Article rédigé par Guillaume de Thieulloy, le 29 novembre 2002
La 77e édition des Semaines sociales de France vient de s'achever. Depuis 1904, cette organisation a un caractère quasi institutionnel de défense et d'illustration de la doctrine sociale de l'Église en France.
Caractère puissamment démontré par l'abondance des plus prestigieux patronages dont bénéficie chacune de ses sessions annuelles – cette année, une lettre chaleureuse de bénédiction du Secrétaire d'État du Saint-Siège, messe présidée par le président de la conférence épiscopale, Mgr Ricard.
Cette institutionnalisation de fait s'illustre par un étrange constat : l'absence de pluralisme, si l'on ose dire. Il est clair, en effet, que les domaines politique, économique et social ne ressortissent pas à l'expression rigoureuse du dogme catholique. Non pas que l'engagement politique soit matière à option pour un chrétien, mais, sur la base d'un certain nombre de principes intangibles, les positions des chrétiens en politique peuvent être extraordinairement variées.
D'où la fameuse distinction que faisait le philosophe thomiste Jacques Maritain entre parler " en chrétien " et parler " en tant que chrétien ". Quand nous expliquons à nos enfants notre foi en un Dieu un et trine, nous parlons en tant que chrétiens ; en niant le dogme de la Trinité, nous nous attaquerions, en effet, au christianisme lui-même. En revanche, lorsque nous nous opposons au " socialisme chrétien ", naguère fort à la mode, nous n'entendons nullement engager l'Église tout entière. Nous nous efforçons d'agir " en chrétiens ", mais en sachant que d'autres, malgré leurs choix divergents, peuvent viser le même but, avec la même bonne foi, la même intelligence du dogme et la même volonté de fidélité.
L'économiste catholique récemment disparu, Louis Salleron, disait, en manière de boutade, que le principal problème de l'Église de France venait de son " union " – ce qu'il fallait traduire par : son manque de diversité. La remarque vaut davantage encore pour les organisations sociales chrétiennes en France.
Et cela pose un problème bien plus grave que pour l'épiscopat, dont la mission essentielle est la défense de la foi, nécessairement une (in necessariis unitas...). Il est, du point de vue apologétique (pour ne rien dire de l'action politique elle-même), regrettable que pour la quasi-totalité des observateurs un tant soit peu éloignés de l'Église, l'image de l'action socio-politique catholique soit celle du centre-gauche. Les Semaines sociales seraient-elles seulement les Semaines sociales-démocrates ? Il serait étonnant de laisser croire que l'on ne peut pas être catholique sans accepter l'intégralité du traité de Maastricht, ou en mettant en cause l'accroissement indéfini de l'État-providence. Aberrant de penser que pour diriger les Semaines sociales, il faille critiquer le " centralisme autoritaire et crispé " de l'Église, " trouver l'Esprit (et les droits de l'homme) en allant au monde ", plaider pour la contraception, l'encadrement du pape par un synode permanent, le diaconat des femmes et la cohabitation des séminaristes avec les apprentis imams ou rabbins ! J'exagère ? C'est dans Notre foi dans ce siècle (Arléa, 2002) de Jean Boissonnat, ancien président des SSF, Michel Camdessus, actuel président, et Michel Albert " compagnon de longue date de l'association "...
Donc, de toute urgence, il faut montrer que la liberté des enfants de Dieu n'est pas un vain mot. La diversité est au moins la conséquence logique du fait que nous assumons, les uns et les autres, pleinement nos responsabilités de fidèles laïcs engagés dans la Cité... A fortiori lorsque cette diversité comprend des catholiques engagés soucieux de la plus grande loyauté à l'égard de l'enseignement social et moral de l'Église.
Au demeurant, cette liberté profiterait aussi aux institutions ayant pignon sur rue, comme les Semaines sociales, en leur offrant de nouvelles questions et de nouvelles approches. Ainsi, une partie de la nouvelle génération catholique aurait sans nul doute traité différemment le thème de cette 77e session : " La violence. Comment vivre ensemble ? "
Le discours final du président, Michel Camdessus (ancien président du Fonds monétaire international) évoque la violence sous trois formes principales : la violence économique, la violence sur les jeunes, et l'hyper-terrorisme (y a-t-il donc un terrorisme non violent ?). On ne peut s'empêcher de songer à une autre forme de violence que l'Église catholique est presque seule à dénoncer, dans le désert du matérialisme contemporain : la violence de l'avortement et de l'euthanasie, négation ultime de la dignité humaine. À laquelle on peut ajouter l'auto-exclusion suprême que s'infligent chaque année des milliers de jeunes : le suicide.
Il n'est pas question de prétendre que les Semaines sociales auraient omis ou négligé la gravité de tels drames, mais l'appréhension de " l'énigme " de la violence qui ressort des interventions de ces Semaines sociales ne risquait pas d'en faire des questions morales et politiques de premier plan.
En face de cette violence qui est en nous, dit Michel Camdessus, des valeurs émergent : " convivialité, sportivité, respect de la nature, efflorescence de la vie associative, coopération internationale ". Nous voilà rassurés. Et l'on apprend que pour renouveler le lien social, il faut " réhabiliter le conflit ", c'est-à-dire reconnaître cette division qui est notre condition pour bâtir le " vivre-ensemble ".
Curieux, cette volonté de " réhabiliter le conflit " quand il s'agit de lutter contre la violence. On ne peut se défendre à d'autres funestes idéologies de la paix par la violence (qu'il s'agisse de la " paix " par l'extermination des impurs, par la " rééducation " des autres ou simplement par l'élimination du plus faible...). Bien sûr, M. Camdessus n'est pas un fourrier des totalitarismes, mais il semble assumer sans critique le fondement des idéologies mortifères qui ont fleuri au XXe siècle : la dialectique hégélienne. De la lutte des classes jaillit la société idéale ; du conflit jaillit la paix ; de la discussion jaillit la vérité... Léon Bloy répondait brutalement : de la discussion, je vois plutôt jaillir des claques ! Cette dialectique (la fameuse thèse-antithèse-synthèse de nos jeunes apprentis philosophes), adossée à son corollaire sur le " sens de l'Histoire " (que l'on retrouve aussi bien dans la pensée marxiste que dans " l'irréversible " construction européenne), malgré les immenses dangers qu'elle recèle, demeure trop souvent le fonds philosophique de " l'aile marchante " de l'Église de France depuis trente-cinq ans...
Qu'il y ait des germes de conflit dans la nature humaine après la chute originelle n'est pas en question (songeons au cri douloureux de saint Paul : " Je fais le mal que je ne veux pas et je ne fais pas le bien que je veux "). Qu'il faille canoniser ce conflit comme salvifique est une autre affaire : pour le chrétien, la division est une blessure, pas une identité, et le remède l'unité dans le Christ. Or pour M. Camdessus, cette douteuse " réhabilitation du conflit " est une condition nécessaire du " vivre ensemble ". Ainsi nous " referons société " (coup de patte au passage aux médias supposés responsables du sentiment d'insécurité des Français) et nous " referons humanité " avec les acteurs de paix que sont les ONG et la construction européenne, fermez le ban.
Cette rhétorique du vivre-ensemble archi-rebattue est peut-être sympathique, mais toujours aussi horizontale. Puisse la liberté des enfants de Dieu s'exprimer enfin pour rajeunir ces vieilles problématiques !
On trouvera les conclusions de Michel Camdessus sur le site des Semaines sociales.
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