Le projet de loi de finances pour 2006 a été présenté le 29 septembre au Conseil des ministres. Il comporte une réforme de l'impôt sur le revenu (IR), une de plus, destinée à en diminuer légèrement le produit tout en plafonnant globalement la réduction que le contribuable peut obtenir en utilisant quelques-unes des centaines de "niches" fiscales.
Problème : en diminuant le poids relatif de l'IR, faute d'économiser plus que symboliquement sur les dépenses, on est conduit à augmenter d'autres impôts ou/et à recourir à l'emprunt. Or l'IR est en France le seul prélèvement qui tienne efficacement compte de la capacité contributive des familles, grâce au mécanisme du quotient familial. La TVA et la TIPP, comme l'avait montré le rapport Ducamin, ponctionnent plus lourdement, à revenu égal, les foyers les plus peuplés. Quant à la CSG (71 milliards d'euros en 2004 contre 54 pour l'IR), Gérard Calot et moi-même avions montré il y a dix ans qu'elle est "aveugle à la réalité familiale" (1), et dans un rapport du Conseil d'analyse économique qui va incessamment être publié à la Documentation française, Michel Godet et Evelyne Sullerot font le même constat (2).
Le Conseil constitutionnel lui-même a été dans le même sens : sa décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000 annula pour cause d'injustice fiscale à l'égard des familles un dispositif de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2001 appelé " ristourne dégressive de CSG ". Le but de cette ristourne (remplacée ensuite par la prime pour l'emploi) était de réduire le taux de la CSG pour les faibles revenus ; le Conseil l'a jugée incompatible avec l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (3), et de ce fait déclarée inconstitutionnelle, principalement parce qu'elle ne tenait pas compte de la taille de la famille : "S'il est loisible au législateur de modifier l'assiette de la contribution sociale généralisée afin d'alléger la charge pesant sur les contribuables les plus modestes, c'est à la condition de ne pas provoquer de rupture caractérisée de l'égalité entre ces contribuables ; la disposition contestée ne tient compte ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d'une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci ; le choix ainsi effectué par le législateur de ne pas prendre en considération l'ensemble des facultés contributives crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l'article 13 de la Déclaration de 1789. "
La même référence aux " facultés contributives " conduirait certainement le Conseil constitutionnel, s'il pouvait être saisi de la CSG elle-même, à la juger contraire à la Déclaration de 1789, puisqu'elle taxe de la même façon des ménages qui n'ont pas la même capacité contributive. C'est pourquoi la CSG devrait être réformée dans le sens de ce que M. Godet et E. Sullerot appellent sa "familialisation" : en prenant en compte les inégalités de capacité contributive liées à la taille du foyer fiscal.
Comment instaurer une telle "familialisation" de la CSG ? La façon de faire la plus simple et la plus familiale consisterait tout bonnement en l'absorption de la CSG par l'IR, dont la devise pourrait être : "À niveau de vie égal, taux d'imposition égal, et à niveau de vie supérieur, taux plus élevé", ce qui constitue une assez bonne définition de l'équité fiscale, tant que le taux ne rend pas l'impôt confiscatoire.
Nous préconisons donc une sorte d'OPA fiscale de l'IR sur la CSG ! Plus précisément, si l'on raisonne sur les revenus avant les abattements de 20 % et 10 %, l'IR est à taux 0 jusqu'à environ 6.000 euros de salaire par part de QF (4), tandis que la CSG (y compris la CRDS) s'applique au taux de 8 % depuis le premier centime. On pourrait abaisser sensiblement, par exemple à 2000 euros, le plafond de la tranche à taux 0, ce qui conduirait à faire payer le nouvel IR à quasiment tous les ménages - ce qui est éminemment souhaitable - comme c'est le cas pour la CSG. Ensuite, la progressivité du taux jusqu'au niveau prévu par le gouvernement serait calculée de manière à conserver au total 125 milliards de rentrées, puisque malheureusement il coulera beaucoup d'eau sous les ponts avant que la réduction des dépenses publiques en proportion du PIB permette de diminuer les impôts autrement que par démagogie.
Faire absorber la CSG par l'IR poserait une série de problèmes techniques qui ne peuvent être détaillés ici, mais qui n'ont rien d'insoluble. L'enjeu en vaut la peine : il s'agit de progresser dans le sens de plus de justice, et ipso facto de moins pénaliser les familles et les enfants. Le rapport de M. Godet et E. Sullerot montre comme le rapport Hirsch que les situations de pauvreté sont d'autant plus fréquentes que le nombre d'enfants à charge est plus élevé. Cette question a beau avoir été supprimée de l'ordre du jour de la récente Conférence de la famille, elle n'en est pas moins grave ; une réforme fiscale de grande envergure et de réelle portée familiale comme l'absorption de la CSG par l'IR pourrait apporter une partie de la solution, sans nouvelle dépense, et sans accroissement des prélèvements obligatoires.
* Jacques Bichot est économiste, professeur à l'université Lyon 3. Dernier ouvrage paru : Sauver les retraites ? La pauvre loi du 21 août 2003
Notes
(1) J. Bichot et G. Calot, " Familles : l'injustice de la CSG ", Le Figaro, 25 février 1994.
(2) Conférence de presse du 13 septembre au Conseil d'analyse économique. Rappor-t proposé en abvnt-première par le site des Echos : La famille, une affaire publique
(3) " [...] une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. " La faculté contributive d'un ménage dépend positivement de son revenu, et négativement de sa taille. Dès lors que l'impôt est calculé en fonction du seul revenu, il ne répond plus au critère constitutionnel.
(4) Les 5.514 euros annoncés par le ministre de l'Économie pour le barème 2007 correspondent à 6.27 euros de salaire net.
Voir également : le projet de loi de finance 2006
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