Article rédigé par Jacques Bichot*, le 22 octobre 2007
Loin de moi l'idée de justifier la grève du jeudi 18 octobre 2007 : elle illustre tristement l'inégalité entre ceux qui ont un fort pouvoir de nuire à leurs concitoyens, et qui en usent sans vergogne, et le commun des mortels.
Mais il ne suffit pas de regretter la prise en otage de la population par une petite minorité, il faut aussi analyser le problème initial : la réforme des retraites. Et, à cet égard, la sottise des pouvoirs publics doit retenir notre attention tout autant que l'abus de pouvoir des grévistes.
Les travailleurs des transports en commun réagissent en effet contre une façon de faire qui a touché la France tout entière : les salariés du privé en 1993, puis les fonctionnaires en 2003, avant de les affecter eux-mêmes. La caractéristique commune à toutes ces réformes est d'amputer de façon très inégalitaire le patrimoine retraite des assurés sociaux, faute de poser dans la clarté le problème de nos retraites : une distribution de droits à pension trop importante pour qu'ils puissent être totalement honorés sans faire supporter aux futurs travailleurs des prélèvements obligatoires excessifs. La confusion conceptuelle qui règne dans les esprits au plus haut niveau fait encore plus de mal au pays que le comportement d'une majorité des bénéficiaires de régimes spéciaux.
Les retraites sont des produits financiers
Mis à part le minimum vieillesse, les retraites (par répartition comme par capitalisation) sont des produits financiers : il s'agit pour les actifs de se passer aujourd'hui d'une partie de leurs revenus pour en retrouver plus ou moins l'équivalent dans des décennies, sous forme de rente viagère.
La qualité première d'une opération financière est sa clarté : il ne faut surtout pas donner l'impression que l'on promet quelque chose, alors que ce n'est pas le cas. Or nos retraites par annuités donnent l'impression d'être à prestations définies , c'est-à-dire de garantir un taux de remplacement déterminé à tous ceux qui auront respecté certaines règles, et cela quelle que soit l'évolution de la démographie et de l'économie.
Une telle promesse est impossible à tenir : les réformes de 1993 et 2003 comme celle qui est en préparation pour les régimes spéciaux illustrent cette impossibilité. Malheureusement, elles consistent en modifications d'un fatras de paramètres, modifications qui produisent des effets à la fois très insuffisants et très inégalement répartis, sans poser clairement l'essentiel : à savoir que les retraites à prestations définies ne sont pas viables – pas soutenables , comme on dit – et que, volens nollens, nous ne pouvons bénéficier que de retraites à cotisations définies. De même, les régimes catégoriels, que ce soit pour les mineurs ou les agriculteurs, les cheminots ou les artisans, ne sont pas viables.
Si l'on estime que la France peut supporter la vérité (titre d'un ouvrage récent de François Fillon), alors il faut la lui dire et, surtout, la faire. Autrement dit, il faut transformer de manière simple et visible nos multiples régimes de retraite à prestations apparemment définies en un système unique à cotisations définies. Un système qui s'engagerait seulement à répartir selon des règles stables les recettes dont il disposera sans exploiter honteusement les actifs. Nul ne saurait aller plus loin sans transformer ses promesses en ce que Jacques Rueff appelait de faux droits – ces promesses, bien connues des politiciens, qui n'engagent que ceux qui les écoutent.
Rétablir le pacte intergénérationnel
La première chose à faire était – et reste – d'inscrire dans la loi ce changement radical. Ayant constaté que les régimes à prestations définies ne sont pas viables, le législateur transformerait notre patchwork de quelque 200 régimes de retraite en un système unique à cotisations définies, complété par un minimum vieillesse convenable.
Une telle réforme comporterait le renoncement solennel à l'augmentation sans limite des cotisations et subventions puisées dans les poches du contribuable. Un taux plafond devrait être défini par la loi – voire par la Constitution – de façon à ce que les jeunes sachent qu'il n'est plus question de les considérer comme taillables et corvéables à merci au profit de leurs aînés. C'est là un élément clé du pacte intergénérationnel sur lequel repose les retraites par répartition, pacte qu'il revient au législateur de graver sur les tables de la loi.
Une fois sorti du piège des régimes à prestations apparemment définies, la deuxième étape consisterait à dire clairement que, depuis une trentaine d'années, on fait en matière de retraites des promesses excessives, qui ne peuvent être intégralement tenues. Les réformes actuelles consistent à nier avoir fait des promesses, à prétendre pouvoir modifier les paramètres qui présidaient à l'acquisition des droits à pension, revenant ainsi sur les engagements pris, et cela de façon plus ou moins forte selon l'âge des personnes. Les assurés sociaux sont évidemment exaspérés par cette façon de faire, et quand il s'agit de ceux qui font rouler les trains, les bus et le métro, ils ne se gênent pas pour manifester leur colère. Mieux vaudrait que les pouvoirs publics reconnaissent les erreurs commises par ceux qui étaient aux manettes les dernières décennies. S'ils expliquaient que des bêtises ont été faites, qu'il ne serait pas décent d'en faire supporter le poids principalement aux générations montantes et futures, les Français, qui se doutent bien de quelque chose, comprendraient et seraient soulagés d'être mis en face des réalités plutôt que de la langue de bois habituelle.
L'exemple des professions libérales
Plus précisément, il s'agirait d'expliquer aux Français que, suite à une série d'erreurs démagogiques du type retraite à 60 ans , la dette inconditionnelle des régimes de retraite est excessive, et qu'une conversion en engagements limités à ce que permettra l'évolution économique et démographique est la moins mauvaise des solutions. Une redéfinition du patrimoine retraite existant, en même temps que des règles de formation de ce patrimoine pour l'avenir, pourrait alors être effectuée : nous sortirions de ces réformes paramétriques à répétition dans lesquelles nous sommes embourbés depuis presque quinze ans et qui se reproduiront encore pendant des décennies, avec leurs cortèges de mécontentements, de grèves et de manifestations.
Concrètement, les droits à pension déjà acquis par les travailleurs, qu'ils soient cheminots, fonctionnaires, employés du privé ou non salariés, seraient convertis en points, formule en vigueur dans les régimes complémentaires. Une telle conversion a été réalisée, suite à la loi retraites 2003, dans un régime de base de taille moyenne, celui des professions libérales : ça s'est bien passé, on sait faire. Certes, réaliser la même transformation pour 25 millions de personnes serait un énorme travail, mais il en va de la réforme des retraites comme de la réfection des routes : changer totalement le revêtement est un gros investissement, mais le résultat est autrement meilleur que si l'on se borne à remettre tous les ans un peu de goudron dans les nouveaux nids de poule.
Une même loi pour tous
Une telle conversion, décidée par référendum et mise en œuvre pour tous les Français, serait réalisée une fois pour toutes : ensuite, l'ajustement annuel de la valeur de service du point et de son prix d'achat relèverait de la simple gestion, et non plus de changements législatifs ou réglementaires. Certes, il y aurait des protestations – les Français sont râleurs – mais cette réforme préservant l'égalité de traitement entre tous ne susciterait pas les amertumes qui découlent inévitablement des changements auxquels on procède depuis 1993. Ces réformes réduisent en effet de façon très différente le patrimoine retraite selon l'âge et l'ancienneté : un salarié ayant une vingtaine d'années d'ancienneté supporte la totalité du changement de valeur des paramètres (25 meilleures années au lieu de 10 ; quarante annuités requises pour le taux plein au lieu de 37,5 ; etc.) alors que celui qui est à un ou deux ans de sa retraite n'est guère affecté. Le sentiment de rupture du contrat ( en rentrant à la SNCF, j'avais signé pour ceci et cela, et les engagements ne sont pas tenus disent à juste titre bien des cheminots) est d'autant plus vif que le coup de canif est léger pour certains et rude (des dizaines de milliers d'euros envolés) pour d'autres.
En outre, les bénéficiaires de régimes privilégiés ne cesseraient pas nécessairement d'acquérir des avantages de retraite en sus du régime commun : les fonds de pension, ça existe ! Ce qui prendrait fin, c'est la possibilité pour leurs employeurs de faire financer ces avantages par l'ensemble des cotisants et contribuables, grâce à un usage anormal de la répartition. Si la négociation collective à EDF aboutit à la création d'un fonds de pension constituant un élément de rémunération indirecte – et si cela est financé par des gains de productivité plutôt que par des subventions publiques – il n'y a rien à redire. Le scandale n'est pas qu'un ingénieur puisse à EDF arrêter son travail à 55 ans, c'est qu'il le fasse pour partie sur le dos de l'ensemble des cotisants et des contribuables. Même chose pour un conducteur de train. Valider une année de plus tous les quatre ans est inadmissible dans le cadre de la répartition ; en revanche, que l'employeur cotise à un fonds de pension qui permette au salarié, au bout de 30 ou 35 ans, d'obtenir pendant quelques années une rente représentant une assez forte proportion de son salaire, c'est une forme de salaire différé, un mode de rémunération comme un autre.
Pour aller dans ce sens, il faudrait que les pouvoirs publics aient fait clairement la distinction entre ce qui relève de la loi et ce qui relève de la négociation collective. La retraite par répartition n'a de sens qu'au niveau national ; elle relève clairement de la loi, et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 – texte à valeur constitutionnelle – dispose que la loi doit être la même pour tous : il n'y a donc aucune place pour des régimes spéciaux dans le cadre de la répartition. En revanche, les fonds de pension permettent aux entreprises de rémunérer partiellement leurs employés sous forme d'un salaire différé : cela relève de la négociation de branche et d'entreprise, qui n'est pas l'affaire des pouvoirs publics. Tant que cette distinction ne sera pas clairement posée, il est à craindre que la voie des sottises et des grèves reste grande ouverte.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Lyon-III.
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