourtant, comme on va le voir, ces dispositions apportent – au moins dans leur principe – des réponses non dénuées de bon sens à des problèmes qu’il ne sert à rien de passer sous silence comme s’ils n’existaient pas.
Existe-t-il un droit de faire n’importe quelles études supérieures aux frais du contribuable ?
Les études constituent un investissement onéreux. En France, d’après le ministère de l’Éducation nationale [1], la scolarité en lycée coûte 11 600 € par élève et par an, dont 88,2 % aux frais de l’État et des collectivités territoriales. Dans l’enseignement supérieur, c’est un tout petit peu moins, 11 430 €, dont 84,6 % sont pris en charge par les administrations publiques, c’est-à-dire par les contribuables et par les créanciers de l’État, qui paye le quart ou le tiers de ses dépenses en empruntant.
La Hongrie a passé 15 années, de 1995 à 2010, avec un déficit public autour de 6 % du PIB ; un redressement a été opéré en 2011, mais la dette publique dépasse 80 % du PIB. On comprend que les dirigeants de ce pays ne veuillent pas jeter l’argent par les fenêtres en prenant en charge celles des études supérieures qui n’apportent pas grand-chose, à leur avis, à la collectivité. Cela n’aurait rien de choquant, bien au contraire, que les pouvoirs publics français fassent de même. Le bon sens, le raisonnement économique et la doctrine sociale de l’Église vont dans le même sens : il n’est pas correct (pas « licite », dans le langage de la théologie morale) de faire financer par l’impôt une formation qui sert peut-être des intérêts particuliers, mais pas l’intérêt général.
Il arrive d’ailleurs que les dirigeants de notre pays contingentent certaines formations pour réaliser des économies. Ainsi le numerus clausus relatif au passage en seconde année de médecine a-t-il été mis en place pour éviter une explosion des dépenses de sécurité sociale provoquée par une trop forte croissance du nombre des médecins. Il n’est pas évident que le moyen ait été approprié, mais le but était légitime.
A contrario, l’accueil illimité d’étudiants dans certaines filières aux débouchés réduits a causé un quadruple préjudice à notre pays : augmenter les dépenses universitaires ; diminuer la qualité de certains cursus submergés par le nombre des étudiants ; déverser dans le monde du travail un grand nombre de diplômés dépourvus de qualifications utiles, voués en conséquence à occuper des postes subalternes, voire à pointer au chômage, en ruminant leurs espoirs déçus ; et priver le pays de professionnels qualifiés en nombre suffisant, comme le montre la pléthore d’offres de postes non satisfaites.
Que vaut face à cela l’objectif européen mis en avant par la commissaire, à savoir porter à 40 % en 2020 la proportion des 30-34 ans ayant un diplôme universitaire [2] ? Il s’agit visiblement d’un plan politico-bureaucratique parmi tant d’autres, lié à une conception aussi simpliste que péremptoire de la modernité et des facteurs de la croissance. La plupart des États produisent déjà beaucoup trop de telles règles concoctées par des incompétents remplis d’arrogance : que l’Union européenne ajoute les siennes à celles que commettent les pouvoirs publics nationaux ne plaide évidemment pas en sa faveur ! Quelle tristesse de voir qu’une fédération regroupant les pays de la zone euro, indispensable pour éviter le chaos et la régression que provoquerait son explosion, se traduirait probablement par l’application d’une épaisse couche supplémentaire de rigidité bureaucratique…
Il ne s’agit pas ici de donner un satisfecit au ministre-président hongrois : ramener le nombre de formations gratuites de 4 000 à 100 en économie, et de 800 à 100 en droit, est sans doute excessif. Mais que Bruxelles laisse les États membres commettre des erreurs, tant qu’elles ne portent pas atteinte aux intérêts vitaux de l’Union, au lieu de vouloir leur imposer les siennes ! Cela fait partie du principe de subsidiarité, indispensable à l’édification d’une fédération.
Ne doit-on rien à ceux qui ont payé vos études ?
La seconde immixtion européenne dans les affaires intérieures des États membres dont l’actualité hongroise fournit un exemple concerne la volonté du gouvernement Orban d’obliger les étudiants ayant été pris en charge par le contribuable Hongrois à travailler en Hongrie (ou du moins dans une entreprise hongroise) un nombre d’années double de celui de leurs études supérieures gratuites. Selon la Commissaire européenne à l’éducation, cela serait contraire à la libre circulation des travailleurs garantie par les traités européens.
Certes, une interdiction pure et simple d’émigrer porterait atteinte aux libertés individuelles. Mais comment ne pas admettre le bien-fondé d’une position consistant à dire que les contribuables hongrois (ou français, ou Allemands, etc.) ne doivent pas être lésés par le départ – l’exil fiscal, en quelque sorte – d’une personne dont ils ont financé la formation ? La collectivité nationale, en prenant en charge des études, réalise un investissement ; elle est créancière, ou actionnaire – le mot exact reste à forger – du jeune qui en a bénéficié. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », stipule la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; or, à coup sûr, celui qui émigre de façon à tirer profit à l’étranger des compétences qui lui ont été offertes par ses concitoyens lèse ceux-ci du fruit de leurs efforts. J’ai eu souvent l’occasion de le dire à propos du « brain drain » qui conduit en Occident les élites (médecins, ingénieurs, économistes, juristes, etc.) de pays pauvres : une fois installés en Europe ou aux États-Unis, ces travailleurs ne devraient pas cotiser au profit des retraités de leur pays d’accueil, mais de leur contrée d’origine.
L’administration française applique d’ailleurs cette logique aux jeunes qui font leurs études dans certaines grandes écoles, comme Polytechnique ou Normale sup : ils doivent un certain nombre d’années à l’État qui les a formés (et de plus rémunérés durant leur formation). Notre pays a trouvé la solution qui concilie la liberté de choix de chaque personne concernée et les intérêts légitimes des contribuables : polytechniciens et normaliens sont libres d’aller, frais émoulus de leur école, travailler dans le privé, mais ils doivent rembourser la « pantoufle » – le prix de leurs études.
La Commission de Bruxelles serait donc bien avisée de recommander au Gouvernement hongrois une solution de ce type, autrement conforme aux idéaux européens de liberté et de justice qu’une injonction caporaliste de laisser faire. La pensée libérale authentique n’a jamais promu la liberté du renard dans le poulailler. Un exemple parmi tant d’autres : le succès des foires de Champagne, plus grand marché européen au XIIe siècle, reposait sur les conventions que les Comtes de Champagne avaient conclues avec la plupart des autorités civiles des cités dont les marchands fréquentaient les foires. Ces conventions amenaient ces autorités à poursuivre tout homme d’affaires indélicat qui, ayant quitté une foire avec des dettes, n’y serait pas revenu et n’aurait pas envoyé d’émissaire pour s’acquitter en temps voulu de ses engagements. La liberté et l’intervention internationale aussi bien que nationale des autorités en faveur du respect des droits de propriété légitimes sont deux aspects inséparables de l’organisation libérale du vivre ensemble.
Si l’esprit de Provins, Troyes et Bar-sur-Aube soufflait à nouveau sur l’Europe, la question se poserait tout naturellement : sachant qu’une bonne partie de la formation d’un jeune a toujours été financée par d’autres que lui, comment ne pas léser ces investisseurs du fruit de leurs efforts ? Dans un cadre national, cette forme très particulière de créance est recouvrée par les systèmes de retraites par répartition [3]. Malheureusement, nos hommes politiques ressemblent aux Rois de France qui, après avoir annexé la Champagne, faute d’avoir l’intelligence du système mis en place par les Comtes, ont fait péricliter les foires : ne connaissant pas le B. A. BA des retraites par répartition, des droits sur le capital humain, et du lien entre les deux, ils sont incapables d’imaginer un système international de droits sur les bénéficiaires de formation initiale. Nous sommes entrés dans la mondialisation, comme dans l’euro, guidés par des hommes qui ne comprennent pas grand-chose au domaine dans lequel ils ont mis les pieds.
***
Cette analyse est effectuée à partir d’une sorte de fait divers : deux décisions d’un gouvernement hongrois que l’on pourrait cataloguer « souverainiste », et les réactions de la bureaucrate de service à Bruxelles. Mais le même esprit, les mêmes principes, peuvent servir à décrypter une bonne partie de ce qui se passe au contact des sphères économique et politique. C’est cet esprit que vous retrouverez dans les 200 rubriques des Enjeux 2012 de A à Z, livre que je vous recommande bien qu’il ait été écrit par un homme dont je ne connais que trop les limites.
Photo : © Wikimedia Commons / Európa Pont
[1] L’état de l’école 2011, novembre 2011. Les chiffres sont relatifs à l’année 2010.
[2]La Croix du 17 avril 2012.
[3] Voir la rubrique « retraite » de notre livre Les enjeux 2012 de A à Z, coédité par l’Harmattan et l’Association pour la fondation de service politique, qui peut être commandé sur ce site.
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Je ne sais pas comment cela se passe à l'X, mais s'ils ont comme à Normale le statut de fonctionnaire-stagiaire, ce n'est pas le prix de leurs études qu'ils doivent rembourser (en théorie...) mais bien de leur rémunération, à la différence des étudiants des universités qui n'en reçoivent pas. C'est un statut d'exception et je trouve que ce ne peut en aucun cas être appliqué comme solution de conciliation, car ce serait demander un remboursement quand il n'y a pas eu de rémunération, mais seulement des frais d'études légitimement assumés par l'Etat, ce pas du tout comparable... Il me semble que l'Etat a aussi le devoir de financer les "humanités" même si elles ne lui "rapportent" pas. L'Etat n'est pas une entreprise plus grosse que les autres, et n'a pas à adopter uniquement la logique d'une entreprise : il y a un patrimoine, et si ce patrimoine peut rayonner y compris à l'étranger, tant mieux... Parler en termes d'argent quand il s'agit de savoir et de culture, c'est faire de la tyrannie au sens pascalien. Non, les étudiants ne sont Dieu merci pas des actions sur lesquelles on a à spéculer, mais des êtres libres, y compris de vivre là où ils le souhaitent si d'autres pays sont plus propices à la reconnaissance de leurs savoirs et compétences.
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