Article rédigé par Roland Hureaux*, le 19 novembre 2011
Le jour, sans doute proche, où l'euro aura explosé, on se demandera longtemps comment, pendant presque une génération, l'immense majorité de la classe dirigeante des pays d'Europe de l'Ouest – Royaume Uni excepté - a pu croire dur comme du fer que la monnaie unique européenne pouvait réussir !
Dès le départ, plusieurs prix Nobel d'économie, dont le français Maurice Allais, avaient averti que cette entreprise ne durerait pas plus de dix ans. De nombreux économistes, des deux côtés du Rhin, avaient donné le même avertissement.
On ne reviendra pas sur les raisons qui plombaient dès le départ une telle entreprise. Dire que l'Europe n'est pas une zone monétaire optimale est un résumé un peu abscons, réservé aux spécialistes. Il est plus précis de rappeler que, aussi longtemps que les populations européennes n'auront pas été brassées, la propension à l'inflation n'est pas la même dans les différents pays d'Europe, comme l'a montré l'histoire économique du demi-siècle précédent. Mais il faut compléter le raisonnement : les prix évoluant de manière divergentes, les balances commerciales entre les pays à forte inflation et ceux à faible inflation (essentiellement l'Allemagne) ne pouvaient que se déséquilibrer de plus en plus, et cela indéfiniment, le mécanisme correcteur de changements de parité monétaires ne jouant plus.
A cela, les plus lucides des partisans de l'euro répondaient que la monnaie unique était une entreprise volontariste, qu'en plongeant les différents pays dans la piscine de la monnaie unique, on les obligerait à s'adapter, comme les baigneurs débutants sont obligés d'apprendre à nager ; les comportements entre les pays s'harmoniseraient ; en outre les gouvernements prendraient conscience de la nécessité de se doter, pour réussir l'expérience, d'un vrai gouvernement économique, comportant des transferts budgétaires importants des forts aux faibles.
Comme il était prévisible, rien de tout cela n'est arrivé : la mobilité entre les pays d'Europe n'existe presque plus (il faudrait voir si l'appel, plus facile , à la main d'œuvre immigrée extra-européenne n'en est pas une des causes ) , la solidarité budgétaire européenne est peu de choses à côté de celle qui existe par exemple entre la France métropolitaine et son outre-mer ou, en Allemagne, entre les länder de l'ouest et ceux de l'est. Or plus un espace économique est hétérogène, plus cette solidarité doit être forte : Rousseau disait justement que plus le royaume était étendu, plus il devait être centralisé. Pour que l'expérience de l'euro marche, ce n'est pas autant de solidarité et de centralisation que dans les Etats nationaux qu'il fallait, mais encore plus !
Pourquoi donc tant d'illusions ? Pourquoi la quasi-totalité de l'oligarchie française et allemande - et du reste de l'Europe à l'exception des Britanniques - s'est-elle aveuglée au point de penser, contre l'avis de la quasi-totalité des prix Nobel d'économie, que l'entreprise avait une chance de réussite ? Au point de manifester une intolérance inouïe à l'égard de ceux qui ne le pensaient pas.
C'est sans doute la question que l'on se posera dans vingt ans, dans trente ans, quand les historiens se pencheront sur cette période et essayeront d'en faire le bilan, quand ils chercheront en particulier à expliquer le grave traumatisme qui résultera de l'explosion de l'euro (traumatisme que l'on aurait pu éviter si on ne s'était pas lancé dans cette aventure sans issue).
Connaissance superficielle de l'économie
La première condition de cette illusion est l'ignorance, spécialement en France, de mécanismes fondamentaux de l'économie. A la différence des pays anglo-saxons, très peu de gens, en dehors des économistes de profession, connaissent ces mécanismes, par exemple le fait basique qu'une hausse excessive des prix intérieurs par rapport aux pays voisins crée un déficit presque irréversible, de la balance des paiements : ce déficit est généralement confondu avec le déficit des finances publiques sans que la presse fasse grand-chose pour éclaircir les idées. A partir de l‘exemple allemand, totalement atypique, on se figure qu'une monnaie forte est un atout dans la compétition internationale, alors que c'est bien évidemment le contraire.
Pour pallier cette ignorance, un enseignement de l'économie avait été introduit au lycée, notamment dans les sections ES ; mais privé de tout support mathématique et généralement mêlé de sociologie bourdeiusienne, cet enseignement a sans doute plutôt fait régresser que progresser la culture économique.
Il faut de l'économie pour entrer à l'ENA et on en fait un peu à Polytechnique. Mais sous la forme de dissertations à caractère littéraire ou de questions de cours. Cet enseignement superficiel est vite oublié. Il est une matière à bachotage dont on ne perçoit pas l'implacable rigueur. Les inspecteurs des finances français, corps prestigieux s'il en est, ont massivement adhéré à l'euro. Ils avaient certes un vernis d'économie, mais sans plus ; imbus de la toute-puissance de l'Etat au sommet duquel ils se trouvent propulsés très jeunes, ils ont pensé que l'on pouvait plier les lois de l'économie comme on le fait des structures de l'Etat, alors que la problématique n'est pas la même. La position de la majorité des énarques n'est pas différente.
Une connaissance superficielle, ce n'est pas seulement une connaissance où manquent les détails, c'est aussi une connaissance où manquent les reliefs, où tout est mis à plat sans que l'on différencie les lois inexorables, incontournables et celles qui ne sont que relatives. C'est ainsi qu'est née il y a 20 ans en France la théorie du franc fort selon laquelle plus la monnaie était forte, plus l'économie serait contrainte à devenir compétitive. Ou encore l'idée selon laquelle le secteur tertiaire devait inéluctablement remplacer l'industrie, qu'un pays sans industrie serait un pays plus avancé, qui a été le dogme de la classe dirigeante pendant vingt ans, dogme au nom duquel on s'est si longtemps accommodé des délocalisations.
Méconnaissance du facteur culturel
Mais l'ignorance de l'économie en tant que telle ne suffit pas à expliquer que l'on ait pu croire avec autant d'assurance à une expérience aussi hasardeuse que l'euro. L'autre facteur est la méconnaissance de la dimension culturelle de l'économie. Rien ne sert de bien connaître les rapports entre les taux d'inflation ou de change et les balances commerciales : on risque bien des déconvenues si l'on croit que ces taux d'inflation sont manipulables à volonté, si l'on ignore que les différentiels dans ce que l'on appelle la propension à l'inflation sont une donnée culturelle fondamentale qui relève de ce que Braudel appelait l'histoire longue. En d'autres termes, à supposer qu'un expert ait une vraie science économique, elle risque d'être inopérante si elle ne s'accompagne pas d'une large culture générale , en particulier historique, culture que l'on trouve chez la plupart des grands économistes, tel Hayek ou Maurice Allais (qui aurait pu aussi bien avoir le Prix Nobel de physique ! ) mais rarement chez les experts appointés des banques ou des cabinets-conseil.
Penser que la propension relative des différents pays à l'inflation était seulement affaire de volonté, c'est la grande idée qui a été à l'origine de l'euro. Ses initiateurs se sont dit : certes, les Grecs ont une propension à l'inflation plus élevée que les Allemands, mais si on les met ensemble, leurs propensions vont s'harmoniser, surtout si on impose une politique économique plus dure à la Grèce . Même présupposé s'agissant de la propension à la dépense publique ou aux déficits.
Cette vision aculturelle est généralement fondée sur une conception morale de l'économie. La morale tient lieu de culture. Il y a les plus vertueux et les moins vertueux. Tout l'effort des éclairés doit tendre à élever les moins vertueux au niveau des plus vertueux. Quelle noble tâche, analogue toute proportion gardée à celle des premiers communistes, qui prétendaient extirper l'instinct de propriété pour rendre les hommes meilleurs ! Ce moralisme explique que, parmi les initiateurs les plus ardents de l'aventure européenne et de l'euro, ou encore parmi les propagateurs zélés du libre échange, on trouve des honnêtes gens qui n'ont que le défaut de mélanger indûment la morale et l'économie, la morale et la politique : l'enfer est pavé de bonnes intentions. Parmi eux beaucoup de haut fonctionnaires catholiques (à forte influence protestante, comme toute la haute société française, et donc moins tolérants au péché) : Jacques Delors, Pascal Lamy, Michel Camdessus. Malgré la catastrophe sociale qu'a constitué l'euro, les mêmes ont généralement des prétentions humanitaires qui les amène aux Semaines sociales ou au club des Gracques, voire au parti socialiste.
Mais on peut aussi bien trouver les racines de cette vision morale de l'économie dans l'enseignement de l'Institut d'études politiques de Paris des années soixante et soixante-dix. L'admiration pour la rigueur allemande y était un dogme : Jacques Attali, jeune professeur, y déplorait, comme tout le monde, qu'à la sortie de la guerre, De Gaulle ait préféré le plan Pleven, jugé laxiste, au plan Mendès-France, plus austère, éloignant notre pays de la vertu germanique. C'est au nom de ce refus du laxisme qu'en 1972 , sans qu'il y ait eu nulle part débat tant la chose allait de soi, l'Etat s'est privé de la possibilité de recourir aux avances à taux zéro de la Banque de France, offrant pour 40 ans aux banques, désormais seules habilitées à prêter et avec intérêt, le plus immense cadeau qui soit, puisque, cumulé, il équivaut à la dette actuelle de la France !
L'autre grand dogme, incontesté, était le libre échange, duquel, croyait-on, en vertu de la loi de Ricardo sur les avantages comparatifs, tenue pour un absolu, ne pouvait venir qu'une prospérité toujours plus grande.
Idéal de la monnaie forte, du libre échange (et donc de l'Europe), admiration béate de l'Allemagne (dans le droit fil de Vichy, mais il ne fallait pas le dire !) : les meilleurs élèves, à Sciences po et à l'ENA, ne sont pas forcément les plus intelligents, ce sont souvent les plus aptes à décliner avec brio l'idéologie ambiante et donc les moins critiques à son égard. C'est ainsi que ces préjugés sommaires ont conditionné toute la génération qui a fait la politique économique à la fin du XXe siècle.
Cette vision des questions économiques sous l'angle de la morale fait l'impasse sur le fait que le comportement d'acteurs supposés plus moraux, comme l'Allemagne, est en réalité un trait culturel : l'horreur de l'inflation qui singularise ce pays s'enracine dans le souvenir traumatique des expériences d'inflation galopante qu'il a connues en 1923 et en 1947, et que la France a ignorées depuis 1795. Moins que de vertu, il s'agit d'une sorte de névrose, d'un modèle de développement parmi d'autres, ni meilleur ni pire si on le rapporte au seul critère qui importe : le taux de croissance à long terme.
Les données culturelles, avons-nous dit, sont inscrites dans la durée. Il est frappant que la propension à l'inflation entre 1945 et 2011 ait été la même en France et aux Etats-Unis, alors qu'elle était trois fois moindre en Allemagne et plus importante dans presque tous les autres pays. Cela ne veut pas dire que les choses sont définitivement verrouillées : les Français surent passer autrefois des assignats au franc germinal, exceptionnellement stable durant 110 ans, les Anglais, autrefois modèles de stabilité, sont aujourd'hui davantage portés à l'inflation et aux déficits qu'il y a cinquante ans. Mais considérer qu'en dix ans de monnaie commune, les cigales se feront fourmies (et qu'être fourmie est l' idéal !) est une utopie que seule pouvait fonder une certaine dose d'inculture.
L'ignorance du fait culturel a fait des ravages ailleurs. Le FMI, sous l'impulsion de bons français comme Jacques de la Rozière ou Michel Camdessus s'est imaginé qu'on pourrait guérir en dix ans l'Amérique latine d'une propension inflationniste bien plus forte encore que celle de la France, qu'une équivalence peso-dollar ou réal-dollar pouvait être, une fois le pécheur repenti de ses vices, établie ad vitam aeternam. Grave illusion qui a provoqué d'immenses souffrances (analogues à celles que l'on inflige aujourd'hui au peuple grec) et qui a fait perdre des milliards à certaines sociétés françaises comme EDF.
Car l'ignorance du fait culturel se retrouve aussi dans la gestion de nos grandes entreprises : Renault s'était en 1990 rapproché de Volvo. Les dirigeants français, appartenant à l'élite mondialisée (les conseils d'administration se tiennent en anglais) s'imaginèrent que les Suédois, supposés modernes selon le Dictionnaire des idées reçues et donc pas chauvins, accepteraient facilement que Volvo s'appelle Renault-Suède. Echec.
Connaissance superficielle de l'économie, ignorance de la dimension culturelle : ainsi s'explique sans doute l'aveuglement dont ont fait preuve nos élites pendant tant années , lesquelles, contre les intérêts les plus évidents de la France, contre la véritable science (celle des prix Nobel d'économie, pas celle des experts de cour ou des médias ), ont , non seulement poursuivi au-delà du raisonnable une expérience qui s'est avérée calamiteuse, mais encore fait une chasse impitoyable à ses opposants, tenus pour des originaux dans le meilleur des cas, pour des néo-nazis dans le pire, en tous les cas barrés systématiquement de l'accès aux responsabilités publiques et privées.
Le choc sera rude. Il est probable que la chute de l'euro sera le détonateur qui remettra en cause, non seulement la politique monétaire, non seulement la machinerie de Bruxelles, mais aussi tous les mythes sur lesquels les dirigeants français vivent depuis trente ans.
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