Article rédigé par Jacques Bichot*, le 23 novembre 2007
La féodalité mit largement en application la formule taillable et corvéable à merci : beaucoup de seigneurs estimaient avoir le droit de taxer arbitrairement les personnes sur lesquelles s'exerçait leur autorité, et les admonestations de l'Église ne suffisaient pas toujours à réfréner leurs ardeurs.
Au XIVe siècle encore, les sages conseils d'un Nicolas Oresme, évêque de Lisieux, relatifs aux mutations monétaires [1], ne portèrent guère de fruit, bien qu'il eut été précepteur du futur Charles V. La formation progressive d'une bourgeoisie économiquement puissante s'accompagna d'efforts pour que les prélèvements seigneuriaux se conforment à des principes, consignés dans des chartes : cette évolution fut importante et positive à la fois pour la croissance économique et pour le respect des êtres humains.
La monarchie absolue s'efforça de recréer à son profit le pouvoir et le droit de décider arbitrairement dans de nombreux domaines, et notamment en matière de prélèvements. Cet arbitraire fut souvent tempéré par la coutume, et par le souci qu'eurent certains rois du bien de leurs sujets, mais il n'était pas optimal. Les États qui l'allégèrent, en instaurant une République, comme la Hollande, ou une monarchie constitutionnelle, cas de la Grande-Bretagne à partir de la dynastie d'Orange, s'en trouvèrent fort bien, que ce soit pour la liberté ou pour l'économie.
L'arbitraire moderne
Les dirigeants des démocraties contemporaines, à leur tour, ont cherché à s'arroger le droit de prendre des décisions arbitraires : la loi, préparée par le gouvernement puis votée par le Parlement, est devenue le moyen de faire tout et n'importe quoi, selon l'humeur du moment, en s'encombrant aussi peu que possible de normes et de principes. La Sécurité sociale, la fonction publique et la fiscalité sont des sources inépuisables d'illustrations de ce propos.
Soit par exemple la CSG, prélèvement appartenant à la catégorie des impositions de toute nature et servant à financer la Sécurité sociale. Des taux très différents sont appliqués selon les catégories de revenus et les situations individuelles : 7,5% sur les revenus d'activité ; 8,2% sur les produits financiers ; 9,5% sur les gains de jeux ; 6,6% ou 6,2% ou 3,8% ou même 0% sur les revenus de remplacement. Pourquoi ces différences ? Le législateur n'a pas posé de règles générales ; il a décidé et décide au coup par coup. Ainsi a-t-il choisi pour la CSG de taxer davantage les fruits de l'épargne que ceux du travail, alors qu'il fait souvent l'inverse s'agissant de l'impôt sur le revenu ; les taux applicables aux prestations sociales dites de remplacement (retraites et indemnités de chômage principalement) sont fonction de l'ensemble des revenus, à la différence de ceux relatifs aux revenus professionnels.
Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2008 illustre bien l'absence de principes en matière de CSG. Ce texte prévoit en effet de remplacer la pluralité des taux (6,6% ; 3,8% ; et 0%) actuellement applicables aux allocations de préretraite selon la situation personnelle du bénéficiaire, par un taux unique de 7,5%. La volonté de sanctionner les préretraites l'emporte sur le souci d'exonérer totalement ou partiellement les personnes à faibles revenus.
La grève des fonctionnaires du mardi 20 novembre illustre le ras-le-bol provoqué par le choix de l'arbitraire. Les grévistes – et de nombreux non-grévistes – se plaignent en effet de l'insuffisante revalorisation du point d'indice, dont le pouvoir d'achat s'érode régulièrement depuis 1981. Or la cause de cette érosion est la volonté des gouvernements successifs de disposer d'une marge de manœuvre pour accorder des avantages catégoriels : s'ils appliquaient le principe de maintien du pouvoir d'achat du point auquel aspirent les fonctionnaires, ils auraient moins de latitude budgétaire pour attribuer au coup par coup des points d'indice à certains corps, ou créer de nouveaux corps pour revaloriser telle ou telle fonction (par exemple celle des enseignants du primaire, désormais professeurs des écoles ).
L'affaire des stock-options relève de la même analyse. Le code fiscal et celui de la Sécurité sociale regorgent de niches , des exceptions à la règle générale. Au moment de créer une nouvelle niche, le gouvernement et sa majorité sont tout feu tout flamme : il s'agit à chaque fois de favoriser quelque chose qui, selon eux, est essentiel pour la croissance économique, l'indépendance nationale ou la justice sociale. Quelques années plus tard, l'exonération ainsi décidée est éclairée par un coup de projecteur médiatique : ses vertus ne sont plus aussi évidentes ; les partis qui l'avaient soutenue comme un dispositif essentiel du redressement de la France y voient désormais un privilège dont la diminution sera le signe de leur volonté d'équité.
Diminution, et non abolition, car évidemment les bénéficiaires de la mesure, qui sont des électeurs, doivent être ménagés. C'est ainsi qu'un amendement au PLFSS 2008 prévoit de créer une cotisation patronale de 10% sur les attributions gratuites d'actions aux chefs d'entreprise, et une double contribution sociale de 2,5% sur les stock-options, la première payable par l'employeur sur la valeur de ces options d'achat, et la seconde par le bénéficiaire sur la plus-value réalisée si un jour l'option est levée [2]. Il n'a même pas été envisagé d'appliquer à cette forme de rémunération les dispositions de droit commun relatives d'une part aux revenus du travail et d'autre part aux plus-values en capital ; cela se comprend, puisque l'avalanche des dérogations à ce droit commun l'a enseveli sous une couche d'exonérations si épaisse que l'on ne sait plus très bien ce qu'il y a dessous.
Nécessités de circonstances
Cela explique pareillement que la Commission sociale du Sénat veuille soumettre les rémunérations exonérées (du type intéressement ou titres-restaurant) à une taxe de 2% plutôt qu'au droit commun : en l'absence de principe établi, ces parlementaires cherchent à faire rentrer quelques subsides (400 à 500 millions [3], paraît-il) pour combler partiellement le trou de la Sécu. Le dicton nécessité fait loi est ici à prendre au sens le plus littéral : nos lois tissent en l'absence de principes solides et respectés un patchwork de dispositions arbitraires et hétéroclites.
Dans quelques années une mesure analogue sera probablement prise à propos des heures supplémentaires, aujourd'hui exonérées (socialement et fiscalement) au nom du slogan travailler plus pour gagner plus [4]. La mode aura changé, cette niche apparaîtra comme un privilège excessif, et, à défaut de réintégrer les heures sup dans le salaire soumis à cotisation, le législateur créera pour elles deux régimes spéciaux de plus (l'un fiscal et l'autre social).
L'absence de respect des principes, lorsque d'aventure il en existe, est également patente. Ainsi le PLFSS 2008 contient-il une liste de dispositifs d'exonérations de cotisations sociales dont l'État cessera d'assurer le remboursement à la Sécurité sociale, par dérogation au principe de compensation posé par la loi n° 94-637 du 25 juillet 1994, et inscrit dans le Code de la Sécurité sociale (art. L. 131-7) qui dispose : Toute mesure de réduction ou d'exonération de cotisations de sécurité sociale, instituée à compter de la date d'entrée en vigueur de la loi n° 94-637 du 25 juillet 1994, donne lieu à compensation intégrale aux régimes concernés par le budget de l'Etat pendant toute la durée de son application. La Constitution, par son article 34, dispose, elle, que la loi détermine les principes fondamentaux [...] du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale . Elle n'est pas appliquée. Au lieu d'établir des principes fondamentaux dans le cadre desquels le gouvernement ferait son travail de pouvoir exécutif, le Parlement vote sur injonction du gouvernement des lois qui ne sont en fait que des sortes de décrets qu'il est possible de prendre sans avoir à respecter presque aucune règle. Cette confusion des rôles du législateur et de l'autorité réglementaire est la principale cause institutionnelle et culturelle de l'arbitraire auquel les citoyens sont soumis.
Les Occidentaux ont jadis réalisé le passage de monarchies absolues à des monarchies constitutionnelles ; ne serait-il pas temps pour les Français (et quelques autres peuples) d'obtenir celui d'une République arbitraire et brouillonne à une République constitutionnelle ?
Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Lyon III.
[1] Cet évêque exhortait les rois à gérer la monnaie dans l'intérêt de leurs sujets, plutôt que dans celui de leurs finances. Les mutations monétaires étaient parfois utiles, mais elles servaient plus souvent à renflouer le trésor royal au détriment de la bonne marche de l'économie, et par là même des populations. Les écrits de Nicolas Oresme s'inscrivent tout à fait dans le cadre de ce que l'on appelle aujourd'hui la doctrine sociale de l'Église, attentive au bien commun et à la situation de chacun, à commencer par celle des humbles.
[2] Il n'est pas rare qu'une option d'achat perde toute valeur. Par exemple, beaucoup de salariés d'Alcatel en ont reçu à l'époque où l'action était appréciée ; ils ont ainsi obtenu le droit de souscrire pour quelques dizaines d'euros une action qui en vaut environ 6 en ce mois de novembre 2007.
[3] Liaisons sociales du 14 novembre 2007.
[4] En fait, les Français retiendront de l'exonération des heures sup un bon moyen de gagner plus sans travailler plus : obtenir des exonérations fiscales et sociales. L'idée de gagner plus en travaillant plus est naturelle : en disant qu'il veut et peut la développer, l'État se comporte en mouche du coche. Tout ce que les citoyens lui demandent, c'est de ne pas leur mettre des bâtons dans les roues, par exemple en imposant toutes sortes de limites et de conditions au cumul emploi/retraite, en compliquant la pluriactivité, en soumettant à des formalités dissuasives (et très coûteuses) les salariés qui voudraient effectuer un travail d'appoint rémunéré sous forme d'honoraires, etc.
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