Privatisation de la SNCM : l'heure des comptes
Article rédigé par François de Lacoste Lareymondie, le 21 octobre 2005

Qui a gagné, qui a perdu ? Les perdants sont aisément identifiables et nombreux : la SNCM évidemment, et la CGT locale sans aucun doute ; mais aussi l'État et probablement le repreneur ; la collectivité corse peut-être... Quant à l'existence d'un gagnant, cela reste à voir.

1/ La SNCM est agonisante.

Tout la procédure s'est déroulée sans elle ; sa direction générale a été tenue à l'écart des négociations, d'abord sur le choix du repreneur, ensuite pendant la grève, enfin sur les conditions de sortie.

Comme d'habitude, puisqu'elle n'a jamais eu prise sur rien : ni sur le choix de ses navires, à construire en France quels que soient les prix et les capacités des chantiers ; ni sur les modalités de leur armement avec des équipages toujours surdimensionnés ; ni sur l'application, toujours abandonnée, des plans successifs de redressement ; ni même sur les activités de certains de ses salariés, fermant délibérément les yeux sur un détournement des fonds provenant des ventes à bord des navires, un racket à l'encontre d'une filiale d'approvisionnement, voire des trafics au profit des nationalistes clandestins, que de récentes enquêtes commencent à révéler.

Le mécanisme était toujours le même : les syndicats la court-circuitaient systématiquement en s'adressant directement au ministre de tutelle, en pratiquant un terrorisme qui n'était pas seulement intellectuel, et en jouant du chantage à la grève et au blocages des ports pour obtenir ce qu'ils voulaient. Au demeurant, l'État s'y prêtait avec complaisance (problème Corse oblige !) après avoir décrédibilisé les présidents successifs qui ont valsé au rythme de 6 en 12 ans.

Plus grave : les comptes de l'exercice 2004 n'ont été certifiés par les commissaires aux comptes qu'au prix d'une réserve qui déclare explicitement que "la continuité de l'exploitation ne serait plus assurée de façon certaine" en cas de non-renouvellement de leurs concours par les banques ou en cas d'absence de recapitalisation. Et ce sont encore eux, non la direction générale, précisément parce l'objet de leur crainte était en train de se concrétiser avec le blocage de la privatisation, qui n'ont eu d'autre recours que d'exiger la convocation du conseil d'administration du 15 octobre pour mettre chacun en face de ses responsabilités, celle d'un dépôt de bilan qui devenait inéluctable !

On comprend pourquoi, alors que la privatisation n'est pas encore faite, le futur actionnaire a déjà virtuellement "viré" l'équipe dirigeante pour se saisir des manettes. Mais que va-t-il trouver dans l'entreprise ? Pas grand-chose : les navires modernes, ceux qui ont de la valeur, sont mal adaptés au trafic ; en outre ils sont détenus ou gagés par les banques ; les filiales profitables sont vendues ; le fonds de commerce est en chute libre ; l'exploitation est de 30 à 50% plus chère que celle des concurrents ; les finances sont exsangues ; et le renouvellement de la délégation de service public fortement compromis...

2/ L'État n'est pas tiré d'affaire, loin s'en faut.

Après avoir géré l'entreprise en commandite de fait depuis des années et ne pouvant aller plus loin, le gouvernement avait espéré la privatiser en catimini, à la fin de l'été, pour se défausser des mesures de redressement sur un repreneur tout en lui garantissant leur financement. C'est pour cela qu'il a tenté de conduire de la procédure localement, sous la responsabilité du préfet de région, contrairement à toute logique et à tout bon sens. Le préfet a donc joué le rôle qu'on lui avait confié alors que les ministres normalement en charge se sont lâchement défilés ; jusqu'au moment où le mécanisme de contournement a de nouveau fonctionné, plaçant cette fois-ci le Premier ministre sur le devant de la scène, sans marge de manœuvre. Moyennant quoi, l'État a échoué sur ses deux objectifs essentiels.

D'abord, il reste engagé puisqu'il va garder 25% du capital et la présidence du conseil de surveillance de l'entreprise : il sera donc impliqué dans les restructurations ultérieures, alors qu'il n'aura plus directement la main. Impliqué, il le sera d'autant plus qu'après avoir retenu un premier candidat (avec des motivations qui ne sont pas claires) qui s'était associé à un opérateur maritime marseillais pourtant reconnu, il a ensuite imposé à celui-ci un tandem avec un autre opérateur dont la culture et le mode de fonctionnement sont très différents : on peut douter de la durabilité du nouvel attelage.

Ensuite, il n'échappera pas à la pression bruxelloise. La décision de la Commission Européenne qui avait autorisé l'aide de 76 millions d'euros accordée en 2003 a fait l'objet d'un recours en annulation auprès de la Cour de Justice de la part de " Corsica Ferries ", principal concurrent de la SNCM, lequel a obtenu gain de cause. L'État doit donc recommencer la procédure. Or cette aide à la restructuration n'a pas été utilisée conformément à son objet, mais seulement à combler les déficits. Il se trouve donc dans une posture inconfortable, avec la menace, sérieuse, non seulement de devoir se faire rembourser les fonds versés, mais encore de ne pas pouvoir faire approuver par la Commission la recapitalisation massive (113 millions d'euros) promise au repreneur.

3/ Les nationalistes corses ont failli gagner.

Si le blocage de la privatisation constituait initialement un objectif en soi pour le Syndicat des Travailleurs Corses, un autre s'y est très vite substitué.

Il est notoire en effet que les nationalistes veulent récupérer la totale maîtrise de la continuité territoriale, du moins dans sa composante maritime. Avec la loi Joxe du 13 mai 1991, la Collectivité territoriale de Corse s'est substituée à l'État pour la définition de ses grandes orientations et les modalités de sa gestion (mais non son coût qui reste évidemment à charge de l'État) ; c'est aussi elle qui désigne les entreprises attributaires de la délégation de service public. En 2000, elle avait déjà tenté de susciter une " entreprise maritime régionale " (on devine ce que cela signifie) à cette fin ; mais elle avait dû y renoncer en raison d'une part du refus opposé par la Commission européenne au projet de cahier des charges, non conforme au droit communautaire, et d'autre part de la présence encore massive de la SNCM à laquelle l'État ne pouvait pas renoncer.

La perspective du dépôt de bilan a complètement changé la donne. En effet, une concession de service public est résiliée de plein droit en pareil cas. Acculée à ce sort, la SNCM sortait du jeu tandis que la collectivité de Corse, placée sous haute surveillance par les nationalistes, n'aurait plus eu qu'à relancer un appel d'offres et monter la " compagnie régionale ", sans être entravée cette fois-ci : comme par enchantement, les capitaux nécessaires seraient apparus. D'où une surenchère sans vergogne pour rendre la cessation des paiements inéluctable à partir du moment où elle se profilait sérieusement à l'horizon, surenchère dont les autres protagonistes n'ont pas vu immédiatement la signification.

4/ La CGT a clairement subi une défaite.

D'abord à Marseille où l'archaïsme, l'aveuglement, la brutalité et le népotisme avéré de ses représentants se sont donnés libre cours au prix d'une totale irresponsabilité ; jusqu'au moment où les salariés, prenant tardivement conscience du risque suicidaire que le syndicat leur faisait courir, ont accepté de s'en désolidariser. Pour la CGT marseillaise, la défaite est totale puisqu'elle a été désavouée par plus de 80% des salariés et qu'elle a même dû avaler la couleuvre sans précédent du non-paiement des jours de grève. Elle va sans doute devoir affronter maintenant les investigations de la justice sur un certain nombre de pratiques frauduleuses que le repreneur ne peut plus laisser courir sans risque pénal pour lui-même.

La confédération n'en sort pas non plus indemne : certes, le Premier ministre s'est efforcé de lui sauver la face. Mais les dirigeants de la CGT ont dû imposer subitement à leurs troupes un virage auquel elles n'étaient pas préparées et qui laissera des traces. En outre, elle s'est trouvée seule à l'assumer politiquement dès lors que le gouvernement était lui-même pris dans la nasse du dépôt de bilan. Quant à savoir si elle a obtenu d'autres compensations, ce n'est pas impossible : on le verra à l'usage.

Ceci dit, elle n'a peut-être pas tout perdu puisque grâce aux aménagements du dispositif de privatisation : l'État n'est pas complètement sorti du jeu et reste vulnérable aux pressions syndicales.

Beaucoup de dégâts donc.

Le seul protagoniste qui, aujourd'hui, peut espérer en tirer profit, c'est évidemment Corsica Ferries dont chacun a noté la discrétion et la vigilance tout au long de cette affaire. Il dispose désormais de tous les atouts : des navires modernes et bien adaptés à la desserte de la Corse ; une clientèle qu'il a su capter par une politique commerciale intelligente et efficace ; une part de marché qui le place en tête ; une exploitation apparemment profitable ; et de solides amitiés nouées en Corse, par les moyens appropriés. Ne doutons pas qu'il continuera également d'actionner le levier bruxellois avec succès. On jugera de sa réussite lors du renouvellement de la délégation de service public en 2006, auquel il s'est déjà préparé en se construisant une image d'efficacité et en se dotant d'un dossier solide.

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