Révolutions arabes : le pire n'est pas toujours certain...
Article rédigé par François Martin*, le 27 octobre 2011

L'Histoire, parfois, s'accélère. C'est le cas pour les révolutions arabes. Elle ont connu, en une semaine, deux événements majeurs : la mort de Kadhafi, le 20 Octobre, et trois jours plus tard, le 23, les premières élections véritablement libres de la Tunisie depuis le 8 Novembre 1959, date l'élection du premier Président, Habib Bourguiba. La poussée islamique est-elle un phénomène irréversible, un mal provisoirement nécessaire pour éviter le pire,  voire une éventuelle opportunité pour l'avenir dans des contextes très différents  en Libye et Tunisie ?

Libye

Avant même que ce régime ne tombe, certains avaient prédit sa chute inéluctable, à court ou moyen terme [1]. En effet, il existait une distorsion de plus en plus grande entre, d'une part, le mode de gouvernance, très spécial instauré par Kadhafi [2], et d'autre part les attentes suscitées par la croissance bien réelle du pays [3]. Ainsi, selon cette thèse, Kadhafi aurait lui-même créé par avance les conditions de sa chute.  Assurant, en dépit de tout ce qu'on lui reproche, une certaine forme de stabilité politique par, si l'on peut dire, l'instabilité permanente il n'a pas su  au bon moment instaurer une vraie stabilité. C'est-à-dire un équilibre permettant aux élites de trouver une place, si ce n'est dans la vie politique (on peut en douter...), du moins dans la construction économique du pays. Il a manqué à la Lybie, après ce Mao arabe, un Teng Siao Ping qui dise Assez de révolution, enrichissez-vous !  [4].

Aujourd'hui, même si les ferments de divisions et de conflits sont fort nombreux, il n'est pas impossible qu'un consensus émerge autour des ambitions d'enrichissement légitimes de l'élite bourgeoise en gestation. De même, le pétrole peut représenter soit, comme en Irak, une grave pomme de discorde, chacun, région ou tribu, exigeant une part prépondérante du gâteau, soit, comme au Nigeria, la certitude d'une  poule aux œufs d'or  commune, que chacun s'évertue à plumer, mais avant tout et de façon absolue, à maintenir en vie...

Pour le reste, et contrairement à certaines opinions, nous ne pensons pas que le lynchage de Kadhafi et sa disparition sans procès soient forcément une mauvaise chose. Pour le dire crûment, cet homme était un  f.... de m....  d'un talent absolument exceptionnel. Ast-il fait autre chose de toute sa vie. ? Sans nul doute, son procès aurait été pour lui une occasion formidable de prolonger encore un peu les divisions de ce pauvre pays. Si la morale n'est pas forcément sauve, du moins la paix l'est un peu. La page est ainsi tournée plus vite. Kadhafi avait joué au poker avec l'ONU, il a perdu.  Vae victis , Oublions le et tournons la page.

Quitte à choquer certains lecteurs, nous ne partageons pas non plus, même si nous les comprenons évidemment parfaitement, les réticences par rapport à la charia. Il est facile  de regarder les événements de son fauteuil à Paris, Londres ou New-York : les libyens ont vécu, pendant des mois, une affreuse guerre civile. Aujourd'hui, Ils ont besoin d'ordre, de calme, de paix. Tout ne se fera pas en un jour. Le problème n'est pas, d'installer tout de suite le régime parfait, mais le moins mauvais possible et le plus réaliste, dans les circonstances du moment. Si la charia doit assurer cet ordre, et si les libyens l'approuvent en majorité, ce qui est très probablement le cas, eh bien, laissons la charia s'instaurer [5], elle vaudra toujours mieux que l'horreur arbitraire du dictateur déchu, ou qu'une guerre civile permanente, comme en Irack. Le retour en arrière est impossible. Tout vaut mieux qu'un Irak libyen, nouveau foyer pour Al Qaida. Un pas après l'autre pour sortir de l'enfer, voilà, semble-t-il, la bonne méthode.

Tunisie

Comme nous l'avions annoncé [6], et comme l'avaient dit aussi de nombreux analystes, le parti Ennahda sort grand vainqueur de ces élections. Il dépasse même toutes les estimations, en raflant près de 40% des 217 sièges, ce qui lui fera environ 85 représentants [7]. Comme nous l'avions dit également, les premières fissures commencent déjà à apparaître : nous allons, inévitablement, vers la première crise politique de la jeune démocratie tunisienne. Les accusations de double langage, portées contre Ennahda, sont sans doute vraies. Pourtant, ce qui compte, en politique plus qu'ailleurs, ce sont les actes [8].

A ce titre, la marge de manœuvre d'Ennahda ne sera pas énorme : D'un côté, si le parti abandonne trop la référence à l'islam, ses ailes dures, salafistes en tête, auront tôt fait de lui compliquer la vie. De l'autre, s'il veut jeter aux oubliettes tout ou partie du Code de Statut Personnel [9], les plus progressistes, et d'abord les jeunes, qui ont été en première ligne dans la révolution, reviendront immédiatement dans la rue (ils le font déjà...). Double discours ou pas, la seule solution, consiste dans une prudente voie moyenne, pour éviter l'explosion à gauche ou à droite.  Pourtant même avec une voie moyenne, le nouveau gouvernement parviendra t-il à éviter que le champ politique tunisien ne se transforme en champ de bataille ?

Ceci dépendra de plusieurs éléments : Tout d'abord, de la maturité des tunisiens. Après tout, cette élection n'est qu'un choc de plus, celui qui rend visible ce qui était implicite depuis longtemps. Mais les ingrédients, ceux de la coexistence difficile islam/laïcité, sont présents depuis la révolution, dans un climat politique relativement incertain. Force est de constater qu'à part quelques  escarmouches  [10], il n'y a pas eu de guerre civile : le pays avance, travaille, dans le calme. On peut donc penser que ce que les tunisiens ont su faire jusqu'ici, préserver l'unité et la paix sociale par-delà les divisions religieuses, ils seront capables de le faire encore [11]. Ensuite, de la capacité d'Ennahda à insuffler une vraie politique en direction du peuple. Sécurité dans les campagnes, perspectives économiques, voilà ce qu'ils vont devoir rapidement promettre... et réaliser. Pour cela, une des voies sera d'attirer les investisseurs extérieurs. On peut donc s'attendre à ce que, dans les jours qui viennent, les dirigeants du parti multiplient les déclarations rassurantes vis-à-vis de leurs partenaires étrangers, européens en premier lieu. Ils l'ont déjà fait, mais ils vont continuer car c'est en effet un point essentiel. Enfin, il faudra proposer au pays un grand dessein, une forme renouvelée, pourrait-on dire, du bourguibisme. Ce que le fondateur avait su créer, une fierté nationale et un vrai développement, jusqu'à faire oublier cette ambiguïté religieuse fondamentale [12], Ennahda, avec les autres partis qui vont s'associer à lui pour gouverner, vont devoir le refaire, et ce ne sera pas facile.

Ce  grand dessein  passe par une personnalité ou des personnalités capables de l'incarner :  d'abord, pendant la période de transition, une personnalité  pacificatrice , un  sage , dont la probité soit certaine, crédible des deux côtés de la  fracture . Il en existe, même si elles ne sont pas nombreuses [13]. Plus tard, sorti des urnes, un vrai leader moderne. Cet avenir meilleur s'écrira, ou ne s'écrira pas, sous nos yeux...

 

Photo : © Citizen59/ Wikimedia Commons / Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license : Siège de l'Instance supérieure indépendante pour les élections tunisienne 6 rue de Rome dans le centre de Tunis

 

 

[1] Raisonnement tenu devant nous par un professeur d'Histoire tunisien spécialiste de la Libye, lors de l'un de nos déplacements en Tunisie l'été dernier.

[2] La  Jamahiriya , l'  Etat des masses , une sorte de démocratie directe s'inspirant à la fois du socialisme et de l'islam, basée sur des comités populaires. Une forme de  révolution permanente , pilotée bien évidemment par Kadhafi lui-même, par-dessus les structures du régime.

[3] Croissance du PIB sur les dernières années : 2005 : 4,9%, 2006 : 8,4%, 2007 : 6,1%, 2008 : 5,8%, 2009 : 6,3%

[4] La phrase de Teng Siao Ping est  Qu'importe la couleur du chat, pourvu qu'il attrape des souris , ce qui veut dire la même chose.

[5] D'autant qu'il en existe plusieurs formes, plus ou moins strictes.

[6] Cf articles précédents Impressions sur l'après révolution tunisienne et  Révolutions arabes : Points et perspectives

[7] Malgré tout, les choses ne se sont pas produites exactement comme nous le disions : Nous avions dit que ce parti serait majoritaire dans le  pays profond . Il semble que ce ne soit pas le cas, mais que les régions reculées, moins politisées, aient plutôt voté pour des listes locales. C'est plutôt, semble-t-il, dans les banlieues des villes (en Tunisie... et aussi en France !), qu'Ennahda a fait le plein. Cf interview d'Elyes Jouini, ancien Ministre, dans l'émission  C à dire  (France 5) du 24/10

[8] Francois Mitterrand, dont personne ne conteste, à défaut de la sincérité, en tout cas les qualités politiques, disait, paraît-il, des communistes, qu'il venait de prendre dans son gouvernement en 81 :  Peu importe qu'ils soient sincères, du moment qu'ils se comportent comme s'ils l'étaient ... Que dire de plus ?

[9] Ensemble des lois laïques qui garantissent, pour tous les tunisiens et en premier lieu les femmes, les libertés individuelles

[10] Dont, en Septembre, l'attaque de la Basilique de Kef, ou récemment, l'attaque d'un cinéma ayant projeté le film  Persépolis , de Marjane Satrapi, par des groupes salafistes. A chaque fois, ils ont été dispersés par la police et leurs meneurs arrêtés.

[11] Sans faire de mauvais esprit, on peut se demander si, dans des circonstances analogues, nous autres français aurions su faire preuve de la même tolérance et éviter une telle  guerre religieuse ... Ce n'est pas certain.

[12] Et sur ce point, Ben Ali avait parfaitement  emboîté le pas  au fondateur, même si, après une exceptionnelle période de prospérité, le développement, à un certain moment, a marqué le pas, pour les raisons que l'on sait.

[13] Cf article précédent Impressions sur l'après révolution tunisienne

 

 

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