Article rédigé par Chantal Delsol, le 12 septembre 2003
L'Europe est arrivée à un moment crucial de sa construction. Si elle ne parvient pas à devenir une structure véritablement politique, elle risque l'échec, autrement dit la dilution dans un grand marché continental qui resterait bien en-deçà de ses ambitions.
C'est pourquoi l'idée des " États-Unis d'Europe " commence à faire son chemin, même en France, pays qui n'entretient pas une tendresse particulière pour le fédéralisme.
Il devient de plus en plus clair que l'Europe des bureaux et des normes léguée par l'influence française, projetée sur un modèle impérial qui répercute l'idée de la République française à l'échelle du continent, n'ira pas jusqu'à sa réalisation définitive. Non pas seulement sous le coup de ses détracteurs, mais en raison aussi de l'élargissement : on ne normalisera pas 25 pays très divers comme on normalise 15 pays de l'Occident riche, parce que plus les différences sont grandes entre les entités, plus il sera difficile à un empire d'imposer les mêmes modes de vie, d'autant qu'il s'agit ici d'entités démocratiques dans une Europe qui se veut démocratique ; par ailleurs les nouveaux venus, impatients d'utiliser une autonomie dont ils ont été si longtemps privés, n'accepteront pas si facilement les contraintes imposées de l'extérieur dans les domaines les plus quotidiens.
C'est donc bien une époque qui s'achève, et la constitution européenne, si l'on parvient à la mettre en place, sera fédérale ou ne sera pas, même s'il s'agira forcément d'une version nouvelle, inédite, du fédéralisme, adaptée à la situation.
Les Français n'aiment pas le fédéralisme, ce qui se comprend à la lumière de leur histoire. À vrai dire, plutôt ils l'ignorent, au point que beaucoup prennent le fédéralisme pour une organisation centralisée, c'est-à-dire, pour son contraire. Ainsi voit-on des " fédéralistes " qui réclament une Europe égalitaire plus proche d'un empire que d'une fédération, ou encore des " souverainistes " qui, réclamant la fin de la normalisation bruxelloise sans s'opposer à des délégations de compétences dans certains domaines où les décisions sont devenues trop lourdes pour les États-nations, tiennent un discours fédéraliste sans le savoir. Les concepts sont si enténébrés, la culture générale si pauvre dans ce domaine, que le débat politique français porte peu sur cette question pourtant cruciale.
" Il est assez remarquable, écrivait Benjamin Constant dans De l'esprit de conquête et de l'usurpation (chapitre XIII) que l'uniformité n'ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes "... Nous en sommes là. Les hésitations et les perplexités qui nous remuent à propos de l'Europe tiennent je crois en une contradiction qui pourrait se résumer ainsi : d'une part, nous voudrions que les nations européennes conservent chacune sa spécificité, ce qui commence avec nos fromages et nos sports de chasse... d'autre part, comme le seul modèle que nous connaissions est celui de la république égalitaire, nous voudrions une Europe construite sur ce modèle : dans laquelle par exemple les salariés disposent tous des mêmes avantages en terme de SMIG ou de congés payés...
Ces deux désirs sont contradictoires. Le premier se réalise par une structure fédérale, le second par une organisation que j'appellerais impériale ou républicaine, celle précisément que les instances européennes ont tenté de construire depuis quinze ans.
Autrement dit, parler des États-Unis d'Europe ou d'une expression fédérale pour l'Europe, c'est réclamer une rupture face aux habitudes précédentes, et l'abandon d'un certain nombre d'exigences. Le fédéralisme, comme d'ailleurs tous les systèmes politiques, repose sur une hiérarchie spécifique des valeurs, et plus loin sur une certaine vision de l'homme.
Les candidats aux élections ne sont pas honnêtes lorsqu'ils disent vouloir à la fois l'autonomie et l'égalité, laissant croire qu'ils ont découvert la synthèse qui permettrait aux électeurs d'obtenir grâce à eux, comme on dit, le beurre et l'argent du beurre. La République française par exemple privilégie l'égalité au détriment de l'autonomie : c'est un choix. Un fédéralisme européen ne nous donnera pas tous les avantages à la fois : il opérera des choix de valeurs, qu'il faut ou non accepter.
Une fédération suppose la protection des diversités, qui répond au souci de sauvegarder les cultures propres. Chaque groupe au sein de l'ensemble – un canton ou un Länder dans l'État, une nation dans l'Europe – possède des habitudes, des comportements, des hiérarchies particulières, bref un art de vivre : une culture. La construction de l'ensemble ne doit pas lisser ces différences : car mieux vaut toujours, pour reprendre les termes d'Aristote à propos de la société, une harmonie qu'un unisson. Si on le dit comme cela, de façon générale, tout le monde est d'accord. Mais examinons les conséquences pratiques de cette théorie attrayante sur laquelle tout le monde s'accorde. Sauvegarder les diversités, cela signifie accepter que les salariés anglais soient moins protégés que les salariés français, car les libertés économiques anglaises font partie de l'identité de l'île, et il n'y a donc pas lieu de vouloir une " Europe sociale " qui lisserait les différences. Cela signifie que certains pays préfèreront voir leurs enfants fréquenter l'école moins longtemps que d'autres, et que c'est leur affaire, après tout. Cela signifie que la vision française de la laïcité n'a pas à s'imposer au continent tout entier, et dans ce cas on ne voit pas pourquoi il faut obliger les Grecs à supprimer la mention religieuse sur leurs cartes d'identité. Or, à l'évidence, l'énonciation de ces quelques exemples indigne les esprits français (sauf naturellement quand il s'agit de leurs propres caractéristiques, érigées alors en exceptions glorieuses, car ils croient volontiers être seuls à être exceptionnels, ou plutôt pensent que les exceptions des autres sont de mauvais aloi. Les Français jugent les Grecs attardés quand ils n'ont pas la même vision de la laïcité qu'eux, mais jugent méritoire d'être désormais le seul État si prêt à financer les déficits publics). C'est là qu'apparaît le paradoxe : on voudrait sauvegarder les diversités, mais sans prendre garde que la diversité suppose la diversité des points de vue sur le bien commun et même sur le bonheur individuel, et implique donc des inégalités entre les entités politiques qui composent l'ensemble.
La fédération fait un choix : elle favorise la diversité par rapport à l'égalité. Non parce qu'elle aimerait l'inégalité. Mais parce qu'elle prend en compte l'autonomie des entités géographiques et culturelles dans la balance des avantages et inconvénients. Autrement dit, ce qui vaut pour elle, ce n'est pas seulement l'ensemble des biens matériels ou immatériels dont une entité peut bénéficier : mais aussi, le fait que cette entité décide elle-même de ce qui lui convient. Pour comprendre ce choix de valeur antithétique de celui de l'État centralisé, on pourrait prendre maints exemples dans la vie quotidienne : mieux vaut qu'un canton dispose de moins de ressources culturelles qu'un autre, si c'est lui qui en dispose à sa façon. La liberté de définir son propre bien et de prendre ses propres décisions à cet égard, a un prix plus considérable que le confort qui pourrait être apporté par un État puissant et tutélaire.
On pourrait dire en d'autres termes que la fédération réclame de croire en la démocratie : elle croit que les entités politiques qui la composent sont majeures. Ce qui n'est pas exactement le cas dans l'Europe que nous voyons se construire sous nos yeux depuis quinze ans.
Si l'Europe actuelle lisse les différences culturelles en imposant des normes jusque dans les détails, c'est parce qu'elle se pense dépositaire d'un savoir supérieur concernant le bien-être des peuples qui la composent. Les instances européennes ont la certitude de connaître le bien commun européen en ce qui concerne l'âge de la scolarité, la propreté de l'eau, la laïcité, le soin à donner aux animaux domestiques et la sauvegarde des animaux sauvages, et toutes autres affaires concernant la vie quotidienne. Or même s'il est clair que des peuples sont plus heureux si leurs opinions religieuses sont respectées, leurs enfants instruits, leur eau propre et leurs animaux bien traités, les critères de réalisation de toutes ces tâches varient selon les cultures, et ce d'autant plus qu'elles ne peuvent toutes être réalisées ensemble, il faut choisir entre elles, ce choix dépendant du mode de vie et de l'art de vivre de chacun. A cet égard, les instances européennes agissent à l'égal du despote éclairé, connaissant le bien de ses sujets mieux qu'eux-mêmes, et les forçant à être heureux à sa manière. Les dirigeants européens sont persuadés que si chacun arrange ses affaires à sa façon, les choses seront mal faites : l'eau des villes sera sale, la nourriture dangereuse, les animaux mal traités... Autrement dit, ils ont un comportement typique d'intellectuels des Lumières, sûrs de conduire au bonheur des peuples analphabètes.
Un pays européen peut être heureux sans posséder la propreté écologique des Danois ou les congés payés français. A vrai dire, il sera heureux si d'abord il choisit lui-même son art de vivre. C'est du moins ainsi que pense le fédéralisme, qui est le système le plus démocratique de tous : il n'existe pas pour lui une définition objective du bon art de vivre, dictée par l'instance supérieure.
Chaque pays devra pouvoir, dans le cas d'un fédéralisme, décider pour lui-même en ce qui concerne les problèmes de la vie commune intra-nation. Il n'y a aucune raison de décider en haut lieu par exemple des questions de l'euthanasie, du mariage homosexuel ou de l'IVG. Car il n'existe pas de loi universelle et objectivement valable pour tous, mais des jugements toujours hésitants et discutables, liés aux circonstances, liés précisément à l'existence des cultures propres. On ne peut pas à la fois vouloir la diversité et vouloir imposer à tous le même salaire et la même loi sur l'euthanasie : car la diversité est incarnée justement dans les réponses à ces questions, comme dans la manière de chasser ou de traiter les animaux. Si l'on veut vraiment sauvegarder la diversité culturelle, il faut cesser de juger toutes les cultures selon une hiérarchie morale, et de distribuer les bons et les mauvais points à partir d'un mètre-étalon conservé en haut lieu. Et plus que cela, laisser les États décider de leur art de vivre dans une atmosphère de tolérance et de respect (il faut voir avec quelle dérision méchante nous traitons les pays qui n'ont pas notre vision de la laïcité ou nos idées sur l'IVG...).
L'acceptation de la diversité ne signifie par " chacun pour soi et que le diable emporte les traînards ", ou l'effacement des solidarités. Au contraire, une forme de partage des richesses fait partie intégrante du fédéralisme et du principe de subsidiarité qui le sous-tend. Mais ce partage s'entend selon la demande des entités concernées, c'est à dire qu'il s'inscrit dans la diversité elle-même.
Si nous acceptons de faire confiance aux États pour se gouverner eux-mêmes dans toutes les affaires qui sont à leur portée, nous pourrons mettre tous nos efforts dans la constitution d'une force politique commune capable de prendre en charge ce que les circonstances du temps ont mis hors de portée des États. Aujourd'hui, l'Europe mesure nos fusils de chasse tandis que nous sommes obligés d'attendre les Américains pour résoudre des conflits dans les Balkans, faute de posséder une armée commune et un commandement commun suffisants. C'est exactement le contraire qu'il faudrait. Une fédération laissera les chasseurs à leurs oiseaux, et s'occupera des Balkans. Au moment de la guerre irakienne et des divergences européennes à propos de l'alliance avec les USA, ces questions deviennent plus que jamais cruciales. Si l'Europe ne parvient pas à constituer une défense et une politique étrangère communes, elle n'aura plus qu'à se ranger sous l'aile de l'Amérique. Il lui faut donc, si elle veut demeurer majeure, faire de la politique et pour cela cesser de s'encombrer avec des soucis domestiques. Ce serait là un tournant, que personnellement j'appelle de mes vœux.
© Tempi, Décryptage
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