Pitié pour les bêtes, pitié pour les hommes
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 19 mars 2004

La cour suprême canadienne a refusé à l'Université de Harvard la possibilité de breveter une souris génétiquement modifiée destinée à la recherche. Impossible d'assimiler la modification d'un être vivant à une invention, dit la Cour.

Peut-être que ceci peut nous ouvrir les yeux.

L'attitude de nos contemporains à l'égard des animaux en général est contradictoire. En un certain sens, l'animal se voit réserver un sort que lui envieraient beaucoup d'humains, pour peu qu'il soit domestiqué, bien élevé et affectueux : il bénéficie de cliniques, de psychologues, sans parler de l'alimentation spécialisée qui lui est prodiguée à grands frais. Pour bien des couples, il remplace l'enfant et il concentre la tendresse de tous les esseulés de la vie. Mais, en même temps, le règne animal est l'objet d'une appropriation technique sans précédent, l'expérimentation sur l'organisme animal ne connaît pas de limite. Du moment que l'on tue l'animal loin de nos regards, on n'est pas très délicat sur le processus qui amène ce splendide bovin sous forme de steak haché dans nos assiettes.

Depuis l'animal-machine de Descartes, le statut théorique de l'animalité n'a cessé de décliner : la vie animale ne se distingue plus du reste de la nature par rien d'essentiel, il n'y a que de l'étendue et du mouvement, la biologie est une annexe de la physique, seule l'intelligence humaine émerge pour un temps de l'univers des corps, avant de se voir à son tour rattrapée par la même analyse dissolvante qui la ramène à un fonctionnement inconscient ou à un jeu de structures. Là où la vision ancienne héritée d'Aristote et confortée par la Bible distinguait des plans d'être : le minéral (qui a l'être sans la vie), le végétal (qui a l'être et la vie, mais sans le mouvement), l'animal (qui a l'être, la vie, le mouvement, mais pas d'âme spirituelle), et l'homme qui a l'être, la vie, le mouvement et l'intelligence, on ne connaît plus qu'un ensemble où rien ne se distingue plus fondamentalement, sinon par un certain niveau de complexification. La théorie de l'évolution a permis d'achever le processus en traçant une généalogie pour relier ces différentes states et gommer toute discontinuité.

Face à un univers où la science, dominée par une visée technicienne, a tout concassé pour le ramener à ses premiers éléments, il paraît difficile de trouver une place pour Dieu et même pour l'âme humaine : toute différence qualitative entre les êtres paraît a priori réductible et non pertinente. Je peux certes, dans un effort désespéré, continuer d'affirmer ma foi au Dieu Tout Autre, en laissant le monde à la pensée séculière qui prétend en avoir fait le tour. C'est la démarche d'un Bonhoeffer et celle de beaucoup de scientifiques qui se veulent par ailleurs chrétiens. Mais est-ce tenable jusqu'au bout, sans schizophrénie ? Dans son encyclique Fides et Ratio, et en d'autres occasions, le pape Jean-Paul II appelle de ses vœux la recherche, non d'un concordisme, mais d'une pensée suffisamment profonde pour rendre raison de la totalité de la création, dans une perspective à la fois ouverte vers les sciences qui en épèlent des secteurs particuliers selon des méthodes adaptées, et par ailleurs cohérente avec une vision du monde qui fasse droit au dessein ordonnateur de Dieu.

L'Écriture nous enseigne une vision hiérarchisée du monde où toutes les œuvres de Dieu ne sont pas couchées sur le même plan. Même si aucune créature n'est plus divine qu'une autre (le soleil n'est après tout qu'un " luminaire ", comme la lune), elles sont toutes réparties selon une sage dispensation, une " économie ", comme diront les Pères. Toutes viennent en leur temps selon un ordre qui n'est pas arbitraire, même s'il varie quelque peu d'un récit à l'autre de la Genèse, l'homme en est visiblement le centre ou l'aboutissement. Si l'œuvre de Dieu forme un tout, tout n'y est pas égal, chaque groupe d'éléments y a une place particulière, voulue comme telle.

Rien de tout cela ne contredit à vrai dire la science, cet étagement correspond même jusqu'à un certain point à la répartition des domaines scientifiques, qui ont dû s'affirmer dans leur spécificité : la physique ne fonctionne pas exactement sur les mêmes bases intellectuelles que la chimie et la biologie a conquis son autonomie face aux sciences de la matière inorganique. Ce qu'on appelle généralement science n'est qu'une idéologie de la science, une philosophie inconsciente qui n'ose pas s'avouer comme telle et qui extrapole des conclusions partielles au risque de leur faire perdre toute pertinence.

C'est là que notre regard sur l'animalité peut être important, si nous voulons retrouver le monde comme cosmos, c'est-à-dire " ornement ", et non pas comme agrégat de matière informe livré au jeu du hasard. L'animal y apparaît, dans la variété presque infinie de ses espèces, comme un laboratoire de formes qui portent le pressentiment de l'homme et permettent en même temps de mesurer la transcendance de ce dernier-né : si le rat a su s'adapter comme l'homme et se répandre sur toute la terre, si le corbeau possède des qualités d'apprentissage remarquables, si le singe sait se choisir une pierre comme outil pour ouvrir une coque, chaque espèce parait comme enfermée dans sa propre perfection, dans ce qui assure sa performance ou son succès, sans pouvoir en sortir. Là où l'homme, bien moins doué par certains côtés, moins bien défendu en tout cas - il n'a ni lourd pelage, ni corne, ni sabot -, s'avère condamné à l'inventivité, l'animal reproduit avec une invariable constance ce qu'il est. Sa relative autonomie, si on le compare au végétal, fait encore mieux ressortir cette permanence.

On peut comprendre la fascination qu'a exercé l'animal sur l'homme depuis la lointaine préhistoire jusqu'à nous : l'auteur à jamais anonyme des fresques de Lascaux, comme le moderne " ami des bêtes ", voit dans l'animal quelque chose de parfait dans son ordre, à l'opposé de cet être inachevé qu'est l'homme. Il a le sentiment d'une force intacte, d'une grâce que n'effleure aucun état d'âme, d'une plénitude sans faille. À nous de nous délivrer de cette idolâtrie trop explicable, et de retrouver la saine admiration pour la création animale, sa beauté et sa place dans l'ensemble. Si Dieu a voulu, comme préalable à la création de l'homme, un règne animal, s'il n'est pas passé directement de la matière inanimée à l'homme, ni même du végétal à l'homme, c'est qu'il y avait place pour cette prodigieuse ébauche de notre humanité.

Le règne animal se caractérise par le mouvement. À l'inverse du végétal, l'animal se meut dans l'espace, il s'arrache à l'immobilisme, il éprouve, même si c'est d'une façon très limitée, un forme première d'autonomie. Sa sensibilité se développe en conséquence et lui fait éprouver des émotions, qui ne sont pas sans évoquer les passions humaines. Son intelligence, selon des degrés évidemment très divers, s'éveille au contact des situations plus variées qu'il rencontre. Son corps n'est pas seulement de la viande, c'est un corps animé par une " âme sensitive " comme dirait Aristote, un principe déjà supérieur d'organisation. Regarder un oiseau en plein vol, ou un cheval qui court à travers champs, nous fait deviner de quoi l'animal est porteur : le pressentiment d'une liberté à venir.

Si nous traitons l'animal comme une chose, il a fort à parier que le corps humain lui-même sera méconnu dans sa dignité propre. La technique médicale n'y voit déjà le plus souvent qu'occasion de déployer sa virtuosité, matière à expérimentation, ou prétexte pour dépasser ses propres limites. Notre corps, cette part animale de nous-même, est pourtant l'instrument merveilleux que, tout au long de notre vie, notre âme apprend à habiter, qu'elle s'approprie peu à peu, en l'usant, mais aussi, dans les meilleurs cas, en le transfigurant jusqu'à le rendre transparent au mystère qu'elle porte. Ce corps lui communique en retour le sérieux et l'humilité de son insertion dans le monde des choses sensibles. De cette alliance étonnante de la chair et de l'esprit, l'animal nous livre une première forme, encore frustre, c'est pourquoi nous devons apprendre à le respecter.

Le pouvoir que Dieu a donné à l'homme sur le règne animal n'est pas démiurgique, il s'agit de le dominer, de s'en servir pour la satisfaction de ses besoins vitaux, non de le dénaturer et d'en faire le champ de ruine sous l'effet de notre impérialisme, où l'apprenti sorcier défait l'œuvre du Créateur.

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