Article rédigé par La Fondation de service politique, le 21 mars 2003
Mercredi, nous avons pu pour la première fois organiser une grande visite médicale, grâce à l'aide d'une sœur infirmière qui vient d'arriver de France. Les gardes nous ouvrent les portes à 9 heures.
Nous nous installons dans le réfectoire, faute de pouvoir disposer de la belle infirmerie aménagée à grands frais il y a quatre ans par deux grosses ONG.
Les médicaments manquent (revendus ?) mais tout le matériel est là, ordinateur, table d'examen, fauteuil électrique inclinable, armoires, ustensiles chirurgicaux divers, deux ventilateurs en parfait état de marche, pèse-personne, lavabo, etc. Le centre de ce luxueux cabinet inaccessible, c'est le fauteuil de Madame le docteur en chef, responsable médical des deux cents enfants. Madame le docteur occupe son fauteuil avec la suffisance de sa charge. Madame le docteur ne soigne pas, elle trône. Sa porte est grande ouverte mais son cabinet est vide.
Dans le réfectoire, un seul néon fonctionne. Il nous faudra plus d'une demi heure pour dénicher les deux seaux qui nous serviront pour nous laver les mains. Les vingt-neuf enfants de la cellule numero 1 sont transférés dans la cour intérieure, les pieds dans l'eau de l'orage de la veille.
Sœur Marie-Madeleine conduit l'examen du premier prisonnier. Diagnostic : la gale. La gale, petit acarien qui creuse ses galeries dans l'épiderme et qui provoque des démangeaisons à faire pâlir d'horreur un moustique ; or, quand on n'a rien à faire, ni à penser, on gratte, on se gratte longtemps, on se gratte pour s'occuper, pour se soulager, on se gratte jusqu'au sang. Des enfants d'une douzaine d'année, beaux comme on peut l'être à cet âge innocent, nous présentent, le regard honteux et suppliant, leurs jambes et leurs bras dévorés. Cette peau jeune et vierge rongée par la vermine, creusée par des abcès gonflés de pus. Trois heures durant, nous avons lavé, désinfecté, incisé, sachant que sans traitement de choc global, la gale reviendrait...
Ai-je le droit de vous décrire cela ? Cette misère qui choque, brutalement. Ce que j'écris est vrai, sans exagération. Qu'en retiendrez-vous, je ne sais. Mais ces mots ne sont rien ! Des détails, choquants, sordides, mais ce n'est rien ! Rien à côte de la volonté des sœurs, rien à côté du travail des quelques assistants sociaux, rien à côté de l'amour et de la confiance de nos petits miséreux, rien à côté de l'espérance qu'ils portent en chacun d'eux.
Ce soir encore je reviendrai au foyer, la tête pleine d'idées, d'émotions nouvelles, de sentiments plus ou moins clairs, fatigué et heureux.
Jeudi. L'air est plus frais que d'habitude ce matin, il a plu toute la nuit, l'orage a été particulièrement violent et de nombreux quartiers ont été privés d'électricité pendant plusieurs heures. Le macadam des rues est recouvert d'une couche de boue sur laquelle patinent les pneus lisses des jeepneys. Des cadavres de chats et de rats jonchent la route. Partout, des familles entières armées de seaux vident patiemment leurs maisons des centaines de litres d'eau tombée du ciel, manège immuable pour des générations de Philippins, auquel chacun semble participer comme à une sorte de rite de soumission au forces de la nature.
Aujourd'hui nous nous rendons au tribunal pour assister à l'audience de trois des garçons du MYRC. L'intérieur du City Hall est sale et mal entretenu. Nous attendons dans un long couloir crasseux, où familles, policiers et prisonniers se disputent les quelques bancs disponibles. Des marchands ambulants nous proposent boissons et cigarettes. Des enfants courent, jouent à cache-cache entre les jambes de policiers déguisés en GI's américains. Les plus petits pleurent, il fait trop chaud.
Après une heure d'attente, nous entrons dans la salle d'audience. L'atmosphère est irrespirable. Madame le juge entre, l'air sévère. Ryan passe le premier. Cela fait un an et quatre mois qu'il est au MYRC. Dis-sept ans, maigre, pâle, le regard vide, un duvet trop long lui couvre la lèvre supérieure, ses bras, épais comme des allumettes, pendent le long du buste. Il a été arrêté pour vol — nous n'en saurons pas plus, le plaignant est absent. La peine maximum encourue est de un an et trois mois. L'avocat demande à Ryan de plaider coupable pour éviter des complications juridiques. Il est libéré. Nous assisterons trois fois de suite à cette triste comédie, comédie dont on pourrait presque rire si la vie des enfants n'était pas en jeu. Certains sont totalement innocents (en tout cas de ce qu'on leur reproche).
Nino est en prison depuis plus d'un an. Le procureur agite fièrement sous le nez du juge la pièce à conviction : un minuscule bracelet en métal argenté. Nino le portait au poignet lors de son arrestation, c'était un cadeau. D'ailleurs aucune plainte n'a été déposée. Pourtant, comme les autres, il plaidera coupable afin d'éviter le sable mouvant des procédures judiciaires. Il sera libre dans un mois.
Mabuhay ! Magkita tayo namaya.
À la semaine prochaine,
Charles
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