Article rédigé par Roland Hureaux*, le 19 mai 2005
[Essayiste, intellectuel chrétien engagé, Roland Hureaux est historien, bon connaisseur des réalités politiques locales et internationales qu'il a pratiquées et enseignées comme membre du corps préfectoral, professeur de droit public, et élu local.
Membre du comité éditorial de plusieurs revues d'idées (Commentaire, Communio et ... Liberté politique), il collabore régulièrement à Décryptage. Auteur des Hauteurs béantes de l'Europe (F.-X. de Guibert, 1999), il vient de faire paraître Jésus et Marie-Madeleine (Perrin). Voici pourquoi il votera non le 29 mai : huit raisons, trente et un arguments.]
Une philosophie fondamentale : la liberté
- La liberté est une valeur fondamentale : de même que les individus, les entreprises, les collectivités cherchent naturellement à préserver voire accroître leur sphère d'autonomie, il est normal et sain que les nations d'Europe ne veuillent pas se lier les mains par un traité qui leur ferait perdre l'essentiel de leur liberté.
L'expérience du passé
- Toutes les grandes réussites de coopération européenne depuis la guerre se sont réalisées en dehors de l'Europe de Bruxelles ou contre elle. Elles n'auraient même pas été possibles si la Constitution avait été en vigueur. C'est le cas de l'Airbus A 380, de la fusée Ariane, de la sonde Huygens, de la coopération en matière d'armements (OCCAR) et même de la politique agricole commune qui dut être imposée par le général de Gaulle à nos partenaires.
- Au contraire, les institutions de Bruxelles, dans tous les domaines qu'elles touchent, compliquent la solution des problèmes ou créent ces problèmes : elles sont ainsi contribué à démanteler la politique agricole commune, interdire les politiques industrielles, ouvrir la porte à une immigration sans contrôle, favoriser les délocalisations, démanteler les services publics territoriaux. On cherche en vain un domaine où l'apport de Bruxelles ait été positif.
Pour la paix
- Contrairement à ce que l'on entend trop, ce n'est pas la construction européenne à la mode de Bruxelles qui a apporté la paix en Europe. C'est à l'inverse la paix qui rendit possible la construction européenne. Sait-on que les partisans de l'Europe supranationale (Jean Monnet en tête) tentèrent de saboter le Traité de réconciliation franco-allemande de 1963 conclu entre le général de Gaulle et Adenauer ?
- Rappelons aussi que si cette paix a été pour la première fois remise ne cause dans la guerre de Yougoslavie (1999), l'Europe de Bruxelles n'y est pas étrangère . On ne sait à quoi peuvent nous conduire dans l'avenir ces grandes machines supranationales, dont l'expérience montre que quand elles s'emballent, elles manquent totalement de mesure.
- C'est une erreur d'analyse grave, malheureusement répandue, que de croire que ce sont les nations qui ont causé la Seconde Guerre mondiale. Les nations, comme les communes ou les familles sont des communautés humaines naturellement pacifiques. C'est, comme le dit à plusieurs reprises le pape Jean Paul II, la violation du droit des nations qui est la cause des guerres. Et la cause de cette violation, ce sont les idéologies transnationales. L'idéologie européenne en est une.
- Si à force de matraquage médiatique et d'inéquité dans la propagande, la classe dirigeante en France ou ailleurs arrive à imposer ce référendum, les peuples n'auront plus un jour que le recours à la violence pour préserver leurs identités.
Le souci du développement économique
- Le mission conférée à de la Banque centrale européenne de préserver la stabilité de la monnaie avant toute autre considération , en particulier avant l'emploi, est réaffirmée dans la Constitution (article III-185). Ainsi se trouve légitimée, au nom de l'utopie d'une monnaie parfaite, la politique de récession, cause de chômage, menée à l'échelle du continent.
- Dans la plupart des domaines, la Constitution impose des politiques néo-libérales : privatisation, ouverture à la concurrence des services publics, ouverture des frontières intérieures et intérieures, libre circulation des marchandises, des services, des hommes et des capitaux qui interdisent toute intervention dynamique de l'État et tendent à éroder les protections sociales (exemple : directive Bolkenstein). L'article III-203 prévoit explicitement que soit favorisée la flexibilité de l'emploi.
- La Constitution ne satisfait cependant pas certaines aspirations libérales fondamentales comme de mettre un frein à la croissance des dépenses publiques dans les différents pays de l'Union. Bien au contraire, en exigeant à toute force à l'équilibre budgétaire, elle pousse à l'augmentation des impôts.
- Le projet constitutionnel repose sur l'utopie d'un marché pur et parfait. Or aucun marché ne saurait l'être absolument. Pour mettre en œuvre une telle utopie, il faut non seulement interdire toute politique industrielle ou intervention de l'État mais encore instaurer une uniformité absolue des normes qui interdit toute décentralisation et toute diversité, non seulement en matière de produits agricoles et industriels mais aussi de services ou d'exercice des professions libérales. Cette logique qui a commencé avec l'Acte unique de 1987 est confirmée.
- Le but du marché est une meilleure rationalité de l'allocation des ressources et donc une élévation de la productivité et du niveau de vie. Bien que la machine européenne ait fait beaucoup de progrès dans la direction d'un marché unique depuis vingt ans, le niveau de vie stagne, contrairement aux prévisions.
Pour la démocratie
- En consacrant la suprématie absolue du droit communautaire (article I-6), y compris sur la Constitution des États membres et en n'établissant aucune limite véritable au pouvoir des organe centraux de l'Union ( pas même la diplomatie et la défense), la Constitution pose les fondements d'un État unique européen.
- L'État européen unique est instauré de manière sournoise : seul un juriste averti peut le lire entre les lignes. Ce caractère sournois explique la lourdeur de beaucoup d'articles du texte constitutionnel, la longueur de la constitution et sa présentation confuse. Peut-on sérieusement laisser abolir en catimini la souveraineté d' États millénaires?
- La suprématie du pouvoir technocratique européen se trouve consolidée dans la mesure où est intégralement maintenu le monopole de proposition de la Commission. Il est donc pratiquement impossible de revenir sur des décisions que celle-ci aura fait avaliser par le conseil des ministres, d'autant que l'élargissement à 25 et la difficulté conséquente de trouver des majorités cohérentes d'États, étend son pouvoir d'arbitrage.
- Le déficit de démocratie persiste. L'extension, très relative, des pouvoirs du Parlement européen, n'entrave guère la toute-puissance de la commission et du conseil des ministres. L'extension du domaine communautaire dessaisit un peu plus les parlements nationaux.
- Ce n'est pas une Constitution fédérale mais centraliste : malgré l'invocation formelle du principe de subsidiarité, aucune protection des compétences des États et des collectivités qui les composent n'est garantie. Au nom de la suprématie du droit européen dans les domaines de " compétence partagée " (définis très largement à l'article I-14), elle permet au pouvoir central européen d'intervenir dans tous les domaines.
- Alors qu'une vraie constitution se contente d'organiser le cadre juridique où les décisions sont prises, cette constitution détermine par avance en de nombreux domaines les politiques qui seront menées (cf. toute la partie III). En matière de politique agricole, industrielle, d'organisation des transports et des services publics , de circulation des hommes et des capitaux , de dépenses militaires, la Constitution ne laisse guère de marge de manœuvre.
- La Constitution proposée est pratiquement impossible à réviser : les procédures de révision sont compliquées et exigent l'unanimité des États membres ; si elle était adoptée, les États membres seraient définitivement verrouillés (article IV-443).
Préserver la culture européenne
- Le dogme de la libre concurrence étendue aux services aboutira à l'abolition de l'exception culturelle qui permet à un pays comme la France de conserver une création vivante dans le domaine du cinéma ou de la chanson. La timide "exception culturelle" prévue à l'article article III-167 pourra être facilement balayée avec la règle majoritaire.
Pour une Europe indépendante
- La défense et la diplomatie font désormais partie du "domaine partagé" où les décisions de l'Union prévalent sur celles des États. Potentiellement, c'est là la fin de toute politique étrangère indépendante d'un État.
- En subordonnant les orientations de la politique étrangère et de sécurité commune à celles qui auront été prises dans le cadre de l'OTAN (article I -41-7), la Constitution interdit une politique étrangère européenne indépendante de l'Europe. Cette disposition existait déjà dans le traité de Maastricht, mais il sera plus difficile aux grands États d'Europe de la contourner en prenant des positions sans en référer à l'Union.
- Toutes les initiatives qui ont, depuis cinquante ans, marqué l'indépendance de l'Europe par rapport aux États-Unis ont été prises par des États, jamais par les institutions européennes : intervention franco-anglaise à Suez (1956), réconciliation franco-allemande (1963), construction d'une force de dissuasion française indépendante (1965), Ostpolitik allemande (1971), réunification de l'Allemagne (1990), sanctions françaises à l'égard de l'Afrique du Sud (1985), veto français à la guerre d'Irak (2003). Le progrès de la construction européenne rend de telles initiatives de plus en plus difficiles
- Au demeurant si l'État européen projeté voulait sérieusement se poser en rival planétaire des États-Unis, il y aurait risque de guerre ; si tel n'est pas son but, à quoi bon le sacrifice des souverainetés nationales ?
- Un non français ridiculiserait peut-être les élites françaises qui se sont lancées à corps perdu dans l'aventure européenne sans s'assurer de l'aval de leur peuple, mais pas la France dont la vocation millénaire est la défense de la liberté. Au demeurant, jamais le gouvernent français n'a eu autant d'influence à Bruxelles qu'au cours de cette campagne où notre pays se trouve en position de rupture.
Les effets pervers de l'idéologie
- C'est le propre des constructions idéologiques (tel le communisme soviétique) d'être condamnées, comme le cycliste, à aller toujours de l'avant. Ceux pour qui un vote négatif mettrait toute l'entreprise européenne à terre avouent implicitement ce caractère idéologique et donc pervers de la construction européenne. Si l'Europe est au contraire une entreprise naturelle, elle doit pouvoir supporter un revers, propice à un nouveau départ sur des bases plus raisonnables ; elle doit pouvoir être en quelque sorte " purgée ".
- C'est aussi le propre des idéologies de tendre vers l'universalisme. Or on a affaire à une Constitution à vocation universelle. Les valeurs communes qu'elle reconnaît sont valables pour la terre entière. Elle pose en principe fondamental la liberté totale du commerce et des mouvements de capitaux avec les pays tiers, préjugeant ainsi de la position de l'Europe dans les négociations commerciales internationales (articles I-3 et III-151 et surtout III-314). Cet universalisme ouvre la porte à l'entrée de pays tiers à la civilisation différente, comme la Turquie.
- Projet utopique à vocation universaliste, la construction européenne telle qu'elle apparaît dans la constitution a, comme tous les projets utopiques (ou idéologiques), l'effet inverse du but qu'elle se propose : au lieu de susciter la prospérité, elle entraîne la stagnation, au lieu de rapprocher les peuples, elle les éloigne ( la culture allemande est de moins en moins bien connue en France et vice versa, les jeunes jugeant les frontières dépassées croient inutile de s' intéresser aux voisins proches), au lieu de susciter une Europe plus indépendante, elle l'asservit davantage aux intérêts d'outre-Atlantique.
- La constitution européenne ignore complètement le problème le plus grave de l'Europe : son effondrement démographique.
> Pour en savoir plus :
La Constitution européenne, c'est la paix ou la guerre ?
L'Europe des régions : contradiction et confusion
L'impossible fédéralisme
Une Europe de moins en moins indépendante
Le refus européen de la famille
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