Article rédigé par Thierry Paulmier*, le 23 août 2010
En face de la cathédrale Saint-Patrick à New York, à l'entrée du Rockefeller Center, trône l'immense statue de bronze d'Atlas en style art déco. Celui qui porte le monde se dresse devant le sanctuaire de Celui qui porte le péché du monde . Cette statue est devenue le symbole du courant philosophique de l'objectivisme fondé par Ayn Rand (1905-1982) ; elle illustre ainsi la couverture de son roman culte, Atlas Shrugged – Atlas a haussé les épaules , lequel, aux dires de certaines enquêtes d'opinion, est le livre le plus lu et le plus influent en Amérique après la Bible. Autre coïncidence, Ayn Rand est l'un des principaux auteurs cités dans la Bible de Satan d'Anton Lavey, qui explique que sa religion est uniquement la philosophie d'Ayn Rand à laquelle a été ajoutée des cérémonials et des rituels [1] .
Ayn Rand, juive athée russe naturalisée américaine, a poussé la logique de la pensée libérale jusqu'à un culte de l'ego tel qu'il lui rendît inacceptable le sacrifice de soi. C'est en 1957 qu'elle publie Atlas Shrugged.
René Girard, catholique français recommençant , naturalisé américain, a découvert l'origine de la violence dans le désir mimétique [2] et la solution à la violence dans le mécanisme du bouc émissaire et le sacrifice de soi [3]. En 1961, il publie son hypothèse du désir mimétique dans Mensonge romantique et vérité romanesque, et en 1972, celle du bouc émissaire dans la Violence et le Sacré.
La conversion et la révolte
Conséquence providentielle de la Shoah, deux penseurs d'après-guerre ont gravi la montagne du sacrifice qui avait été délaissé par les intellectuels depuis sans doute Joseph de Maistre, quoique par des chemins opposés : l'une a emprunté la voie de l'ego, l'autre la voie de l'autre. Mais tous deux ont posé la question éthique, c'est-à-dire la question du rapport de soi à l'autre, à partir du sacrifice. Sur la montagne, ils ont tous deux trouvé le sacrifice de soi chrétien. Mais Ayn Rand et René Girard sont redescendus par des versants opposés : Girard s'est converti, Rand s'est révoltée.
Comme saint Augustin avant eux, Rand et Girard ont bien compris que l'éthique est toujours en dernière analyse, telle la tragédie grecque, une question de vie ou de mort. Deux amours ont fait deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la Cité céleste (Cité de Dieu, XIV, 28). Le Christ a déclaré que le premier et le plus grand commandement était : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. Mais il a aussi affirmé que le second, tu aimeras ton prochain comme toi-même , lui était semblable (Matthieu, 22). Dès lors, on peut en inférer que les deux cités de saint Augustin sont aussi celles de l'amour de soi jusqu'au mépris de l'autre et de l'amour de l'autre jusqu'au mépris de soi. Ayn Rand choisit la première tandis que Girard élit la seconde.
Pour Girard, l'éthique se résume au choix cornélien entre le sacrifice de soi et le sacrifice de l'autre ; il n'y a, semble-t-il, pas de solution intermédiaire. Soit on se sacrifie, c'est-à-dire qu'on se laisse sacrifier, soit on sacrifie l'autre. On est soit victime soit bourreau. L'éthique girardienne est alors celle de l'acceptation du sacrifice de soi pour l'autre, dans l'imitation du Christ. À l'inverse, l'éthique randienne rejette avec le plus extrême dégoût le sacrifice de soi car il réduit, selon Rand, l'homme à n'être qu'un animal ou un objet sacrificiel. L'éthique randienne est anti-sacrificielle : l'individu se doit de ne jamais se sacrifier pour les autres, ni sacrifier les autres pour lui-même [4] . Rand ne préconise donc pas explicitement le sacrifice de l'autre, mais elle se situe sur l'échelle sacrificielle juste en deçà de Sade et de Nietzsche car en rejetant toute forme d'altruisme, son éthique aboutit irrémédiablement au sacrifice de l'autre.
Si l'on devait disposer les penseurs sur une échelle éthique allant de soi à l'autre, Ayn Rand se situerait à l'extrémité de soi , en compagnie de Sade et de Nietzsche, tandis que René Girard se situerait à l'extrémité de l'autre , en compagnie de saint Augustin et du Christ.
En fait, leur divergence se situe d'abord au niveau métaphysique et par extension au niveau anthropologique : Rand est matérialiste, d'où la croyance que le corps est le tout de l'homme ; à l'inverse, Girard s'inscrit dans la métaphysique judéo-chrétienne du dualisme de l'être [5], d'où la conviction que l'homme est constitué d'une âme et d'un corps. Dès lors, il est compréhensible que le sacrifice de soi soit perçu par Rand comme une réduction de l'homme à un animal sacrificiel. Le sacrifice s'apparente à une annihilation de soi révoltante car rien ne subsistera.
À l'inverse dans une perspective judéo-chrétienne, ce qui est sacrifié c'est le corps. Saint Thomas d'Aquin affirme que quand on nous commande (1 Jn 3,16) de "donner notre vie pour nos frères", c'est-à-dire la vie de notre corps, on nous laisse entendre que nous devons aimer le prochain davantage que notre propre corps [6] . Mais le bien spirituel de l'âme, qui est supérieur aux biens matériels du corps est préservé, mieux il grandit. Dans cette perspective, le sacrifice de soi est exempt de toute forme de masochisme.
Éthique et anti-éthique
Rand et Girard ont donc dégagé ou explicité respectivement la fine pointe de l'éthique du libéralisme et du christianisme. Ayn Rand nous révèle que l'éthique libérale repose sur le rejet du sacrifice de soi alors que Girard nous rappelle que l'éthique chrétienne repose sur l'acceptation du sacrifice de soi. Girard, fidèle à l'éthique chrétienne, laisse dans les mains de l'autre la dague sacrificielle. Ayn Rand, et avec elle les libéraux, préfèrent la garder entre leurs mains. En réalité, l'éthique randienne est une anti-éthique, car elle ne considère que le moi (l'ego) et son propre intérêt, l'autre est totalement absent, ignoré. Dès lors, l'autre n'est-il pas déjà tué symboliquement ? Y-a-t-il d'ailleurs jamais eu une éthique libérale qui fasse une place à l'autre ?
À la manière de Caïn à qui Dieu demandait où était son frère Abel, les libéraux répètent sans cesse : Suis-je le gardien de mon frère ? Et dans la Bible, Caïn prononce ces mots pour dissimuler qu'il a tué Abel.
Nietzsche ne voyait que deux modèles pour l'humanité : Dionysos et le Crucifié. D'une certaine manière, Ayn Rand reformule l'alternative : Atlas révolté et le Crucifié. Mais est-ce qu'Atlas qui se révolte n'est pas voué à devenir Dionysos ?
Rand et Girard ont donc dégagé l'horizon éthique pour n'y laisser subsister que le sacrifice de soi ; l'une pour le condamner, l'autre pour le promouvoir.
Aux États-Unis, plusieurs institutions travaillent à la diffusion de la pensée de Rand, notamment le Ayn Rand Institute, tandis que la fondation Imitatio œuvre à la promotion de la pensée de René Girard (dont le relais en France est l'Association de Recherche Mimétique (ARM)). Mais le rapport de force est aujourd'hui hors de proportion L'engouement américain pour l'œuvre d'Ayn Rand donne lieu à la vente de centaines de milliers d'exemplaires de ses livres chaque année. À New York, le United States Postal Service a créé un timbre à son effigie en 1999. Un film Atlas shrugged est en tournage actuellement, réalisé par Paul Johansson ; il sortira en 2011.
La passion entre Ayn Rand et l'Amérique est d'ailleurs mutuelle. Seule la société américaine trouvait grâce à ses yeux. En 1974, elle donna un discours aux élèves de l'académie militaire de West Point où elle affirma : Je peux dire — et il ne s'agit pas d'une banalité patriotique, mais avec une connaissance complète des racines métaphysiques, épistémologiques, morales, politiques et esthétiques nécessaires — que les États-Unis d'Amérique sont le pays le plus grand, le plus noble et, dans ses principes, le seul moral de l'histoire du monde.
En France, une traduction d'Atlas Shrugged, renommé la Révolte d'Atlas, est annoncée pour septembre-octobre 2010.
*Thierry Paulmier est né en 1971, il est docteur es sciences économiques (2000) et titulaire d'un DEA de science politique (1996). Ancien chercheur associé au CEPII (2001) et à l'IFRI (2002), il a travaillé comme économiste au Centre du commerce international (CNUCED/OMC) à Genève (2002-2009). Il vit actuellement à New York où il étudie à l'American Academy of Dramatic Arts et prépare une thèse de science politique sur René Girard à l'université de Marne la Vallée. Il a publié L'Armée française et les opérations de maintien de la paix, LGDJ, 1997.
[1] Anton Lavey cité par Bill Ellis, in Raising the Devil : Satanism, New Religions, and the Media, The University Press of Kentucky, Lexington, 2000, p. 180. Voir l'essai de l'Église de Satan intitulé Satanism and Objectivism
[2] Selon Girard, le désir humain est mimétique ou imitatif : on ne désire que ce que les autres désirent. Ce sont les autres qui nous désignent les objets que nous désirons et, de ce fait, nous entrons en rivalité avec eux.
[3] Dans les sociétés primitives, la montée de la violence en raison des rivalités mimétiques débouche sur une crise qui se résout par la désignation d'un coupable (le bouc émissaire) qui est sacrifié et dont le meurtre restaure l'unité et la paix. La violence est donc expulsée de la société par la violence sous la forme du sacrifice. Ce mécanisme ne fonctionne que si les individus sont convaincus en toute sincérité et à l'unanimité que la victime est coupable. Le sacrifice du Christ a brisé ce mécanisme en révélant que la victime est toujours innocente - nombre de figures bibliques tel que Abel, Isaac, Joseph, Job, ou Jean-Baptiste avaient entamé le travail de sape. Depuis lors, le seul remède à la violence est le renoncement à la violence, lequel conduit au sacrifice de soi.
[4] Ayn Rand, (source Wikipédia). Pour l'anecdote, le fondateur de Wikipédia, Jimmy Wales, se dit un admirateur de Rand et est libertarien.The Voice of Reason, Dutton Plume, 1989, chapitre Introducing Objectivism , p. 3. Cet article est paru dans le Los Angeles Times, numéro du 17 juin 1962.
[5] La métaphysique judéo-chrétienne se distingue de toutes les autres par le fait qu'elle n'est pas un monisme de l'être mais un dualisme de l'être. Il n'existe donc pas un seul être, l'univers (matérialisme) ou l'Être absolu (idéalisme), mais deux êtres qui sont aussi deux types d'être : l'Être absolu incréé (Dieu) et de l'être créé (l'univers).
[6] Saint Thomas, Somme théologique, Ia-IIae,44, 8,2.
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