Quelle communauté politique voulons-nous ? Repenser l'Europe
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 30 octobre 2003

Les choses de l'Europe sont si embrouillées qu'une chatte n'y reconnaîtrait pas ses petits. Que signifient au fond tous ces traités (Maastricht, Amsterdam, Nice, la future constitution européenne) qui se succèdent en avalanche ? Comment savoir qui décide à Bruxelles quand personne, hors les initiés, ne comprend comment fonctionnent les institutions européennes ? Jusqu'où étendre l'Europe, que s'agit-il de faire ensemble ? Comment interpréter toutes ces chicanes et chamailleries suivies de grands sourires et de démonstrations d'unité ? L'un des plus beaux épisodes, si l'on ose dire, est tout récent.

Les dirigeants européens se disputent comme des chiffonniers à propos de la guerre en Irak. Quelques semaines plus tard, le président Giscard d'Estaing sort de son chapeau un projet de constitution européenne qui prévoit un ministre des Affaires étrangères de l'Union et dit ceci : " Les États membres appuient activement et sans réserve la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle... " Dans un bel élan, tout le monde ou presque applaudit. Les citoyens ordinaires ont de quoi être troublés. Il n'est pas sûr que le commissaire Michel Barnier ait dissipé ce trouble en déclarant qu'ils seraient invités à " s'approprier " cette constitution. En somme le bon peuple sera appelé à dire sa satisfaction.

Qu'est-ce que tout cela cache ? Ces gens importants qui font l'Europe sont-ils sérieux ? Savent-ils ce qu'ils font ? Veulent-ils forcer la main des peuples ? Où nous emmènent-ils ?

Les intentions sont invisibles, elles peuvent être mêlées. Sans aucun doute, cela dépend. Mais pour ce qui est de notre avenir, il n'est pas impossible de distinguer la pente dominante de l'évolution en cours. Si l'on regarde de près, que voit-on ? L'Europe qui se fait n'est pas celle des discours officiels, ceux d'hier ou d'aujourd'hui. Elle n'est ni celle du général de Gaulle ni celle du chancelier Kohl. Le vieux débat entre l'Europe des États-nations et l'Europe fédérale laisse échapper ce qui est en marche. Jusqu'à nouvel ordre, l'idée gaulliste (où l'Europe des nations devait servir de levier à la France) a perdu la partie. Mais l'Europe de Kohl n'a pas gagné pour autant. C'est une autre Europe qui se met en place.

1/ L'union politique, telle qu'elle est engagée aujourd'hui, est condamnée à l'échec.

Le projet de constitution européenne présenté par le président Giscard d'Estaing a une vertu indéniable par rapport aux textes précédents : il n'est pas illisible. L'interprétation sans doute ne va pas sans difficultés : les ambiguïtés fourmillent, les arrière-pensées ne manquent pas. Mais l'orientation générale est sans mystère : une constitution se substitue à des traités – un seuil au moins symbolique est franchi -, cette constitution définit une citoyenneté européenne, ouvre la voie à une extension des compétences de l'Union, institue un ministre européen des Affaires étrangères, fait de la majorité qualifiée la règle, etc. Bref, il s'agit d'une étape sur la voie de l'unité politique de l'Europe, c'est-à-dire de la formation d'un État européen (de forme plus centralisée que fédérale). Le principe directeur donné dans le préambule est celui d'une union " sans cesse plus étroite " entre les peuples de l'Europe.

Tout cela est bel est bon, mais cela ne peut pas marcher et cela ne marchera pas. L'entreprise consiste à déposséder des corps politiques existants au profit d'un corps politique qui est censé advenir mais qui n'a à peu près aucune chance de prendre forme. Si rien ne vient enrayer le " processus ", notre avenir est de devenir membre d'un corps politique inconsistant.

Je passe sur les déséquilibres institutionnels – un exécutif à deux têtes, un semi régime d'assemblée, des compétences imbriquées – qui promettent intrigues, criailleries et blocages. L'essentiel est ailleurs. Cela ne marchera pas pour une raison qui crève les yeux : l'Europe en question est trop nombreuse, trop composite, trop divisée pour forger une nouvelle communauté politique. La contradiction est éclatante entre le projet politique européen et cet élargissement dont on ne voit pas la fin.

Pour donner naissance à un nouveau corps politique de forme démocratique par voie d'union, il faut d'abord et avant tout que les peuples le veuillent (1). Il faut que les peuples veuillent vivre politiquement ensemble, qu'ils s'accordent pour former un nouveau demos. Le lien politique est un lien d'élection : il distingue nous et les autres. Le propre du nous démocratique peut s'exprimer ainsi : nous sommes sur le même bateau, nous décidons ensemble de la route à suivre, la majorité tranche.

Agréger ou fédérer plusieurs nations en une nouvelle communauté politique implique donc que le nous (les concitoyens, le territoire) change de nature. Voici quelques conséquences pratiques : désormais je dois considérer que tel ministre est mon ministre même s'il ne parle pas ma langue et que je ne parle pas la sienne, désormais je dois accepter que d'autres traditions que celles qui me sont familières deviennent partie prenante de l'action politique, désormais je dois me plier à une loi de la majorité où il peut se faire que des étrangers d'hier décident pour moi. La règle majoritaire a un prix : l'acceptation par la minorité des décisions prises par les représentants de ses adversaires. Il faut des liens solides pour que les choses se passent bien ou alors il faut que la politique perde du terrain.

L'expérience l'a confirmé mille fois. La démocratie libérale exige des conditions préalables dont la première est ce vouloir vivre ensemble qui ne va pas de soi. Regardez ce qui se passe au Kosovo ou en Afghanistan. Demandez aux Québécois, aux Chypriotes, aux Flamands et aux Wallons, aux Tchèques et aux Slovaques, aux Croates et aux Serbes, aux ethnies de Côte d'Ivoire...

Or de quoi s'agit-il ici ? Il ne s'agit pas d'unir politiquement deux nations telles la France et l'Allemagne, ou même les six pays de l'ancienne CEE. L'ambition est sans commune mesure. Le nombre n'est guère parlant, voici la liste des partants : la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, le Royaume Uni, le Danemark, l'Irlande, la Grèce, l'Espagne, le Portugal, l'Autriche, la Suède, la Finlande. C'est beaucoup. Pardon, j'oubliais les derniers arrivants : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovénie, la Slovaquie, la Lettonie, la Lituanie, l'Estonie, Malte, Chypre. Suivront, en principe en 2007, la Bulgarie et la Roumanie, et, comme on sait, la liste n'est pas close.

Que deviendra la démocratie au sein de ce conglomérat ? Il est plus que probable que la citoyenneté européenne sera une citoyenneté faible et que la capacité des hommes à orienter leur destin commun y perdra. Le self-government se réduira aux jeux internes d'une machinerie compliquée et opaque vouée aux pressions et compromis, à la passion réglementaire au service du grand marché, et à l'absence de toute grande politique. Le nouveau corps politique sera un corps politique de seconde zone.

Il sera en particulier une puissance internationale de seconde zone. L'union fait la force, dit-on. C'est selon. Ici c'est le contraire. L'unité dans le désaccord signifie l'inaction. L'Europe puissance est une fiction pour une raison simple : nos " partenaires " n'en veulent pas. L'Allemagne pense l'Europe future comme une grande Suisse ; l'Italie, le Danemark, le Portugal, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, etc. (une majorité qualifiée dans l'Europe des vingt-cinq) se règlent sur Washington ; certains d'entre eux voient dans l'Europe le moyen d'en finir avec la vieille prépondérance de la France et de l'Allemagne. En un sens, la nation la plus proche de la France est l'Angleterre : parce qu'elle a également une grande histoire et parce qu'elle ne veut pas abdiquer. Mais, aussitôt que le vent se lève, l'Angleterre choisit le grand large. Il s'ensuit que la nouvelle Europe ne saurait en tant que telle exercer de vraies responsabilités internationales. L'unité ne peut être que factice sous forme d'impuissance politique.

2/ Par delà cette entreprise de carton-pâte, ce qui est en marche, c'est tout autre chose que la " construction " de l'Europe.

D'autres membres vont arriver. L'Europe se refuse à fixer ses frontières. La constitution proposée a cette caractéristique étonnante : le territoire sur lequel elle doit s'appliquer n'est pas défini. Où sont les limites ? Le président Giscard d'Estaing a eu le cran de dire son hostilité à l'entrée de la Turquie. Mais la machine est en marche et, si l'Europe va jusqu'à la frontière de l'Irak, pourquoi s'arrêter là ? La constitution ne donne pas les moyens de fixer des bornes. Qu'est-ce qu'être européen ? Viennent les platitudes d'usage sur l'égalité, le pluralisme, la tolérance. Voilà à quoi se résume l'héritage de l'Europe. À ce titre Taiwan peut se dire européen. L'Europe des droits de l'homme qui a tant la cote aujourd'hui est un tout autre projet que les États-Unis d'Europe, elle est potentiellement ouverte à toutes les nations. Il s'ensuit qu'elle n'est pas appelée à former une grande nation, elle est appelée à donner congé à la nation. Les " valeurs " par lesquelles elle se définit doivent être le commun dénominateur de la société civile mondiale en formation, réglée par des juges et des experts. L'humanité post-nationale est à l'horizon. Au bout du compte, l'avenir de l'Europe, ce n'est pas sa construction, c'est sa disparition.

Bien entendu, l'Europe du grand marché donne la main à cette entreprise. Elle est un " espace ", c'est-à-dire un lieu sans âme, voué à s'ouvrir à tous les vents. L'Europe de Bruxelles s'engage résolument sur le chemin de la mondialisation. " Notre génération, écrit le commissaire Pascal Lamy, est pour la première fois confrontée à une tâche sans précédent : concevoir et construire un système économique véritablement universel ", doté d'instances de " gouvernance globale " chargées de la régulation du marché (2). L'Europe du marché comme l'Europe des droits de l'homme n'est qu'une étape, celle qui justifie de défaire les nations européennes. Les peuples sont-ils d'accord pour se dissoudre en individus ? La question n'est pas posée. La paix et la prospérité sont au bout du chemin, que demander d'autre ?

La réserve est celle-ci : ces hommes d'avant-garde qui veulent faire notre bonheur sans nous demander notre avis ne travaillent que de la tête. Ils ne savent pas ce qu'est un homme, je veux dire un homme en chair et en os, ils le réduisent à un sujet de droit ou à un acteur économique. Vivre humainement, c'est vivre en compagnie, non pas sur la base du calcul mais sur la base de l'attachement. C'est aussi participer à l'œuvre commune où chacun se déprend de lui-même. Seuls des liens forts peuvent nourrir le cœur de l'homme. Si le nous s'efface, les liens se détendent. Le monde qu'on nous promet, régi pas l'intérêt et les droits, est un monde de plaisirs solitaires. On risque d'y mourir de froid.

Et puis, il y a une part d'angélisme. Si les activistes de l'Europe post-nationale peuvent œuvrer en toute quiétude en vue de nous faire sortir de la politique, c'est parce que les États-Unis restent bien ancrés dans l'histoire, celle où il y a des amis et des ennemis. La paix et la sécurité ne sont pas établies sur cette planète. Il y a dans cette entreprise quelque chose comme une abdication.

Que faire ? Ce qui presse est de donner un coup d'arrêt. L'Europe en marche est une lourde machine qui avance inexorablement. Le chemin pris est déraisonnable. Il est urgent de repenser l'Europe et, pour cela, de prendre le temps. Les activistes nous font le coup du sens de l'histoire et dans le même temps ils prêchent la précipitation.

Dans cette perspective, la pari le plus raisonnable est sans doute celui-ci : ouvrir une crise. De Gaulle aurait su. Le président Chirac ne semble guère disposé. Mais dans quelque temps, il y a toutes chances que se pose le problème de l'approbation de la constitution européenne. Les hommes d'en haut seront tentés de se passer de l'accord du peuple. Ils n'oseront pas, je pense. Ils feront pression. Mais les jeux ne sont pas faits.

Philippe Bénéton est professeur à la Faculté de droit de Rennes, membre du conseil éditorial de la revue Liberté politique. Des extraits de cet article ont paru dans le Figaro du 13 octobre 2003.

Notes

(1) Voir les pénétrantes analyses de Pierre Manent dans son Cours familier de philosophie politique (Paris, Fayard, 2003), en particulier le ch. VI.

(2) " Pour une vision européenne de la mondialisation ", Commentaire, 102, été 2003, p. 275.

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