Non-dits à Copenhague. La culture politique et religieuse turque demeure étrangère à l'unité organique européenne
Article rédigé par Paul Fougeu, le 20 décembre 2002

Les dirigeants européens ont décidé de repousser à décembre 2004 l'ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union. Un délai jugé nécessaire pour apprécier les progrès accomplis par la Turquie vers le respect des critères de démocratisation et de stabilisation de l'économie de marché.

Or deux années de plus ou de moins n'effaceront pas le double déséquilibre, quantitatif et qualitatif, qu'entraînerait l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

Un déséquilibre quantitatif. La Turquie serait le pays le plus peuplé et en même temps le moins développé de l'Union européenne. Une surpopulation turque jouissant des mêmes avantages sociaux que ceux des habitants de l'Europe actuelle risque d'être d'autant plus insupportable à ces derniers que son coût entraînera une baisse de leur niveau de vie.

On peut également prévoir qu'une partie notable de la population turque mettra à profit la liberté de circulation et d'établissement dont elle disposera pour venir en Europe de l'Ouest à la recherche d'un eldorado et que les populations locales trouveront à un moment ou un autre qu'un point de saturation a été atteint.

Un déséquilibre qualitatif. L'état de sous-développement dans lequel vit la masse de la population turque ne constitue pas la difficulté majeure que l'adhésion de ce pays à l'Union européenne demandera de surmonter ; celle-ci tient au fait que cette population est pénétrée d'une culture politique et religieuse étrangère à celle de l'Union. Le régime de "participation organique" (Paul VI) qui caractérise les institutions européennes est le fruit d'une évolution historique au cours de laquelle les mentalités se sont modelées en fonction des valeurs de liberté et de responsabilité grâce à une réévaluation constante de l'héritage culturel reçu du passé (Pie XII) dans le souci de marquer le destin personnel de chacun.

Le toilettage de sa législation auquel procède la Turquie (par exemple la suppression de la peine de mort) est de l'ordre du mimétisme ; il n'est pas encore porteur d'une conversion à une mentalité nouvelle ; or non seulement ces populations n'ont jamais connu de régime démocratique au sens occidental du mot mais, en outre, elles se réclament de l'islam qui s'oppose à un examen critique de l'héritage reçu du passé.

La Turquie doit montrer qu'elle est entrée dans une voie nouvelle ; ce qui suppose, entre autres, l'existence d'une véritable liberté religieuse dans ce pays où présentement les Églises chrétiennes, catholique et orthodoxe, sont étranglées : combien savent que le patriarche de Constantinople doit être de nationalité turque ? Ce qui rend son choix de plus en plus difficile puisque les chrétiens sont poussés à s'expatrier. Combien savent que des villages chrétiens dans l'Est du pays ont été dispersés, que leurs habitants ont reçu des noms turcs et que ceux-ci sont différents selon les personnes d'une même famille afin de mieux les séparer ? Le massacre des Arméniens doit être reconnu car il sera le signe d'un changement de mentalité par rapport aux ostracismes antérieurs...

Une deuxième série de considérations concerne la dimension politique du problème : l'extension de l'U.E. fait que les pays membres ont des intérêts politiques immédiats différents ; quels mécanismes de gouvernement commun sont-ils prévus ?

On peut supposer que, dans un certain laps de temps, un sentiment commun pourrait rapprocher les divers pays, de tradition chrétienne et musulmane, de l'aire méditerranéenne car ils vivent leur monothéisme dans la matrice gréco-latine, mais les populations turques n'appartiennent pas à cette aire culturelle ; elles sont asiatiques. On ne peut donc prévoir la reconnaissance de racines communes avec elles : leur présence en Europe interdira donc de fonder son identité sur la culture méditerranéenne.

Les arrière-pensées de ceux qui poussent à une adhésion rapide de la Turquie doivent être éclairées.

Pour la Grèce, on peut penser qu'elle espère que sa bonne volonté permettra de résoudre la question de Chypre ; mais l'évacuation de cette conquête par la Turquie ne devrait-elle pas être un préalable ?

Les raisons qui poussent l'Italie et l'Espagne à favoriser l'entrée de la Turquie sont plus obscures ; on peut mentionner parmi les hypothèses retenues le désir de conquérir des positions commerciales ou celui de jouer un rôle ; pour l'Espagne, il convient peut-être de se rappeler que la reine de ce pays est d'origine grecque.

La dilution de l'Union européenne en une zone de libre-échange aura pour effet de l'empêcher de jouer un rôle politique propre ; l'importance de la présence musulmane en Europe ne permettra pas aux pays membres de partager un projet politique commun fondé sur de mêmes valeurs ayant le même sens pour tous ; ainsi sera effacé le "mauvais souvenir" dû au fait que les chrétiens sont à l'origine de la tentative de créer une Europe politique.

La question israélienne n'est pas sans influence sur la position prise par les États-Unis et quelques secteurs de l'opinion : à leurs yeux, l'Europe ne doit pas se constituer comme une puissance pouvant avoir quelque velléité d'autonomie. Pour ces pays ou hommes politiques, l'avenir de la paix ne repose pas sur la recherche consensuelle de plus de justice mais sur la création de biens de consommation et leur distribution la plus large possible. Mais cette position semble ignorer deux points : a/ l'accroissement de la prospérité pour elle-même n'est pas facteur de paix car les biens matériels étant en quantité limitée, il y a compétition entre les pays producteurs afin de garantir le projet de prospérité qu'ils pensent être le meilleur ; b/ aucun exemple n'existe d'une élimination de la grande pauvreté par la planification ou l'amélioration des circuits commerciaux. Ni l'URSS ni les États-Unis n'y sont parvenus ; l'acceptation de valeurs communes ayant le même sens pour tous est la condition sine qua non de la condition de la paix.

En conclusion, une adhésion précipitée de la Turquie à l'Union européenne aggraverait les problèmes des populations de cette région du monde ; de plus, elle négligerait le fait que l'identité européenne repose sur leur adhésion à des valeurs démocratiques de participation et à leur traduction effective dans les institutions ; or les pays islamiques n'ont pas encore donné l'exemple qu'ils étaient disposés à entrer dans cette voie.

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