Article rédigé par Jacques Bichot, le 20 février 2004
La concertation entre le ministre de la Santé et les partenaires sociaux pour la réforme de l'assurance-maladie a commencé lundi 16 février. En septembre 2003, Jean-Yves Naudet nous avait prévenu : il n'y a pas de pilote dans l'avion de la Sécurité sociale, au sens familier du terme qui désigne l'assurance maladie.
Il existait pourtant un plan de vol, le rapport Chadelat, remis au printemps 2003. Entre octobre 2003 et janvier 2004, un deuxième plan de vol a été élaboré, sous la houlette de Bertrand Fragonard, par le Haut conseil pour l'avenir de l'assurance maladie, et des propositions émanant de think tanks sont venues s'y ajouter, comme celle de l'Institut Montaigne, " l'hôpital réinventé ", en ce mois de janvier. Mais ce travail de cartographie débouchera-t-il sur le pilotage effectif d'un changement de cap ? Telle est la question.
Un détour par l'histoire n'est pas inutile. Car " le trou de la Sécu " ne date pas d'hier, et les plans de redressement ne sont pas une innovation du gouvernement Raffarin. Depuis 1975, un tel plan a été mis en place à peu près chaque année. Les litanies ayant parfois du bon, citons les plans Durafour (1975, déplafonnement partiel des cotisations maladie), Barre (1976, suppression du remboursement de médicaments dits " de confort "), Veil I (1977, instauration d'une cotisation maladie sur les retraites), Veil II (1978, création du forfait hospitalier), Barrot I (1979, poursuite du déplafonnement, blocage des honoraires médicaux), Barrot II (1980, contribution " exceptionnelle " prélevée sur les pharmaciens), Bérégovoy (1982, remplacement pour les hôpitaux du prix de journée par le budget global, taxes sur le tabac et l'alcool), Delors (1983, prélèvement exceptionnel sur les revenus, ancêtre de la CSG), Dufoix (1985, augmentation du ticket modérateur, un des rares plans intervenu en période excédentaire), Seguin I, II et III (1986 – 1987, déremboursement des médicaments " de confort ", prélèvement exceptionnel, hausse de la taxe sur le tabac), Evin I et II (1988-1990, création du forfait hospitalier, accords de maîtrise des dépenses souscrits par les laboratoires d'analyse), Durieux (1990, création d'une agence du médicament), Rocard (1991, création de la CSG).
Sautons la dernière douzaine de plans de redressement, pour examiner les chiffres : durant la décennie 1970, les dépenses d'assurance maladie ont augmenté de 17,8 % en moyenne annuelle contre 13 % pour le PIB ; durant la décennie suivante, la dépense nationale de santé est passée de 7,6 % à 9,1 % du PIB. Au regard de ces évolutions, les années 1990 – 2001 ont été relativement sages : " seulement " 2,4 % d'augmentation annuelle moyenne, en termes réels, pour l'ensemble des prestations de santé. Un rattrapage a toutefois commencé à se produire en 2001, et s'est accentué en 2002 et 2003, avec des augmentations de 7,2 % et 6 % pour les dépenses d'assurance maladie. Tout cela montre la tendance massivement haussière des dépenses de santé depuis plus de 30 ans. Pour s'y opposer, tout n'a-t-il pas été essayé, en vain ?
Mais au fait, pourquoi et en quoi une telle évolution serait-elle catastrophique ? La santé, y compris le simple confort physique résultant de soins apportés à des difficultés de fonctionnement qui ne présentent aucun danger pour l'existence, est ce que les économistes appellent un " bien supérieur ", un bien dont la consommation et la production augmentent plus vite que la moyenne. Que nous consacrions une proportion croissante de nos ressources à soigner nos arthroses aussi bien que nos cancers, à corriger notre vision en même temps qu'à améliorer la prise en charge de nos infarctus, c'est au fond plutôt réconfortant : on pourrait presque y voir le signe d'une préférence de notre civilisation pour l'être par rapport à l'avoir. Le choix qui a été fait de dépenser plus pour faire descendre le taux de mortalité infantile de 10 % environ au lendemain de la guerre à moins de 0,5 % aujourd'hui, au détriment peut-être du béton, des grosses cylindrées et des armes, ne devrait-il pas être davantage un motif de fierté et de joie que de honte et d'affliction ? À tout bien considérer, le passage des dépenses d'assurance maladie de 3 % à 10 % du PIB entre 1959 et aujourd'hui incite plutôt à ne pas désespérer de la nature humaine.
Ne passons toutefois pas de la délectation morose à un optimisme délirant. La progression des dépenses de santé a été et continue d'être excessive en France, comme aux États-Unis et quelques autres pays, par rapport aux résultats obtenus, puisque, en y consacrant 10 % (près de 13 % aux États-Unis) du PIB, nous obtenons les mêmes résultats en terme de santé que des pays comme la Suède ou le Japon qui se contentent de 7 à 8 %. Nos dépenses ne sont pas excessives dans l'absolu, c'est plutôt le rapport qualité/prix qui laisse à désirer. Et c'est d'ailleurs le message principal du rapport Fragonard : nous avons la possibilité de faire mieux pour le même coût, voire pour moins cher. Quand on constate que l'activité hospitalière a diminué depuis deux ans alors que les dépenses se sont envolées et que les hôpitaux se sentent majoritairement de plus en plus à l'étroit budgétairement, on se dit qu'il y a quelque chose à faire.
Pour savoir quoi, regardons ailleurs. Pourquoi pas vers le monde de l'aviation, puisqu'il s'agit de pilotage ? Dans ce secteur, des compagnies " low cost " sont en train de tailler des croupières aux entreprises traditionnelles. Ces dernières emploient un maximum de personnel à des tâches de faible utilité, avec des temps de travail réduit et des niveaux de salaire excessifs ; leurs vols sont souvent en retard, et les passagers, en dépit des sommes rondelettes qu'ils déboursent, n'y sont pas particulièrement bien traités. Les compagnies low cost emploient jusqu'à cinq fois moins de personnel par passager, évitent les aéroports géants et surchargés où les retards sont légions, les pertes de temps exaspérantes et la productivité lamentable. Elles ne versent pas des salaires fixes très généreux, mais elles font participer leurs employés aux bénéfices, et comme elles en dégagent, à la différence de la plupart de leurs concurrentes traditionnelles, les salariés sont plutôt satisfaits.
Dans les deux cas, aviation civile et hospitalisation, des entreprises innovantes et bien gérées peuvent réaliser des économies considérables. Dans les deux cas, des structures sclérosées, peu productives et hors de prix, obtiennent un soutien des pouvoirs publics qui les dispense de se réformer. La loi du marché est dure : s'améliorer ou disparaître ; mais c'est elle qui engendre le progrès, qui permet aux petites gens d'accéder progressivement à toutes sortes de biens et de services qui étaient initialement réservés à la jet set. Il n'y a pas de démocratisation économique par le haut sans concurrence. Nos systèmes de soins n'échappent pas à cette règle générale.
C'est pourquoi les deux rapports de janvier 2004, celui de l'Institut Montaigne, et celui de la commission Fragonard, sont salutaires. Pour le premier, il faut débarrasser l'hôpital des " boulets qu'il a aux pieds " en lui donnant une vraie autonomie... et une vraie responsabilité. Pour le second, " au premier chef, il faut améliorer le fonctionnement du système de soins [...], il faut entreprendre dès à présent une action méthodique et résolue pour réorganiser la système de soins autour d'un meilleur rapport qualité/prix, et une meilleure réponse aux besoins de la population ". Reste à trouver la cohorte de bons gestionnaires qui sauront exploiter ce que le Haut conseil appelle " les gisements de qualité et de productivité dans l'organisation des soins " et à leur donner les responsabilités (autonomie et sanctions) sans lesquelles rien ne se fera.
Jacques Bichot est professeur à l'Université Lyon 3, membre de l'Association des économistes catholiques, dernier ouvrage paru : Sauver les retraites ?, l'Harmattan, 2004.
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