Article rédigé par Philippe Oswald, le 25 mars 2011
Cinq jours après son lancement, le 19 mars, l'opération L'aube de l'odyssée prenait déjà des reflets crépusculaires. Qui soutient franchement l'offensive militaire franco-anglo-américaine en Libye ? Les Européens ? Les cinq pays européens (Belgique, Danemark, Espagne, Grèce, Italie) qui participent aux opérations aériennes en Libye ont été ébranlés d'emblée par la franche explication bruxelloise entre la France va-t-en guerre et l'Allemagne pacifiste.
À présent, ils ne cachent plus leurs doutes et leurs réticences, à l'instar de l'Italie qui réclame instamment le transfert du commandement des opérations militaires à l'Otan.
Les Américains ? Beaucoup reprochent à Obama de s'être laissé embarquer par les Français dans cette nouvelle guerre sans l'approbation explicite du Congrès et malgré les réticences du Pentagone et de la CIA. À quelle aune jugeait-on que l'intervention en Libye était réussie ? a ajouté le président républicain de la Chambre des représentants, John Boehner (AFP et Le Nouvel Observateur du 24 mars) tandis que l'ancien secrétaire à la Défense de George W. Bush, Donald Rumsfeld, pointait la confusion sur l'objectif de la mission.
Les Russes ? Le désaccord s'est exprimé au sommet de l'État, entre le premier ministre Poutine dénonçant une croisade et son président Medvedev jugeant ces propos inacceptables (un mot malheureux, en effet, que regrette à présent d'avoir laissé échapper notre nouveau ministre de l'Intérieur, Claude Guéant...).
Le Vatican sceptique
Le Vatican ? La guerre ne résout rien déplore le vicaire apostolique de Tripoli interrogé le 21 mars par l'agence missionnaire vaticane Fides. Et d'ajouter : Il faut faire taire les armes et engager immédiatement une médiation afin de résoudre la crise de manière pacifique . Dans son édition du 22 mars, L'Osservatore Romano dénonce la hâte de la France à lancer cette opération militaire contre le régime du colonel Kadhafi, ajoutant que Paris avait agi sans aucune coordination avec les pays alliés.
Quant à la Ligue arabe, elle avait fait volte-face moins de vingt-quatre heures après avoir approuvé mollement l'offensive, en soulignant les risques que le recours à la force contre les troupes de Kadhafi feraient courir aux civils. Seuls le Qatar, le Koweit, les Emirats arabes unis et la Jordanie ont finalement rejoint la coalition.
Naturellement, Kadhafi ne s'est pas privé de dénoncer les croisés chrétiens . Il sait que ce fantasme fait florès auprès des foules musulmanes promptes à s'émouvoir quand un coreligionnaire, quel que soit son camp, est tué par des chrétiens . Vous faites une grave erreur, a par ailleurs menacé son fils. La même qu'en Irak avec les prétendues armes de destruction massive . Bref, le risque est grand que la France paie le leadership guerrier de Nicolas Sarkozy en étant mise en tête du trio des satans , devant les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Menace permanente
Quel était donc l'intérêt de la France à s'interposer dans cette guerre civile ou plutôt clanique, dont rien ne dit qu'elle s'arrêtera avec la fin des frappes, que le dictateur soit ou non éliminé ? Et comment pourrait-il l'être sans une offensive au sol dont il n'a jamais été question ? Et quand bien même Kadhafi finirait-il par être vaincu, tué ou en fuite, la situation de la Libye serait-elle bien meilleure que celle de l'Irak après Saddam ?
Nul ne peut l'assurer d'autant que le flou plane encore sur la situation postrévolutionnaire des voisins Tunisiens et Égyptiens. Quant aux autres régimes arabes en proie à la contestation — en Algérie, en Syrie, au Yémen ou au Bahreïn —, on ne voit pas en quoi pourrait les intimider une opération militaire qui n'a pas l'ombre d'une chance d'être reproduite contre eux. Les répressions sanglantes qu'ils mènent contre leurs opposants ne soulèvent qu'une faible réprobation internationale, faute d'être menées par un personnage aussi caricatural que Mouammar Kadhafi.
On objectera sans doute que la résolution 1973 des Nations-unies justifiant cette intervention répondait clairement à l'objectif humanitaire de protéger les populations civiles dans les villes de Cyrénaïque aux mains de l'opposition. Mais l'effarante désorganisation de celle-ci, l'amateurisme de ses combattants (leur seul exploit militaire fut d'abattre leur unique avion en tuant son pilote !), ne laissent guère augurer une offensive victorieuse de leur part. Or l'espoir raisonnable de l'emporter n'est-il pas l'un des grands critères de la guerre juste ? S'il reste maître de la Tripolitaine, comme on a tout lieu de le craindre aujourd'hui, Kadhafi y constituera une menace permanente non seulement pour son peuple mais aussi pour nous, croisés français si proches de l'autre côté de la Méditerranée.
Nous avions certes de bonnes raisons de punir Kadhafi après les attentats perpétrés contre le DC 10 d'UTA, contre le Boeing de la Panam ou après ses multiples agressions contre son voisin tchadien. Mais passées des rétorsions dont un sévère bombardement américain qui tua sa fille adoptive, la France s'était spectaculairement rabibochée avec le dictateur libyen sans que le sort de son peuple ait alors paru nous émouvoir outre mesure. Jusqu'à le recevoir en personne et avec faste à Paris en 2007 — c'était hier ! — où il planta sa tente près de l'Élysée au scandale navré de tous ceux qui ne pouvaient oublier les innocentes victimes du désert du Ténéré et de Lockerbie. Les fumets du pétrole et du gaz couvrent aisément l'odeur du sang !
Vers une partition
Voilà qui rend quelque peu suspectes les intentions humanitaires affichées aujourd'hui. S'agissait-il pour le président français de récupérer quelques points dans les sondages ? De se concilier nos banlieues promptes à s'enflammer pour les frères persécutés par des tyrans (quitte à se retourner avec l'opinion arabe contre les coalisés au premier dégât collatéral d'envergure) ? De redorer le blason de la diplomatie française dans le coaltar quand éclatèrent les insurrections en Tunisie et en Egypte ? Ferions-nous toute confiance aux groupes d'opposants qui avaient pris le contrôle des champs pétrolifères de Benghazi et des raffineries d'Az-Zaouiah et Ras Lanouf avant d'en être refoulés par les chars de Kadhafi ?
Si celui-ci restait dorénavant claquemuré en Tripolitaine, coupé du pactole pétrolier et gazeux de la Cyrénaïque, on assisterait à la partition du pays ( scénario le plus probable selon l'amiral Lanxade — Famille chrétienne du 26 mars). Abandonnant au président français la gloire d'avoir sonné la charge et à nos aviateurs celle d'avoir fait les premiers le sale boulot , de grands pétroliers prendraient efficacement la relève des guerriers en Cyrénaïque... si du moins les snipers de Kadhafi encore embusqués à Benghazi comme ailleurs (à Misourata, au centre, à Zenten à l'ouest) leur en laissaient le loisir, ce qui paraît loin d'être gagné à l'heure où nous écrivons (après-midi du 24 mars).
Le plus piquant est que l'on doit cette folle équipée à l'initiative de l'inénarrable BHL — Bernard-Henri Lévy — mentor autoproclamé du nébuleux Conseil national de transition libyen (CNT) qu'il a introduit à l'Élysée en présentant ses membres comme des Massoud libyens (en référence au célèbre chef afghan). C'est BHL qui a convaincu Nicolas Sarkozy en personne de la nécessité de cette intervention, au grand dam d'Alain Juppé qui n'avait plus qu'à prendre l'avion pour New-York afin de plaider le recours à la force au siège des Nations-unies. Cet épisode rocambolesque a été narré dans le détail par Renaud Girard dans Le Figaro du 18 mars ( La campagne libyenne de Bernard-Henri Lévy ), veille de l'offensive franco-onusienne. On le lirait volontiers comme un vaudeville sans son épilogue guerrier qu'on a tout lieu de craindre sans issue.
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