Article rédigé par Roland Hureaux, le 26 novembre 2010
Depuis trente ans, des experts autoproclamés proposent de résoudre les difficultés des finances publiques par ce que Bercy, promoteur infatigable de l'idée, désigne comme un meilleur ciblage des prestations sociales. Alain Minc avait appelé cela d'un joli nom : il fallait, disait-il, substituer l'équité à l'égalité.
S'agissant de l'assurance maladie, on dira qu'il faut distinguer la partie assurancielle (éventuellement privatisable) de la partie solidarité, qui doit, elle, rester à la charge de l'État.
L'antienne est toujours la même : il faut, dit-on, réserver les prestations sociales de tous ordres à ceux qui en ont vraiment besoin , et qui se trouvent au bas de l'échelle.
Applications pratiques : augmenter (beaucoup) les droits d'inscription à l'université et distribuer (un peu) plus de bourses, exclure des logements sociaux ceux qui ne sont plus tout à fait au minimum de revenu, mettre sous conditions de ressources les allocations familiales, vieille proposition ressortie récemment du grenier par Jacques Attali.
Mais chaque fois que les gouvernements français ont écouté ce genre d'augure, ils se sont cassé les dents : les émeutes étudiantes de 1987 coûtèrent sa réélection à Chirac ; la révolte contre le plan Juppé de 1995, qui déjà prévoyait de réserver la politique familiale aux seuls nécessiteux n'est pas étrangère au fiasco de 1997. Jospin dut vite renoncer, lui aussi, à plafonner les allocations familiales. Le mouvement social de septembre 2010 n'aurait lui-même pas eu tant d'écho si, derrière une réforme légitime des retraites, on n'avait entendu la petite musique des retraites par capitalisation qui procèdent du même principe que le ciblage .
Ces échecs répétés n'empêchent pourtant pas une pléiade de conseillers du prince, tenus pour des crânes d'oeuf , de répéter mécaniquement, année après année, ce genre de proposition, les dits conseillers ayant en commun de ne s'être jamais présentés à une élection !
Pourtant, si le ciblage rencontre tant de résistances, la première chose à faire serait de se demander pourquoi. La première raison est que la classe moyenne , celle qui paye de plus en plus d'impôts en ne bénéficiant pas du bouclier fiscal et des niches de luxe, est dans notre pays si lourdement imposée qu' elle ressent mal d'être privée de toute contrepartie, alors même que c'est sur elle et non les vraies grandes fortunes que l'on tire les chèques destinées à limiter les effets d'une pauvreté qui s'étend.
Les promoteurs les plus ardents du ciblage sont presque tous, ce n'est pas un hasard, d'ardents partisans de la mondialisation, principale cause de cette pauvreté. La classe moyenne n'en profite guère. Elle prend mal qu'on lui en fasse seule payer le prix. Comment s'en étonner ?
La colère des travailleurs pauvres
La seconde raison de ces échecs est que l'argent a toujours valeur de symbole : en réservant le bénéfice de certaines prestations à ceux qui sont bas de l'échelle, on en fait un symbole social négatif, un facteur de marginalisation. Ainsi, la loi Boutin qui exclut les revenus moyens des HLM achèvera de transformer les cités en ghettos.
S'agissant des prestations familiales, on oublie que la logique sociale n'est qu'un volet de la question : la solidarité de ceux qui n'ont pas charge d'enfants avec ceux qui en ont, et sont donc les seuls à préparer les retraites de demain, est une question de justice élémentaire. Quel que soit le niveau social, comment peut-on mutualiser, au travers des régimes de retraite, la charge du troisième âge et pas, au moins en partie, celle du premier, sachant que ceux qui ont charge d'enfants sont encore jeunes et que ceux qui, dans notre société, sont vraiment très riches ne le sont généralement plus ?
Le risque de marginaliser un peu plus ceux qui cumulent les prestations est aggravé quand le clivage social se superpose, comme c'est le cas dans nos banlieues, au clivage ethnique. Dire que les principaux bénéficiaires du ciblage seront les immigrés, ce n'est nullement, comme le suggère Luc Ferry, parler comme le Front national (un argument qui ne veut plus rien dire aujourd'hui sinon : Je suis à court d'arguments ! ), c'est tenter au contraire de désamorcer un des ressorts les plus puissants du vote extrémiste.
La question s'étend bien au-delà de la classe moyenne : la colère des travailleurs pauvres vis-à-vis des assistés est aujourd'hui un fait avéré. Tenant une réunion électorale dans un appartement, l'auteur de ces lignes y rencontra trois maçons marocains. Quel était leur souci ? Le racisme, la politique migratoire ? Point du tout. Ils ne sortirent de leur silence que pour dénoncer avec véhémence les gens de la cité qui ne travaillaient pas et qui, grâce aux aides sociales, gagnaient plus qu'eux.
Le candidat Sarkozy avait parfaitement perçu cela quand il lança le slogan Travailler plus pour gagner plus . Mais quelle en fut la suite ? Loin d'oublier la question sociale, la droite en rajouté une couche avec le RSA, pure création technocratique, elle aussi, dont Michel Godet, économiste de gauche, avait pourtant prédit l'inefficacité.
Il faut bien trouver des économies, dira-t-on. Mais pourquoi s'attaquer à des politiques sociales ou familiales anciennes sans se demander pourquoi la France pourtant beaucoup moins riche de l'après-guerre, pouvait les supporter ?
Si l'État est aujourd'hui en grande difficulté, les raisons en sont autres. La malgouvernance, l'incompétence, l'inflation incontrôlée de la sphère publique, y compris locale, en sont la cause. Et même, en bien des cas, les fausses bonnes idées de type technocratique, rationnelles mais non raisonnables , comme le ciblage .
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