Prison pour enfants (V). Visite au bout de l'horreur, et de la vérité
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 04 avril 2003

Jeudi. Ce jour restera longtemps grave dans ma mémoire. Sœur Edith nous annonce une soirée dans les rues de Manille. Ce sera pour moi la deuxième fois.

La visite aux enfants des rues est l'une des activités principales des religieuses.

Elles y retrouvent les jeunes qu'elles ont aidés, ceux qui ont changé, puis qui sont retombés, repartis dans les rues dont il est si difficile de les arracher. Des hauts, des bas, qui se succèdent, qui se répètent, et puis toujours pardonner, recommencer, reconstruire pour que souvent, en un instant, tout s'évapore... et là, même s'il s'agit de la cinquième, de la dixième rechute, ne pas perdre patience, retourner dans la rue.

Je quitte le foyer vers 18 heures avec Jean. Nous prenons un Jeepney pour Recto, le rendez-vous est donné sur l'Underpass à 19 heures, nous sommes presque en avance, Julius nous attend déjà.

Nous sommes dans l'un des " quartiers chauds " de Manille, les rues grouillent de passants, des amplis gigantesques crachent des airs de techno devant les vitrines des magasins. Les néons multicolores des sex-shop et des bars à prostituées agressent les regards.

Il fait nuit, la pollution monte, un épaisse fumée voilent les cônes de lumière orange des vieux lampadaires. La foule se répand sur les trottoirs, envahit les rues, bloque les voitures, camions, tricycles qui se vengent en faisant hurler leurs klaxons. À nos côtés, un couple assis devant son "magasin", un petit chariot monté sur trois roues de bois. Sœur Edith nous rejoint avec le père Sebastien, un prêtre français. Nous nous engouffrons dans de petites ruelles silencieuses, siège de la misère tranquille de la ville.

Voici Alex, il a cinquante ans, en paraît 80, le visage ravagé par les rides et la tuberculose, la peau, le mouvement lent mais l'œil vif. Penché sur son chariot rempli de vieux papiers ramassés dans le quartier, il s'obstine à refuser les soins que Sr Édith lui propose sans se lasser, mais il accepte la bénédiction du père.

L'unique lampadaire de la rue grésille une dernière fois avant de s'éteindre, la rue prend des allures terrifiantes. Nous nous engageons dans un passage souterrain, galerie marchande le jour, refuge de prédilection des enfants la nuit. Ce soir, le passage est vide. Sr Edith nous conduit chez les policiers du quartier. Le poste est une petite baraque peinte en blanc et bleu. Ici, les fonctionnaires de police sont des geôliers. Derrière une petite porte, deux cellules... deux cages. Trois mètres sur trois, quatre mètres de haut. Dans la première, vingt-cinq hommes, trois enfants. Sur le grillage supérieur, des T-shirt déchirés servent de hamacs ; par terre des cartons et des hommes.

Je ne suis pas au bout de l'horreur, les bas-fonds sont plus loin. Manila City Jail. T-shirt blanc, pantalon de toile, le Frère Shin est l'aumônier de la prison. Il nous accueille avec le sourire dans la petite pièce qui lui sert de bureau. Une vieille Remington évoque l'atmosphère des gendarmeries de campagne. Sur les murs, un poster du Christ à moto : " Godspeeeed ! " Dans un coin, la Sainte-Famille sous le globe de verre à nuage de neige intégrée. prison. Après une petite demi-heure de discussion, le Père nous conduit dans une sorte de petite place, irréelle, le décor d'un film que l'on n'a jamais osé projeter. Éclairage lunaire à la Hitchkock, pas une zone d'ombres ... Le film est en noir et blanc.

À droite, un bâtiment en béton blanc ; en face, une baraque en bambou ; autour, grillages et barbelés... beaucoup de barbelés, en rouleau, tressés, tendus, sac à nœuds invraisemblables. Nous voici dans le village des hommes, femmes et enfants " in conflict with the law ". Ils sont 4000 dans une prison prévue pour 1500 détenus.

À notre passage, les yeux se lèvent, les mains se tendent, des sourires. L'aumônier nous explique que les prisonniers n'ont pas été séparés en fonction de leur crime ou de leur âge comme on le ferait en France, mais en fonction du gang auquel ils appartiennent. Les " gangs " sont des sortes de mafias de quartier qui recrutent à tous âges, les enfants y trouvent la famille qui leur manque, et le riz quotidien, salaire du viol ou la prostitution.

Les membres du gang se reconnaissent à leur tatouage : un point d'interrogation pour les Spoutniks, trois points pour Bahala Na, etc. C'est pour éviter les massacres, que les gangs sont regroupés au sein de la prison... Nous sommes dans la zone des Spoutniks. Sur un grand terre-plein goudronné, végète une foule de miséreux où prospèrent marchands de cigarettes et prostituées. Entré dans le bâtiment qui sert de toit à ces misérables, j'ai un choc. La Cour des miracles s'étend devant moi, ils sont des centaines, assis ou couchés les uns contre les autres, vision irréelle, apocalyptique. Imaginez un immense hangar couvert d'une nappe de béton, éclairé par des néons suspendus à la charpente métallique. Cinq cents hommes sales, en guenilles, les cheveux hirsutes, les traits tirés, sans âge.

Parmi eux, les plus jeunes sans doute ont le regard dur et fermé, mais suppliants. De ces corps étalés comme de la chair sans vie, les yeux semblent se réveiller sur notre passage, une excitation éphémère passe, les mains se tendent, pour être prises, serrées, rassurées. Je n'oublierai jamais cette première rencontre, je n'expliquerai jamais ce que j'ai pu ressentir dans cette misère : derrière l'horreur, une forme de beauté inexplicable qui m'a rendu bouleversé mais heureux.

Cette émotion silencieuse et sans nom, c'est peut-être la joie simple de l'humilité. La vérité de la souffrance d'autrui rend vrai. Ne plus essayer de paraître, être ce que l'on est. Ne pas chercher à tout changer, ce serait vain. Être simple et patient. Je songe aux Pères du désert, chaque mouvement d'orgueil pour changer le monde se solde toujours par la tentation du désespoir. Comment ne pas ce sentir tout petit devant ceux qui supportent la misère, l'humiliation et la violence sans renoncer à vivre ?

Mabuhay ! Magkita tayo namaya.

À la semaine prochaine,

Charles

Pour m'écrire :

charles_raudot@yahoo.com

Adresse postale :

Friendship Home

Amigonian Brothers

# 2339 Espiritu Street

Malate

1004 Manila

Philippines

Pour m'aider, envoyer vos dons à :

Enfants du Mékong

5 rue de la Comète, 92600 Asnières

edmasn@enfantsdumekong.com

Tél. : 01 47 91 00 84 - Fax : 01 47 33 40 44

> Réagissez ! Envoyez votre avis à Décryptage

>