Dans un communiqué en date du 10 septembre 2015, Mgr Marc Aillet, évêque de Bayonne, Lescar et Oloron, aborde la question de la crise migratoire sous le prisme de la justice et de la charité, deux vertus indissociables, mais distinctes. L’Église parle au nom de la charité, pas de la politique. Ce serait une erreur de penser l’accueil des réfugiés comme une solution politique, ou de réduire la politique migratoire à l’ouverture des frontières.
1. L’appel du Pape François
Après la prière de l’Angélus du dimanche 6 septembre, le pape François a évoqué le drame « des dizaines de milliers de réfugiés fuyant la mort, à cause de la guerre et de la faim, et qui sont en marche vers une espérance de vie » ; et il a appelé les paroisses, les communautés religieuses, les monastères et les sanctuaires de toute l’Europe « à manifester l’aspect concret de l’Évangile et à accueillir une famille de réfugiés ». Il a demandé à ses frères évêques d’Europe, que dans leurs diocèses « ils soutiennent son appel, rappelant que la miséricorde est le deuxième nom de l’amour : “Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait” » (Mt 25,40).
Je sais la générosité des fidèles de mon diocèse et je veux remercier ici les familles, souvent dans le cadre de leurs paroisses, qui accueillent déjà des réfugiés en provenance d’Irak et de Syrie et manifestent ainsi une vraie solidarité concrète envers les chrétiens d’Orient persécutés pour leur foi.
La situation des chrétiens d’Orient
Grâce à l’annonce faite par le gouvernement français, il y a un peu plus d’un an, d’ouvrir toutes grandes les portes de notre pays à ces chrétiens et autres minorités religieuses, expulsés par l’État islamique de leurs villes de Mossoul et de la plaine de Ninive, sous menace de conversion à l’islam ou de mort, ils se sont conformés aux règles administratives en vigueur en déposant leurs demandes de visa auprès des consulats de France. Force est de constater que les visas sont délivrés par Paris au compte-gouttes et qu’il s’agit, pour les plus chanceux d’entre eux, d’un parcours du combattant des plus éprouvants. Comme j’ai pu le constater en visitant ces réfugiés à Erbil, en octobre dernier, les moyens en personnels mis à la disposition des consulats pour traiter ces dossiers manquent souvent cruellement, malgré la très bonne volonté des consuls et de leurs collaborateurs. Beaucoup de ceux qui répondent aux critères retenus – déplacement de Mossoul et de la plaine de Ninive l’an dernier et attestation d’une famille d’accueil en France – se découragent et prennent le chemin de l’exil vers le Liban, la Jordanie ou la Turquie… Aussi, qu’en est-il aujourd’hui du généreux effet d’annonce qui avait suscité tant d’espoir ?
Tout en partageant la compassion causée par ces files de migrants jetées sur les mers et les routes, on ne peut s’empêcher de comparer le traitement concret qui est réservé aux réfugiés de Mossoul et de la plaine de Ninive, avec la volonté d’accueil universel affichée aujourd’hui à l’endroit des migrants qui forcent, souvent malgré eux, le passage !
Le registre de la charité
Dans son appel du 6 septembre, le pape François se situe dans le registre du précepte évangélique de la charité, en se référant explicitement à la parabole du Jugement dernier : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger, j’avais soif et vous m’avez donné à boire… j’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25). On reconnaît ici ce que la tradition de l’Église appelle les œuvres corporelles de miséricorde. Jésus n’a pas l’intention ici de promouvoir un programme politique qui s’imposerait tel quel aux États, mais exhorte les fidèles à l’exercice de la charité dans une situation concrète. Comme l’écrivait le pape Benoît XVI dans son encyclique Dieu est amour : « La charité chrétienne est avant tout simplement la réponse à ce qui, dans une situation déterminée, constitue la nécessité immédiate » (n. 31).
C’est que l’appel du Pape François ne saurait se réduire à une incantation in abstracto : « L’Évangile nous appelle, affirme-t-il, nous demande d’être “proches” des plus petits et des laissés-pour-compte. De leur donner une espérance concrète. Leur dire “courage, patience !...” ne suffit pas » (Angelus du 6 septembre).
On notera en effet qu’ici, le Pape ne s’adresse pas aux États et se garde bien de préconiser des solutions politiques au problème des migrants, comme il l’avait fait par contre en interpellant avec vivacité la communauté internationale pour venir au secours des chrétiens et autres minorités religieuses d’Orient persécutés. Il évite de poser un jugement sur des gouvernements pris de cours par l’ampleur soudaine du problème.
Le Pape demande aux paroisses catholiques d’Europe d’accueillir une famille de réfugiés « fuyant la mort, à cause de la guerre ou de la faim ». Dans un discours circonstancié, il ne parle pas des « migrants » en général mais des « réfugiés ». Certes il ne précise pas comment discerner s’il s’agit effectivement de réfugiés, même si son propos le suggère. Il ne dit rien non plus sur le caractère temporaire qui s’impose à un accueil concret qui nécessitera, en lien avec des organismes ad hoc, une inscription dans la durée : papiers administratifs, logement, apprentissage de la langue, travail, ce qui s’avère un nouveau parcours du combattant des plus difficiles.
De même, l’accueil des étrangers, en particulier ceux qui ne sont pas chrétiens, ne nous dispense pas, sans prosélytisme et dans le respect de la liberté, de leur partager le trésor de la foi (cf. Règle de saint Benoît à propos de l’hospitalité ; Instruction du Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement, Erga migrantes Caritas Christi, du 3 mai 2004, n. 59-68).
Nous ne pouvons donc pas rester insensibles à l’appel du Saint-Père et nous continuerons à accueillir les réfugiés d’Irak et de Syrie, en lien avec l’association chaldéenne de Pau. L’Oeuvre d’Orient se tient à la disposition des diocèses, des paroisses et des familles qui souhaitent répondre positivement à l’appel du Pape pour accueillir une famille de réfugiés (contact@oeuvre-orient.fr).
2. Pour aller plus loin
Il n’est pas interdit pour autant d’aller plus avant dans la réflexion et de se poser la question politique, non plus seulement de la charité, mais de la justice, en évitant de se laisser submerger par une vague d’émotion, suscitée par des images savamment diffusées par les médias au nom d’un moralisme culpabilisateur et manquant passablement de recul.
D’aucuns ont souligné la différence de traitement qui a été faite entre la photo, il est vrai insupportable, du petit Aylan, qui a défrayé bien légitimement la chronique, et celle des 21 coptes égyptiens décapités par l’État islamique en haine de la foi ! On ne gouverne pas avec des émotions, qui conduisent tout droit au risque du despotisme, qu’il soit celui des idées – la « pensée unique », qui peut être source de culpabilisation – ou qu’il soit celui des décisions précipitées et irréfléchies.
L’accueil exprimé par l’Allemagne, à grands renforts de campagnes médiatiques, pour généreux qu’il soit, pourrait cacher des intentions moins altruistes qu’il n’y paraît : l’économie-locomotive de l’Europe n’a-t-elle pas un besoin urgent de main d’œuvre pour faire fonctionner ses usines et ses entreprises, en raison du cruel déficit démographique ? Cet accueil largement relayé, pour donner un espoir légitime à tant de migrants en situation de détresse, pourrait avoir pour effet pervers d’encourager de nouveaux migrants à prendre des risques disproportionnés, en se jetant corps et âmes entre les mains de passeurs sans scrupules, qui exploitent cette vague migratoire à des fins mercantiles et parfois même de conquête idéologique inavouable.
Les questions politiques demeurent
En corollaire de l’appel à la charité concrète faite par le pape François, il me semble que de graves questions d’ordre politique s’imposent, pour que la vague d’émotion et l’authentique générosité suscitées par ce drame ne manquent pas d’un éclairage nécessaire.
1/ Les États occidentaux ne devraient-ils pas reconnaître, dans un beau geste de repentance, leurs erreurs de ces dernières années, en intervenant dans plusieurs pays et en y provoquant plus ou moins directement le chaos qui règne aujourd’hui dans ces pays (Irak, Libye, Syrie…) ?
N’est-il est pas permis de douter de l’entière générosité des motifs avancés alors pour justifier ces interventions désastreuses : faire avancer la cause de la démocratie et des droits de l’homme, certes en s’attaquant à des régimes forts, mais pour défendre des intérêts économiques, stratégiques, géopolitiques occidentaux, dans une région où les richesses pétrolières sont convoitées…
2/ Quels moyens sont mis en place pour lutter efficacement contre les passeurs ?
3/ Quelles résolutions de la communauté internationale, quelle voie diplomatique sont mises en œuvre pour permettre aux migrants de demeurer chez eux ?
Dans son message du 12 octobre 2012 pour la Journée mondiale des migrants de 2013, le pape Benoît XVI soulignait en effet qu'« avant même le droit d'émigrer, il faut réaffirmer le droit de ne pas émigrer, c'est-à-dire d'être en condition de demeurer sur sa propre terre, répétant avec le bienheureux Jean-Paul II que le droit primordial de l'homme est de vivre dans sa patrie ». C'est donc à juste titre que la déclaration du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France du 7 septembre 2015 souligne « l'importance de se préoccuper des causes de ces migrations. La communauté internationale, l'Europe, les gouvernements, ne peuvent ignorer la situation politique et économique des pays d'origine ou encore le rôle des filières qui exploitent la misère humaine ».
4/ Quelle solution concrète pour secourir les chrétiens d’Orient et autre minorités religieuses, et nourrir leur espérance de recouvrer leurs maisons et leurs terres, injustement confisquées ?
Une bonne part de la réponse à ces questions passe par la volonté de stopper l’avancée de l’État islamique et de détruire cette organisation. Ce qui supposerait une coalition associant les pays occidentaux et les pays arabes, la Russie et l’Iran, et qui ne semble pas pouvoir faire l’économie d’une opération terrestre.
5/ Enfin quelle politique mettre en œuvre en Europe pour répondre à cette vague migratoire sans précédent et qui ne saurait être déconnectée de la résolution des questions ci-dessus ?
Une double exigence
La doctrine sociale de l’Église ne dénie pas aux États la légitimité à réguler les flux migratoires au nom du bien commun d’une nation, tout en réaffirmant le principe absolu du respect dû à la dignité de toute personne humaine.
C'est ainsi que le Catéchisme de l'Église catholique affirme que « les nations mieux pourvues sont tenues d'accueillir autant que faire se peut l'étranger en quête de la sécurité et des ressources vitales qu'il ne peut trouver dans son pays d'origine » mais rappelle que « les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont ils ont la charge subordonner l'exercice du droit d'immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l'égard du pays d'adoption » tout en précisant qu'en tout état de cause, « l'immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel de son pays d'accueil, d'obéir à ses lois et de contribuer à ses charges » (CEC n° 2241).
Régulation des flux migratoires et accueil des réfugiés, justice et charité, ne sont pas inconciliables. Ils sont même inséparables.
Quelle grande voix portera ces questions cruciales sans lesquelles on ne parviendra pas à endiguer les drames humanitaires et civilisationnels qui se préparent ?
+ Marc Aillet
Évêque de Bayonne, Lescar et Oloron
10 septembre 2015
Intertitres de la rédaction.
Pour en savoir plus :
Diocèse de Bayonne, Lescar et Oloron
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Monseigneur, je trouve enfin en vous quelqu'un qui parle juste.
Charité pour donner à manger à ceux qui ont faim, tout-à-fait d'accord, mais être à la fois des colombes pures et des renards prudents, c'est bien sage.
Et il est évident que nos politiques ont manqué de sagesse et de prudence en favorisant ces situations. Maintenant, ils ne savent pas en assumer les conséquences pour ne pas se renier eux-mêmes.
Il faudrait que l'Esprit Saint vienne nous ramener sur les chemins de la Paix...
La prudence éclaire la charité et la justice.
Justice et charité sont elles-mêmes subordonnées à la prudence sans laquelle aucune vertu n'est possible.
C'est la prudence, au sens aristotélico-thomiste qui est la vertu la plus absente et la plus oubliée aujourd'hui.