Politique familiale : des projets sociaux généreux mais injustes
Article rédigé par Jacques Bichot*, le 09 février 2007

En se prononçant récemment en faveur d'allocations familiales dès le premier enfant, Nicolas Sarkozy a jeté un pavé dans la mare de l'exception française. En effet, beaucoup de pays le font, tandis que la France, dont la politique familiale a des origines natalistes, s'y est toujours refusée.

Comme le disait le regretté Gérard Calot, longtemps directeur de l'INED, le premier venant naturellement, c'est à partir du second, et surtout du troisième, qu'il faut apporter un coup de pouce.

Dans une optique nataliste, Calot avait probablement raison. Le sacrifice financier inhérent à la présence d'un enfant est plus facilement accepté lorsqu'il s'agit du premier, parce que l'envie est si forte d'en avoir au moins un. Au rang deux, et a fortiori trois ou plus, il est moins douloureux de se passer de cet enfant ; on aimerait bien l'avoir, mais pas au prix d'une trop forte chute du niveau de vie. Certes, un autre argument doit être pris en considération : quand un couple a constaté que son premier enfant le rend nettement moins à l'aise matériellement et pécuniairement, il hésite à en mettre en route un second, même s'il sait que des prestations atténueront le choc financier. Mais cela ne compense sans doute pas la totalité de l'effet Calot, si l'on peut désigner ainsi l'impact nataliste d'une concentration du budget des CAF sur les familles nombreuses.

Du point de vue social, redistributif, l'absence d'allocations au premier enfant se comprend également. En effet, puisque rares sont les couples français qui restent volontairement inféconds (ce n'est pas pareil en Allemagne !), quasiment tous passent par la baisse de niveau de vie provoquée par le premier enfant ; seules les familles comptant au moins deux enfants seraient donc à soutenir financièrement pour leur éviter de tomber trop en dessous du niveau de vie des familles moins nombreuses.

Dirigisme nataliste ou justice ?

Mais les prestations familiales doivent-elles avoir pour objectif de faire naître le maximum d'enfants au moindre coût, ou encore d'apporter une aide à ceux qui, du fait de leur situation de famille, auraient autrement un niveau de vie inférieur à celui des personnes ayant des revenus professionnels comparables ? À mon avis, ces deux conceptions de la politique familiale ne sont pas correctes. On ne respecte pas les citoyens si on cherche à les manipuler, à influencer leur comportement, fut-ce pour les amener à quelque chose d'aussi merveilleux et utile à la société que de mettre au monde des enfants. Je souhaite vivement que les berceaux de Marianne ne restent pas vides, mais je refuse qu'on utilise pour les remplir des méthodes interventionnistes, manipulatrices. Et j'ai d'autant moins de scrupule à proscrire le dirigisme dans ce domaine que je sais que les berceaux se rempliront tout naturellement, sans carottes, si l'État fait tout simplement son devoir : restituer aux familles l'équivalent de ce que celles-ci apportent à la société en élevant des enfants [1]

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Cette logique de l'échange équitable, qu'Aristote et Thomas d'Aquin appelaient justice commutative, exclut également la transformation des prestations familiales en une aide financière destinée à éviter soit la pauvreté absolue (en versant des prestations sous conditions de ressources) soit la pauvreté relative (en ciblant les familles nombreuses, celles dont le niveau de vie baisserait le plus en l'absence de prestations). Le service rendu à la société en élevant un enfant est le même, que cet enfant soit de rang un, deux, trois, ou plus : versons donc les mêmes allocations pour chaque enfant, indépendamment de son rang ! Et, par la même occasion, augmentons le poids des prestations universelles (c'est-à-dire sans conditions de ressources) par rapport aux aides aux familles nécessiteuses, car il n'est pas conforme à la dignité de l'homme de recevoir à titre d'aumône ce qui lui est dû en raison des services qu'il rend à autrui.

La proposition de Nicolas Sarkozy, si elle allait jusqu'à prévoir la même allocation pour chaque enfant, indépendamment de la taille de sa fratrie (cela ne semble hélas pas être le cas), présenterait également un avantage pratique. En effet, même si on le regrette, les ruptures d'unions sont fréquentes, et fréquentes aussi les remises en couple, ce qui amène la multiplication des ménages recomposés. Il existe donc de nombreux enfants dont il est difficile de dire quel est le rang : on peut être le troisième enfant de son père, le second de sa mère, et le premier de ses deux parents. Des casse-tête seraient évités si chaque enfant, à tel âge (car les majorations pour âge actuelles sont une disposition de bon sens), donnait droit à telle somme. Comme difficulté, ne suffit-il pas aux CAF d'avoir à répartir cette somme entre les parents divorcés pratiquant par exemple une garde alternée ?

Chimères fiscales

L'UMP réfléchit parallèlement à une mesure fiscale : accorder au deuxième enfant une part entière de quotient familial. Envisager cela montre combien l'idée de justice est dominée par la manie interventionniste. Car le quotient familial répond à une logique : à niveau de vie égal, taux d'imposition égal. Cette formule implique un système de parts se rapprochant le plus possible de celui des unités de consommation utilisé par les statisticiens pour comparer les niveaux de vie. En attribuant une part entière aux enfants, on s'écarte fortement de la vérité statistique, qui se situe entre 0,3 et 0,5 pour les enfants jusqu'à 14 ans, et entre 0,5 et 0,7 au delà. Passer à un pour les enfants de rang trois et plus a déjà commencé à défigurer le système du quotient familial ; le faire également pour ceux de rang deux achèverait cette évolution malheureuse : on s'éloignerait de l'équité pour s'enfoncer dans la jungle dangereuse des privilèges fiscaux.

Les familles n'ont nul besoin de privilèges, d'aides, de traitements de faveur : elles doivent recevoir ce que la nation leur doit en raison des services qu'elles lui rendent, ni plus ni moins. Actuellement, globalement, elles reçoivent moins – beaucoup moins. Mais ce n'est pas en dénaturant les institutions créatrices de justice que l'on améliorera leur situation au regard de l'équité ! Le quotient familial doit rester un instrument de justice fiscale, et non être transformé en une subvention fiscale en faveur de certaines familles. Seule une regrettable confusion intellectuelle peut conduire à mélanger ainsi les genres. Faute de repères et de concepts clairs, on transforme la fiscalité et la protection sociale en chimères, ces animaux composites qui ne sont ni lions, ni chèvres, ni dragons, mais les émanations d'esprits dépourvus de cohérence. La rupture devrait consister d'abord à raisonner sainement !

Les occasions de le faire ne manquent pas en matière fiscale. Songeons à l'ISF : comment se fait-il qu'aucun candidat ne propose tout simplement de le calculer selon le principe du quotient familial ? Comment peut-on se dire ami de la famille, et rendre imposables des centaines de milliers de personnes simplement parce qu'elles ont réuni leurs patrimoines en même temps que leurs vies ? Quant à l'impôt sur les successions, la confusion mentale qui a présidé à la réforme Sarkozy entrée en vigueur au 1er janvier 2005 a pour effet de pénaliser les membres de fratries nombreuses : la franchise introduite sur la totalité de la succession en ligne directe réduit la base imposable de 50 000 € pour un héritier unique ; mais s'il y en a cinq, elle n'enlève que 10 000 € au montant imposable de chaque héritier, ce qui bafoue le principe républicain d'égalité devant la loi. Vouloir avantager les familles nombreuses et riches au niveau de l'impôt sur le revenu, après les avoir pénalisées en ce qui concerne l'impôt sur les successions et l'impôt sur la fortune, n'est-ce pas l'exemple même de cette incohérence avec laquelle il faudrait une franche rupture ?

Il est important est de bien discerner la nature du mal dont est atteint le gouvernement de la France : l'absence de connaissance et de respect des principes. Tout service rendu à la collectivité doit faire l'objet d'une juste contrepartie : voici un principe qui devrait servir de base, entre autres, à la politique familiales. À niveau de vie égal, taux d'imposition égal : voilà un principe fiscal qui devrait être inscrit dans la loi, et appliqué dans de multiples domaines. Ces principes de simple justice sont ignorés parce que gouverner est assimilé à distribuer des privilèges, des aides et des incitations en suivant les idées à la mode dans le microcosme : c'est avec ce mode de gouvernement qu'il conviendrait de rompre.

*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon).

[1] Les familles sont des atouts maîtres pour notre société : c'est un des thèmes du livre de J. Bichot et D. Lensel, Atout famille, à paraître en avril aux Presses de la Renaissance.

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